Les écrits du peintre Markus Lüpertz sont méconnus. Ils montrent pourtant comment l’artiste moderne manie dans sa peinture comme dans ses écrits des modes plastiques délicats.

Parmi les écrits d'artistes, les uns offrent une réflexion personnelle de l'auteur sur son œuvre actuelle ou à venir, les autres portent sur l’esprit du temps, la société, l’histoire... Des écrits qui délivrent des propos de citoyens, des humeurs, des anecdotes.

Et puis il y a ces écrits d'artistes qui appartiennent à l'œuvre. Ils ne la redoublent pas d'un commentaire, mais accompagnent le plasticien dans la précision de ses gestes. Ils pointent son articulation à l’histoire de l’art et renforcent ses objectifs œuvre par œuvre. Une fois publiés, ces écrits précieux livrent aux lecteurs des pistes d’analyse qui ne s'appréhendent mûrement qu'au droit des œuvres (et c'est pourquoi les éditeurs se doivent de les accompagner d’une iconographie abondante). Tels sont les écrits de Markus Lüpertz rassemblés dans Narcisse et Echo.

Markus Lüpertz est né en 1941 dans un village de l'actuelle république Tchèque. Sa famille se réfugie en Allemagne de l’Ouest dès 1948. En 1962, il s’installe à Berlin Ouest. Et entre 1988 et 2009, il devient directeur de l’académie des Beaux-arts de Düsseldorf. Son travail est classé dans le Néoexpressionnisme allemand et c’est ainsi qu'il est généralement perçu. Son œuvre est donc plutôt « figurative ». Ce retour à la figuration se présente pour lui comme une nécessité formelle. Elle fait suite à l'abstraction, elle ne se positionne pas contre elle. « Après le cinq cent millième carré et la énième forme géométrique, écrit-il, le sujet était épuisé. » Il fallait donc enrichir l'abstraction d'objets. Entre-temps, cependant, cette même abstraction avait changé notre regard et les artistes revenus au figuratif pouvaient avoir une approche différente de l'art pictural. Ainsi de Markus Lüpertz.

Des écrits

En Allemand, nous disposons d’une édition des textes principaux du peintre réalisée par Siegfried Gohr, publiée en 2007. Mais rien de substantiel n’existait en langue française jusqu’à présent. L’éditeur, L’Atelier contemporain, nous propose, dans une traduction de Régis Quatresous et assorti d’une préface d’Éric Darragon, un recueil très ample des écrits du peintre, assortis de vignettes en noir et blanc, toutes en dessins de jambes et de torses et dont le choix est pertinent rapporté aux propos (cf. le Journal de travail, 2009-2010).

La qualité de l’édition est remarquable, les textes et leur traduction sont d’une très grande élégance. Lüpertz maîtrise des formes littéraires diverses (pas nécessairement opposées), il en joue, il les relie aux références qu’il explore, il sait ajuster les mots précisément à telle ou telle option. Sa poésie se déploie en vers libres, mais rythmés, jouant sur les césures. 

Il y a de la violence, de la rage, de la colère dans les tableaux de Lüpertz. Ce dernier, pour éloigner toute interprétation triviale, précise qu’il n’a pas été maltraité par l'existence ; que même s’il a vécu la guerre, vu tomber des bombes, traversé des paysages en ruine, il n'y a pas de lien direct entre la vie et l'art. L'art, c'est une atmosphère qu'on investit. Il importe alors de lire les écrits avec lenteur et discernement, en les rapportant aux dates de rédaction et aux œuvres. L’éditeur signale ces dates. Lorsque nous citerons tel ou tel propos, nous placerons cette date entre parenthèses.

Quoi qu’en pense Francis Bacon, lorsqu’il affirme que « peinture et écriture sont deux univers différents » (Entretiens, 1996), ce rapport écrit-peinture a d’autant plus d’importance que les œuvres n'imposent rien aux spectateurs, laissant à chacun le soin d'y composer son propre récit. Du point de vue de la vie artistique, une toile naît toujours de celle qui la précède. Un sentiment d'insatisfaction, d'inachevé pousse alors à créer autre chose, précise Lüpertz. C'est comme une chaîne qui se perpétue, un processus qui s'autonourrit et vous conduit à la prochaine tentative.

Un discours célèbre         

En préface à cet ensemble, Éric Darragon a raison de nous renvoyer au discours du 31 janvier 2002. Lüpertz, raconte-t-il, lance un réquisitoire contre des « prêcheurs d’opinion » qui dénaturent son ambition de faire revivre une Kunstkritik (une critique de la culture) héritière de la tradition romantique allemande. D’ailleurs, le lecteur attentif remarquera dans un texte la référence à la « petite fleur bleue », de mémoire romantique assurée.

Cela ne signifie pas qu’il faille absorber Lüpertz dans une nouvelle École romantique. Ces mots indiquent plutôt que le « métier de peindre » est très délicat, puisqu’il se heurte en permanence à une histoire, l’histoire de l’art notamment, dont il doit tenir compte, et à des critiques mal étayées.

