On pourrait déjà retenir de la crise sanitaire qu'il est plus que jamais nécessaire de défendre l'autonomie de la science vis-à-vis des marchés comme du pouvoir politique...

Arnaud Saint-Martin est chargé de recherche en sciences sociales au CNRS. Ses travaux alternent entre l'histoire des sciences, notamment astronomiques, et l'étude sociologique des transformations de l'astronautique aujourd'hui. Il codirige la revue Zilsel consacrée aux études sociales des sciences et techniques. Il vient de faire paraître chez l'éditeur Anamosa un petit livre remarqué, Science, qui est arrivé en plein dans l'actualité. Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter celui-ci à nos lecteurs.

Le régime normal de la science et de son inscription sociale a été mis à rude épreuve par le contexte d’urgence sanitaire. Il n’est en effet pas compatible avec une telle accélération du temps. Le fait de vouloir l’ignorer dans ce cas précis, de manière souvent intéressée, a conduit à des dérives de plusieurs sortes. La science a ainsi été enrôlée et utilisée par le pouvoir politique pour crédibiliser son action, mais aussi excuser au passage son inaction passée, et des personnalités en mal de reconnaissance ont profité de la situation pour accéder à la notoriété. Ce qui n’a pas empêché que la très grande majorité des scientifiques se mobilise par ailleurs. 

 

Nonfiction : Quelles leçons pourrait-on tirer, d’ores et déjà, de la crise sanitaire, qui intéressent la manière de concevoir la science et son action, ou sinon quelles réflexions cela vous suggère-t-il ?

Arnaud Saint-Martin : Il est difficile, dans ces débats, de n’être pas normatif et d’entrer dans l’arène. Dans les premières pages du livre, je reviens sur la gestion de la pandémie et notamment la mobilisation de la science. J’ai écrit ces pages début juin 2020, dans l’après-confinement. Nous étions le nez dans le guidon, dans le tunnel, et il me semble que nous y sommes encore – et pour pas mal de temps. Il n’est pas aisé de tirer des leçons de ce moment, car l’on n’en connaît pas le terme. 

En revanche, parmi les éléments que j’ai voulu exposer, il y a cette idée que le surgissement d’une telle pandémie était sérieusement envisagé par nombre de spécialistes. Cela fait maintenant des années que des alertes sont données par des scientifiques, spécialistes de ces virus   . Et pourtant, non seulement les recherches qui auraient permis d’anticiper un peu mieux le désastre ont souvent été sous-financées, mais en plus les scénarios qu’elles laissaient entrevoir ont suscité l’indifférence des responsables des administrations en charge de ces dossiers comme des dirigeants politiques. Dans la précipitation, « la science » est néanmoins (re)devenue une bouée de repère, de sauvetage, pour des politiques tétanisés par l’agir en situation d’incertitude. Le gouvernement s’est alors revendiqué très ostentatoirement de cette science de « conseil » ; ses membres ont géré « à vue » la crise, en flou tendu et dans l’ajustement de court-terme aux courbes, « en mode start-up » (c’est le slogan macronien par excellence). La gestion gouvernementale de la Covid-19 a manifesté une « crise organisationnelle » dont la sociologie des organisations permet de saisir les ressorts   . Un an après les premières alertes sur l’apparition du coronavirus SARS-CoV-2 à Wuhan, il n’est pas certain que nous soyons complètement équipés et prêts à établir un bilan implacable de la réponse à la crise, mais certaines lignes interprétatives sont d’ores et déjà discutables et contribueront sans doute au cadrage, à commencer par celle de l’impréparation logistique, de la faiblesse des moyens et des failles du management de crise.

L’autre aspect, tellement souligné que je n’insisterai pas, c’est la cacophonie du débat public autour des traitements, entretenue par le sensationnalisme des médias de masse et « augmenté » par les réseaux sociaux numériques. L’interminable controverse autour de l’usage de la chloroquine (pour le résumer en une expression : « l’affaire Raoult ») fut un énorme révélateur des luttes d’autorité scientifique et des difficultés de tenir un discours fondé en raison scientifique quand tout le monde entendait incarner cette même raison. Un « populisme médical » s’est imposé par la force d’argumentaires péremptoires et l’impossibilité d’organiser une discussion rationnelle. Fondé sur le bon sens et l’appel au peuple, le sentiment de l’urgence et la priorité de l’action, et enfin le simplisme dans l’appréhension de la crise   , ce style populiste a fait des ravages et continue de crisper les opinions, jusque dans les délires d’entrepreneurs de paniques morales, dont les interventions dans les eaux troubles de l’Internet 2.0 sont autant de symptômes que l’on gagnerait à analyser en sortant du seul registre du « debunking » anti-complotiste (on est toujours le complotiste d’un autre…). Entre autres sujets de concernement, les dysfonctionnements dans le système des publications scientifiques, la montée en surpuissance d’un modèle de science entrepreneuriale boosté par la recherche de parts de marché, notamment ceux de l’industrie pharmaceutique, la « starisation » des mandarins, etc. Toutes ces dérives ont légitimement donné prise à la critique, et il ne faut pas s’étonner si la méfiance voire la défiance augmentent vis-à-vis de la science, avec tous les travers, raccourcis et malentendus dont on n’aura pas fini de faire l’inventaire. 

