La crise sanitaire sera-t-elle l’occasion de changer de modèle et d’effectuer le tournant écologique et social qui s’impose ?

La récession qui s’annonce met en évidence les déséquilibres d’une croissance économique qui s’est caractérisée par toutes sortes d’excès au cours des dernières décennies. Les inégalités sociales ont explosé, la finance est devenue toute puissante et en même temps terriblement instable et les dégâts écologiques menacent les conditions de vie sur notre planète.

Henri Sterdyniak et Stéphanie Villers développent ensemble puis séparément - en fin de chapitres et en conclusion - une analyse de la situation économique et sociale actuelle. Ils tentent d’évaluer les réponses apportées par les gouvernements à la crise sanitaire. Les deux auteurs poursuivent le décryptage des menaces qui pèsent sur nos économies mais s’attachent également à proposer des pistes et des solutions à explorer. Les réponses sont parfois différentes car les auteurs ne sont pas issus des mêmes courants de pensée. C’est tout l’intérêt que d’avoir essayé de conduire ces réflexions croisées, même si l’exposé de leurs différences laisse parfois le lecteur un peu perdu. 

Henri Sterdyniak est ancien élève de l’École Polytechnique et de l’ENSAE. Il a été administrateur de l’INSEE et directeur de département à l’OFCE. Il est aujourd’hui l’un des animateurs des Économistes Atterrés.

Stéphanie Villers est économiste et travaille dans le secteur de la finance. Diplômée d’un Magistère Banque-Finances et d’un DESS en techniques bancaires et financières à l’université Paris II, elle a débuté sa carrière comme économiste spécialisé sur la zone euro chez Paribas à Hong Kong. Elle intervient régulièrement dans les médias de la presse écrite et de la télévision.

 

L’économie mondiale avant la crise

Après avoir montré dès l’introduction les ravages de la nouvelle pandémie dans le monde (blocage des systèmes productifs, montée du chômage et de la pauvreté, hôpitaux en tension), Henri Sterdyniak et Stéphanie Villers rappellent que depuis la mise en place de la libéralisation des marchés des biens et des services (libre-échange généralisé) et la fin du contrôle des capitaux (dérégulation financière), les pays ont été incités à se concurrencer pour être les plus compétitifs possibles. Mais les effets pervers sont nombreux : l’accumulation des excédents extérieurs pour les pays gagnants, l’accumulation symétrique des déficits et donc des dettes du côté des perdants. Des dettes qui contraignent à pratiquer des politiques d’austérité qui, à leur tour, vont pénaliser le commerce mondial. Le choix de la croissance par la compétitivité plutôt que par la demande intérieure entraîne un déficit de la demande globale. Ce déficit de la demande doit être compensé par des déficits publics ou de l’endettement privé, qui appellent alors des taux d’intérêt très bas et donc une politique monétaire expansive, qui n’est pas sans poser d’autres problèmes. De plus, depuis les années 1980-90 la réduction drastique des emplois industriels a appauvri un certain nombre de régions et mis en difficulté de nombreuses catégories sociales, alors que simultanément la mondialisation néo-libérale incitait les pays à se montrer attractifs et à réduire la taxation des couches les plus aisées. C’est l’enchaînement de ces mécanismes non vertueux qui a conduit à une mise en cause de la cohésion sociale et à la montée des courants populistes. 

 

Des points d’accord mais aussi des différences d’appréciation importantes

La crise sanitaire et la grave crise économique qui s’annonce rendent d’autant plus urgent le traitement des problèmes. Henri Sterdyniak et Stéphanie Villers acceptent tous les deux la logique générale des échanges mondiaux qui sont sources de baisse de prix et de gains en efficacité. En revanche, ils considèrent qu’il faut subventionner de manière temporaire les secteurs en difficultés de façon à atténuer l’impact de leur disparition éventuelle sur l’emploi surtout si les salariés licenciés n’ont pas d’autres alternatives d’embauche ou de formation dans l’immédiat. Mais ces subventions doivent également être orientées vers les secteurs que les pays souhaitent conserver impérativement (agriculture, culture…). De même, les travailleurs non qualifiés doivent être formés autant que nécessaire afin de réduire le chômage de masse. La stratégie optimale serait de soutenir les secteurs innovants si ceux-ci s’inscrivent sérieusement dans la transition écologique. 