Mais alors pourquoi ce titre donné à l’ouvrage : Narcisse et écho ? Peut-être eut-il été aussi judicieux de reprendre le premier vers d’une poésie de 1983 (avec reprise métaphorique en 2016), intitulée Poème : Moi Orphée. N’est-ce pas plutôt ce personnage qui, porté par le chant seul, donne de l’art de Lüpertz la version la plus caractéristique ?  Du moins cela donne-t-il une justification au droit de tout oser qui meut le peintre. Passer de la peinture au poème, du poème au discours, du discours au dessin, n’est-ce pas une manière de se libérer de l’ancien Ut pictura poesis qui a tant bridé des travaux d’artistes ou du moins qui a tant été prisé par les critiques qu’ils se sont rendus incapables d’élargir leur conception de l’art ? Et certes les poètes ont des rapports avec la peinture et les peintres parfois avec la poésie (1999). Lüpertz entretient des relations avec Heine et Hölderlin. Mais il se garde bien de croire que tout est dans tout. Ou de croire savoir tout faire. En revanche, il revendique le droit de s’exercer en permanence différemment, et de passer à la limite des genres, des formes-types et/ou académiques. Le peintre s’empare de ce dont il a besoin.

À lire ces écrits de près, on remarque que, chez Lüpertz, si la peinture parle de la peinture, la poésie parle de la poésie (du langage), et c’est justement ce parallèle qui fait l’intérêt de l’ensemble : des toiles qui parlent de la peinture, une peinture qui n’a pas besoin du conflit avec la vie pour devenir peinture, et n’est au service de personne, qui est proprement « inutile », comme la poésie (1975-1983). L’une n’a pas à parler de l’autre, mais elles se rejoignent justement par là.

L’artiste en écrivain

Bien sûr, chacun sait que les artistes depuis longtemps, du moins au XXème siècle, cultivent l’écriture. Ne parlons pas des lettres des uns et des autres aux commanditaires (Poussin, par exemple), mais des écrits de peintres, tels ceux de Kandinsky, Malevitch, Dubuffet, Rothko... Pour autant, la question se pose de savoir comment se lient les mots et la peinture, en l’occurrence ici des mots qui ne sont pas dans la peinture, mais parallèles à la peinture. Dès lors qu’il ne s’agit pas d’interviews, de textes de catalogues d’exposition (pour galeries ou musées), - il y en a ici - mais de journaux d’artistes, de poèmes, de conférences ou de discours, voire de commentaires sur les œuvres d’autres peintres (ici Klee, Chillida, Lucian Freud…), c’est toute une esthétique qui vient en avant.

Parfois, Lüpertz se lance dans la rédaction d’un manifeste (1966, L’art qui dérange, repris ensuite dans Mon Intention, 1968), puis d’autres viennent. Dans celui de 1968, en défendant la couleur, en affirmant la nécessité de ne pas la dissimuler, il entreprend l’examen de la différence entre art et artisanat, mais moins à partir d’une hiérarchisation qu’à partir de l’opposition entre « exercice » et « expérience ».  

De ces écrits se dégagent ainsi des thématiques (que l’on pouvait sans doute répertorier et consigner dans un Index, afin de muer cette somme en véritable outil de travail), autour desquelles nous offrons ci-dessous quelques repères : « artiste », « couleur » (notamment 2 janvier 1975), échecs dans le travail (8 août, 12 août 1974), les comités de sélection, la critique d’art (23 août 1974, 2002), les beuveries en cours de travail, New York (1984), l’Italie (2004), les artistes qui se comportent comme des « popstars », le cinéma (et la mort de l’imagination par l’image en mouvement destinée aux masses, le cinéma devenu éducateur des masses, mais éducation aux stimuli du voyeurisme), l’exposition (1996), le nazisme (1983), les concours (1998), les femmes artistes (2000), etc. Ajoutons encore, au droit de l’histoire de la peinture même, la beauté (2005), à laquelle Lüpertz dresse une sorte d’hymne.

Ce qui est passionnant dès lors qu’on s’est constitué un tel répertoire, c’est de croiser ces propos dans le temps (comment Lüpertz a changé) et dans l’insistance (il y a des constantes). C’est aussi une manière de percevoir que ces propos, si brefs soient-ils (un vers, une strophe, une phrase), composent une véritable pensée de l’art et une pensée du monde par l’art.

Bien sûr, Lüpertz publie aussi des textes plus conséquents, sur l’époque, dont un remarquable essai-poème (1994) consacré à Picasso, mais avec un jeu subtil entre le peintre, la question de l’art moderne (destiné à épater le bourgeois), la bohème et les pots de confiture à quatre fruits (le mélange donc). Son admiration pour Eduardo Chillida (une œuvre exempte de doute) permet une flèche vers Martin Heidegger. Un passionnant excursus autour du Radeau de la Méduse de Géricault donne l’occasion d’une métaphore, devenue classique, de l’actualité (1998, Art et thèmes). Ne détaillons pas le beau passage réservé à Joseph Beuys (2006).