 

Comment définir le régime normal de la science et de son inscription sociale aujourd’hui ? 

Cette question est vertigineuse et continue de susciter bien des débats parmi les spécialistes de l’étude sociologique et historique du champ scientifique. Il m’est difficile de dresser un tableau d’ensemble, mais l’on peut constater la banalisation d’une certaine conception des sciences en sociétés, sur la base d’un grand récit linéaire et sans alternative. Ce dernier reconnaît la prééminence d’une science au service de l’« économie de la connaissance ». Dans les années 1990, il était de bon ton de diagnostiquer une sortie du modèle classique de la science disciplinaire, braquée sur le monde universitaire, dans le vase clos d’une production scientifique contrôlée par et pour des communautés de pairs, le tout au bénéfice d’un « nouveau » régime de production et de mise en circulation des savoirs, régi par la loi du marché et un principe de pertinence sociale. Fini la tour d’ivoire poussiéreuse, vive les clusters hybrides faisant converger les pôles R&D des industries technologiques, la recherche publique et les centres universitaires. Ce qui était de l’ordre de l’émergent dans le « pilotage » de la recherche s’est peu à peu installé dans le champ de la science depuis les années 2000. Le fantasme de la science entrepreneuriale a gagné les esprits dans les pays riches, où « la Silicon Valley » fascine à la mesure des fortunes qu’elle promet ; l’innovation « high-tech » est devenue la panacée, jusqu’au délire ; l’open-space de la start-up a subverti la vie de labo, et le crédo comme la pratique de la science fondamentale de décliner  

Ce genre d’inflexion est évidemment à nuancer. L’ethos de la science, si finement décrit par Robert K. Merton, ne s’est pas évaporé, loin de là, mais force est de constater que dans la balance, ce régime normal pèse de moins en moins lourd du point de vue des politiques de la science face au régime néolibéral du marché des sciences et techniques   . La connaissance scientifique n’est dès lors plus envisagée comme une fin en elle-même, l’expansion d’un corpus de savoirs accumulés selon des méthodes reconnues par une communauté savante, mais comme l’instrument d’un capitalisme technologique qui se cherche de nouvelles sources de profits.

 

Comment la science peut-elle être à la fois une institution historique et sociale et prétendre œuvrer à l’établissement de vérités ?

En référant à des travaux d’histoire et de sociologie des sciences, notamment ceux de Steven Shapin, d’Yves Gingras ou de Lorraine Daston, je rappelle en quelques pages dans le livre qu’il n’y a aucune espèce de paradoxe à concevoir une science pleinement historique et simultanément productrice de vérités qui résistent à l’épreuve du temps. Pourvu que le champ scientifique soit autonome, ou plutôt relativement autonome, au sens où les agent·e·s s’efforcent de maintenir une autonomie qui n’est jamais complète et toujours à entretenir et/ou défendre (les menaces ne manquent pas hélas), les disciplines progressent. Ce n’est pas un processus mystérieux. En plus de l’usage de méthodes et de savoir-faire reconnus, l’institutionnalisation du système des revues scientifiques a longtemps garanti la fiabilité d’une évaluation collective des recherches soumises aux communautés savantes. La cumulativité critique des connaissances scientifiques n’est pas un vain mot. Elle résume un impératif épistémologique autant qu’une réalité tangible. Les sciences progressent dans l’établissement de vérités, on connaît toujours mieux le monde qui nous entoure (cela inclut les objets qui m’intéressent : les sociétés humaines), cependant qu’il subsiste d’immenses territoires à explorer. J’aurais tendance à dire que c’est une bonne chose. 

 

Comment s’accommoder de son, désormais, extraordinaire morcellement ?

Les sciences sont fragmentées, les disciplines sont des immenses ensembles en soi, et en eux-mêmes fragmentés en spécialités, elles-mêmes divisées par les stratégies et les fronts de recherche. Cela fait bien longtemps que les scientifiques ont fait le deuil de la grande unification de toutes les sciences au profit d’une conception unifiée du monde. L’hyperspécialisation s’impose à quiconque s’engage dans une carrière scientifique. Le coût d’entrée intellectuel est toujours plus élevé à mesure que la science avance. Sociologue des sciences et techniques, je ne m’improviserai pas astrophysicien ni chimiste des végétaux. J’éprouverai déjà quelques difficultés à actualiser mes connaissances dans d’autres spécialités sociologiques, c’est dire si le braconnage dans d’autres disciplines, y compris proches (je pense à l’histoire ou à la science politique), risque d’être fastidieux ! Il n’y a rien à regretter, c’est une situation irréversible : un fait avec lequel composer. 