Néanmoins l’approche des deux auteurs diffère sur un certain nombre d’orientations économiques. Henri Sterdyniak considère que nous avons atteint un niveau de production qui n’est plus soutenable dans la durée ni même généralisable à l’ensemble des pays du monde. Il faut, selon lui, réinventer nos manières de produire et de consommer en acceptant de consommer moins et autrement. A court terme, cela implique d’adopter une approche social-keynésienne : investissements écologiques (énergies renouvelables, économies d’énergie, transports collectifs, rénovation urbaine, rénovation des logements) et redistribution des revenus par la création d’emplois non marchands. Il est indispensable d’engager rapidement la transition écologique et sociale pour parvenir à une société sobre, égalitaire et solidaire. Il faut pour cela réduire l’importance de la finance libéralisée, abaisser le taux de rentabilité requis des entreprises, réorienter les objectifs et la gouvernance de celles-ci (en associant davantage les salariés aux décisions stratégiques) et enfin faire monter en puissance la fiscalité écologique. 

Henri Sterdyniak mise sur l’intervention sociale et l’action publique pour définir les objectifs de long terme. Il avance des mesures précises pour la mise en place d’un « système financier public ». Ce dernier doit être en capacité d’offrir aux ménages des placements sans risque, à des taux hors marché, faibles mais protégés de l’inflation et il doit pouvoir imposer aux banques de consacrer une partie de leurs dépôts à de tels objectifs. Il développe également l’idée selon laquelle la réduction de la dette publique pourrait être facilitée par un impôt sur les patrimoines élevés, par la lutte contre la concurrence et l’optimisation fiscale mais surtout par la réduction des inégalités de revenu induites par le néo-libéralisme en vue de soutenir la demande sans recours au déficit.

Stéphanie Villers met en avant d’autres choix, moins susceptibles de heurter les tenants du modèle économique actuel et donc moins radicaux. Elle identifie un « potentiel » significatif chez les jeunes générations sans pour autant donner plus d’explication sur les forces spécifiques de cette jeunesse, qui serait porteuse d’une puissance d’innovation infinie. Il faudrait, selon elle, s’appuyer sur notre « capacité créatrice collective » pour résoudre les défis environnementaux et sanitaires. La finance verte, solidaire et responsable représenterait un levier puissant pour permettre le financement des projets à venir. L’État devrait en conséquence accompagner et réglementer les nouvelles pratiques et les solutions qui sont permises par le progrès technique. Dans cette perspective, Stéphanie Villers considère que le partenariat privé/public est un bon moyen pour assurer une croissance renouvelée et saine. Il ne sert à rien d’opposer les structures publiques et privées dès lors que l’efficacité des politiques menées est accrue par la confrontation des expertises des deux sphères. Elle explique faire confiance à la « clairvoyance collective » des citoyens, sans donner pour autant un sens précis et rigoureux à cette idée.

 

Une opposition quant aux moyens à mobiliser pour faire face à la crise actuelle

Les deux auteurs abordent dans leur ouvrage de nombreux thèmes qui se réfèrent à la crise sanitaire actuelle mais qu’ils replacent dans un cadre économique et social beaucoup plus large. Ainsi la question des dettes publiques au temps du coronavirus prend acte des positions défendues par un certain nombre d’économistes et de politiques (annulation, planche à billets, monétisation, etc.) pour en discuter la portée mais aussi et surtout les insuffisances. De même, les risques de crise financière (bulle sur la dette privée, cocktail explosif des actions et obligations privées) sont traités en lien direct avec les effets sociaux et industriels qui peuvent en résulter (faillites d’entreprises, coût de la relocalisation). Les auteurs n’oublient pas de souligner le poids spécifique et le rôle décisif des institutions de l’UE (commission européenne, BCE, Conseil européen) pour le traitement de la situation sanitaire mais également pour les solutions à mettre en œuvre afin de contenir la crise économique et financière. L’ouvrage répond à l’intention de couvrir le sujet dans ses différentes dimensions et montre les enchaînements positifs qui devraient être favorisés pour dépasser une crise qui est indissociablement sanitaire, économique et sociale et dont les risques politiques associés (populismes et conservatismes autoritaires) ne sont pas négligeables.