Klee occupe dans ces écrits une position plus ambigüe, parce qu’il y est moins présent pour ses œuvres mêmes que pour le rôle qu’on a fait jouer à ces dernières dans la formation des artistes en RDA. Les pédagogues (souvenir d’Allemagne de l’Est, Georg Baselitz racontant la même chose, à quoi Lüpertz ajoute une remarque sur les chants de la RDA qui lui vrillent encore les oreilles, 1998) se servaient de ses oeuvres pour juger des travaux des apprentis et jeunes artistes en les obligeant à les imiter. Ce qui fait dire joliment à Lüpertz que la formation en question était synonyme d’une mentalité de conseil de classe. Il faudrait signaler aussi le beau poème consacré à Munch (1996).

Art et public

Il est non moins passionnant de s’intéresser, dans ces écrits, à la question de l’art public. Rappelons que Lüpertz s’en est inquiété et a déposé des œuvres en public : le décor pour le Crematorium de Berlin-Ruheleben, la sculpture Mercure devant la Post Tower de Bonn, et par exemple l’Hercule monumental de Gelsenkirchen (Ruhr). Ces réalisations reposent sur une forte saisie du principe de l’art d’exposition, la corrélation avec des spectateurs, bientôt un public.

C’est même, y insiste Lüpertz, le sens de l’exposition. Car exposer, c’est proposer une œuvre à la discussion, ou mieux à l’interprétation (1996). Présenter des œuvres (tableaux ou sculptures), c’est toujours se confronter à son vis-à-vis, Les tableaux, les sculptures « restent vierges, ils ne sont pas perçus tant qu’ils n’ont pas de vis-à-vis, de public ». Ce qui ne signifie pas que les spectateurs doivent être maître d’un jeu dont ils ne sont que les porteurs. D’ailleurs, précise l’artiste, le point de vue du spectateur est coloré par son cheminement, pris dans l’espace de sa culture, marqué par ses fréquentations, par les on-dit, influencé par ses préférences, ses désirs…  

Justement, de nos jours, affirme Lüpertz, nous avons d’un côté « l’artiste dans sa carapace art et, de l’autre, un spectateur subventionné qui revendique un droit à l’art, qui s’attend à ce qu’on le lui serve tout cuit, prédécoupé, en amuse-gueule ». Avec la surabondance généralisée de l’offre, écrit-il, assortie du cinéma et de la télévision, des concerts pop, « on anéantit chez le spectateur la réflexion, la rigueur et la disposition à parvenir à l’intuition de l’art au travers des difficultés » (1981). La question est évidemment moins de savoir s’il a raison ou non, d’adhérer ou non à son propos, que d’analyser le rapport entre ses œuvres, l’époque qu’il dessine et les commentaires qu’il en fait.

Plus généralement, Lüpertz s’élève contre la « mission sociale de l’art », engagée et approuvée par l’État, ce qui renvoie pour lui à une conception quantitative de l’art, et non à une politique de l’exposition. Il va même plus loin en s’élevant contre « l’art comme outil subventionné d’épanouissement pour adultes et enfants difficiles, placé sous la tutelle de l’État ». C’est par ce biais, écrit-il, qu’on cherche un art correspondant aux représentations et aux demandes du spectateur.

Qu’en extraire, de ce point de vue, celui des spectateurs ? Simplement ceci : devenir spectateur est très difficile dans les conditions de notre époque. Lüpertz conseille aux spectateurs de ne jamais cesser de mettre leur assurance à l’épreuve.

Une dernière note, qui ne conclut pourtant rien. Il faut souligner la discussion voulue par Lüpertz autour de la question des mémorials. Question à laquelle il est mêlé par deux fois : par volonté de régler ses comptes avec le nazisme, et par participation au concours du monument à l’extermination des Juifs d’Europe (Berlin, entre la Potsdamer Platz et la Porte de Brandebourg). Il en parle en 1997, il y revient en 1998, et deux notes destinées aux lecteurs qui auraient oublié quelques événements artistiques et politiques détaillent l’appel à contribution lancé par les autorités de Berlin, le refus de l’œuvre proposée par Lüpertz au profit du monument actuellement construit et visitable inspiré par Peter Eisenman. De ce dernier, le peintre déteste le travail (1998, Art et thèmes). Il déteste d’ailleurs d’abord l’absence de réflexion portant sur la commémoration de l’extermination, puis l’aplomb du jury dans sa conception des beaux-arts, avant même de faire un sort au choix d’une « architecture d’immersion », qui « illustre le thème de l’extérieur », surtout un thème qui veut imposer un contenu, au lieu de valoriser un art de la gratuité. Enfin, il insiste sur la solution adoptée qui consacre le béton comme une sorte de support vide d’une idée mal assumée.

[Peter Eisenman, Mémorial aux Juifs assassinés, Tiergarten, Mitte, Berlin]