En revanche, si l’on peut prendre acte de cette hétérogénéité, il n’en demeure pas moins qu’un mode de fonctionnement perdure et conjure cette dispersion. L’ethos de la science est justement ce système de valeurs et de normes qui encadre les pratiques scientifiques et qui, par-delà les différenciations disciplinaires et les manières d’organiser la recherche, suscite un sentiment commun d’appartenance à quelque-chose de grand et qui vaut la peine d’être pratiqué. Et c’est lorsque cette évidence communalisée est attaquée que l’on en perçoit la force de conviction collective. Je prends l’exemple de la Marche pour les sciences organisée dans des centaines de villes aux États-Unis au lendemain de l’accession au pouvoir de l’obscurantiste réactionnaire Donald J. Trump. « La science, pas le silence » en fut l’un des mots d’ordre, repris en chœur par des centaines de milliers de manifestant·e·s dans la rue. On ne surinterprète pas en soulignant l’attachement de raison et plein d’affects à cette vision élevée et exigeante de la science comme aventure collective et émancipatrice. Les mobilisations en cours contre la Loi de Programmation de la Recherche en sont une autre illustration amère, car non seulement les revendications des professionnel·le·s de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) sont ignorées, voire méprisées, mais aussi parce que cette « loi » réalise un vaste programme de démolition et d’hétéronomisation de l’ESR   par des bureaucraties qui ne représentent qu’elles-mêmes – et le tout sous couvert d’« autonomie », scandale sémantique en soi.

 

Enfin, si l’on admet que la science se définisse avant tout par un ethos, un ensemble de normes inséparablement intellectuelles et morales, qui garantissent son autonomie vis-à-vis des pouvoirs économique et politique, tant que celles-ci ne sont pas mises à mal, quels sont les moyens et les dispositifs par lesquels celle-ci devrait pouvoir informer et, le cas échéant, permettre alors à la société de se transformer, sans s’en remettre pour cela à l’arbitrage des marchés ? 

Cette question est redoutablement difficile, parce que comme je l’ai suggéré les marchés arbitrent déjà une bonne partie du fonctionnement de la science… Quand les savoirs ne sont pas appliqués explicitement pour la recherche de profits, la science est érigée en quasi marché d’échanges de savoirs contre des formes de reconnaissance et de consécration dont la pertinence ne manque pas d’interroger. Je pense notamment à la course à la publication, qui vise à gonfler des CV de sprinteurs de la recherche ; à la communication scientifique qui transforme les chercheuses et chercheurs en sympathiques animatrices et animateurs de contenus sur les scènes de l’événementiel scientifique ; ou encore à la séduction que suscite le marché des nouvelles « stars académiques », jusque dans les institutions les plus établies, comme le CNRS (mon PDG et supérieur hiérarchique Antoine Petit, on le sait, en est l’ardent supporteur). J’exagère à peine : ces manières d’instituer l’expérience scientifique sont de moins en moins anecdotiques. Les chercheurs « old-school » comme moi y rechigneront, mais j’ai comme l’impression que nous sommes hélas de moins en moins nombreux à nous en inquiéter. J'espère me tromper.

En attendant je réponds enfin à votre question. Tant que les conditions matérielles et institutionnelles seront installées pour une recherche désintéressée, l’on pourra se conforter dans l’idée qu’elle peut contribuer à la transformation des sociétés. Rien n’est moins sûr hélas, comme je l’ai suggéré après tant d’autres, au moment où les métiers de la recherche sont « bullshitisés » par l’ethos entrepreneurial. Reste à savoir, néanmoins, ce que l’on entend par « transformation des sociétés ». De façon peut-être plus modeste, cette contribution peut s’illustrer à travers le partage d’un patrimoine de connaissances, la poursuite d’une science pour le bien commun, une science qui permet de rendre raison des transformations qui affectent nos sociétés et l’environnement (hélas toujours plus dégradé) dans lequel elles se meuvent. Cela n’a rien de neuf, cela renvoie à toute cette tradition rationaliste qui, dans les années 30 en France, a fait actualiser l’idéal d’une science émancipatrice et l’a converti en institution (le CNRS !)   . C’est notre responsabilité, à nous autres communautés scientifiques réfractaires aux involutions de la « malscience »   de travailler ensemble au déploiement de cette conception. C’est un terrain de luttes qu’il ne faut pas déserter, faute de quoi les marchands – parmi lesquels, il faut bien le dire, des collègues vampirisés par le nouvel esprit du capitalisme scientifique – risquent de saccager ce bel héritage.

Crédits photo : Caroline Meslier Saint-Martin