Cependant, les modèles d’analyse et les présupposés théoriques différents des deux auteurs ne donnent pas toujours aux lecteurs la possibilité de percevoir les solutions qui seraient les plus opératoires et les plus acceptables pour le monde de demain. Les auteurs diffèrent également quant aux moyens à utiliser pour atteindre leurs objectifs. Quelle est la mission de l’entreprise et quel est le rôle de l’État en particulier ? Ainsi Stéphanie Villers affirme-t-elle   que l’objectif initial d’une entreprise est de réussir à vendre son produit pour être rentable et faire du profit quitte à le réinvestir ensuite dans la philanthropie. Elle cite pour cela quelques lignes plus loin, à titre d’exemple, la fondation Bill et Melinda Gates dont le patrimoine de 90 milliards de dollars permettrait de réduire l’extrême pauvreté et de diviser par deux le taux de mortalité infantile. Cette définition classique de la firme capitaliste qui devrait associer rentabilité et bienfaisance est notoirement insuffisante. Une entreprise est une entité autonome qui n’est pas assimilable au patrimoine de ses actionnaires de contrôle et par conséquent elle ne peut pas être un simple instrument aux mains des seuls détenteurs de capitaux. Henri Sternyniak développe une approche moins réductrice lorsqu’il rappelle que la priorité de la grande entreprise est d’abord son « utilité sociale ». Dans son esprit, les salariés sont des parties constituantes de l’entreprise qui ont leur mot à dire sur les questions de l’organisation du travail, de la stratégie et donc sur la manière de produire les richesses.

Un autre point de désaccord très significatif entre les deux économistes concerne le rôle de l’État. En effet, selon Stéphanie Villers, il ne serait pas du « ressort d’un État de définir la vision à long terme d’une industrie »   , celui-ci devant « davantage veiller à la justice sociale et à l’environnement ». Dans cette hypothèse, comment concevoir une société plus sobre qui réduise les inégalités et qui assure la transition écologique si l’État ne peut plus être un acteur discrétionnaire des choix de politique économique ? Henri Sterdyniak accorde au contraire un rôle stratégique à l’État pour concevoir et définir des politiques industrielles et des politiques économiques volontaristes. Il plaide pour un État démocratisé et contrôlé par les citoyens, susceptible de devenir, à terme, la « propriété commune » de chacun. Pour Henri Sterdyniak l’État ne doit pas agir simplement sur le cadre du marché comme le suggère Stéphanie Villers mais à l’intérieur même de ce cadre.

De fait, si les deux économistes sont parfois parvenus à poser un diagnostic commun sur la situation économique passée et présente, les divergences sur les propositions sont manifestes. Ces dernières se situent parfois même aux antipodes les unes des autres. Ainsi, Stéphanie Villers accepte la conception libérale et les règles du jeu imposées par l’Union Européenne : les États et les entreprises doivent s’adapter à la contrainte des traités européens sauf cas exceptionnel comme celui que pose l’actuelle pandémie qui oblige à infléchir de manière passagère cette contrainte. Stéphanie Villers ne souhaite pour l’essentiel que tirer les leviers qui agissent sur les incitations tout en laissant au marché la responsabilité d’allouer spontanément les ressources de la manière la plus efficace possible. A cet égard, on peut penser que les mesures qu’elle avance resteront purement cosmétiques et qu’elles ne seront pas en capacité de faire évoluer les normes économiques et sociales en vigueur aujourd’hui. En revanche, Henri Sterdyniak tente d’ouvrir des perspectives qui visent à refonder les règles du jeu et à s’opposer à un scénario libéral exacerbé. Il s’agit de définanciariser les économies, de repenser la production et de revoir la finalité des principales organisations et institutions du capitalisme contemporain (entreprise, banques, État social). De ce point de vue, l’auteur a pour ambition de remonter à la racine des problèmes économiques et politiques : comment décider plus collectivement, mieux produire et redistribuer plus équitablement les richesses ?

Il est regrettable qu’une partie de l’ouvrage soit composée de chapitres dont certains passages, qui fourmillent de détails trop nombreux, ressemblent à des notes de conjoncture telles que peuvent en produire les banques ou les services d’études des grands Ministères (Finance, Industrie). De plus, il aurait été instructif de voir clairement avant le dernier chapitre ce qui distinguent les deux auteurs, alors qu’ils interviennent déjà en leur nom à plusieurs endroits du livre. 

On aurait aimé enfin que les deux économistes, au-delà de leurs divergences théoriques propres, insistent davantage sur les conditions de possibilité des propositions économiques avancées : obstacles à lever et leviers à actionner afin de mettre en mouvement les forces sociales de transformation. Car il reste une question non abordée mais redoutable : quelle est la dynamique institutionnelle de cette refondation susceptible de conduire à sa faisabilité politique ?