Quoiqu’il défende une esthétique musicale classique dont il se sert comme d’un garde-fou, André Gide se laisse surtout initier par la musique au désir.
Entre abstraction et sensualité
La musique, pour Gide, est un objet complexe : à la fois sœur et concurrente de la littérature, elle lui est un laboratoire et une échappatoire, une discipline et un reposoir. Il voue aux œuvres musicales une affection presque sensuelle qui ne l’empêche pas d’en savourer, parfois, la rigueur et l’abstraction. En témoigne, déjà, cette remarque d’André Walter : « Musique : Schumann et Bach seulement. – (Wagner accable trop). / – L’obsession du nombre. Dans Bach, la fugue obstinée – dans Schumann, le rythme têtu qui brutalise la mesure et persiste en dépit des temps ; puis devient une angoisse. » Gide aime Chopin – le Chopin le moins spéculatif – autant que L’Art de la fugue. Il demande à la musique de lui apprendre à construire un texte (c’est du moins ce que fait Édouard dans Les Faux-monnayeurs : « “Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme L’Art de la fugue” ») – mais il lui demande aussi, d’abord peut-être, de lui enseigner une manière de clairvoyance immédiate, et plus encore, un art de vivre. Sans compter qu’il n’élit parfois la musique que pour la trahir, ou pour en célébrer l’effacement au profit d’un silence synonyme de licence : « Possibilité de musique, mais n’en pas faire », lit-on dans Les Nourritures terrestres.
Un pianiste faussement maladroit
Le rapport de Gide à la musique est donc protéiforme. Il est à la fois un interprète et un auditeur, un dilettante et un savant – un pianiste et un musicien. Certes, il affiche ses lacunes d’instrumentiste, et convient presque trop volontiers que la formation qu’il a reçue, avec ses professeurs successifs a été, malgré l’excellence des derniers de ses maîtres, insuffisante : « Mes premiers professeurs de piano ne m’enseignèrent que des fadaises […]. C’est avec M. de La Nux (La Pérouse) que je pus commencer d’étudier sérieusement. Que ne l’ai-je connu plus tôt ! » Toutefois, les documents filmés qui le montrent au clavier ne laissent pas de place au doute : il ne manque nullement de vélocité, et connaît les lois de l’harmonie (il n’eût pu, sinon, procéder, impromptu, à la réduction harmonique qui lui permet de guider la jeune Annick Morice à travers les méandres du Scherzo en si mineur de Chopin au cours de la fameuse leçon filmée par Marc Allégret).
Un théoricien de la musique malgré lui
Par ailleurs, au-delà de sa pratique du piano, Gide est un musicien complet : pianiste, auditeur et critique, il est en outre (quoique discrètement, et malgré lui peut-être) un théoricien de la musique. Des remarques qu’il fait dans son Journal et dans ses lettres comme dans ses récits appert une conception de la musique comme discours immédiat. La musique divulgue et raffine, elle défait l’ordre des mots et publie ce que le langage celait : « Les mots perdaient leur sens précis, que je ne cherchais qu’à peine à comprendre ; chacun d’eux se faisait musique, subtilement évocateur d’un paradis dormant ; et j’eus la soudaine révélation d’un autre monde dont le monde extérieur ne serait que le pâle et morne reflet », écrit l’héroïne éponyme de Geneviève. La musique serait comme le langage à la fois incarné et impalpable de l’âme : « La musique propage l’ondulation de l’âme jusqu’à l’autre âme », notait – non sans candeur – André Walter.
Musique et homosexualité
Mais l’âme n’est pas tout pour Gide musicien : et ce que cet essai s’attache à mettre en évidence avant tout, c’est le rôle d’intermédiaire que joue la musique entre Gide et lui-même, entre Gide et son « moi » physique, sensuel, érotique – mais aussi entre Gide et une esthétique littéraire qui lui permet de négocier avec cet autre moi dont il envisage l’existence avec une parfaite lucidité, mais dont il peine parfois à accepter l’identité avec lui-même.