L'association peut-elle être un antidote à la montée en puissance des aspirations populistes et autoritaristes en France ?

Les différentes crises (sanitaires, économiques, sociales et environnementales) mettent à rude épreuve le lien social. Dans Le Spectre totalitaire. Repenser la citoyenneté, Roger Sue, professeur émérite de sociologie à l’université de Paris, spécialiste du lien social et de l’associationnisme, livre son analyse de la crise que traverse la société française et en particulier de la montée des tensions et du libéralisme autoritaire. Cette recension a bénéficié d'un entretien téléphonique avec l'auteur, qui a aimablement accepté de s'y prêter.

 

Une contradiction entre la forme du lien social et le fonctionnement des principales institutions sociales

Les liens sociaux se sont très fortement densifiés ces cinquante dernières années et ils sont devenus principalement horizontaux. Chacun veut être quelqu’un et tous ont le sentiment d’être égaux. Ce qui rend, soit dit au passage, les inégalités objectives toujours plus insupportables. C’est le propre d’une société d’individus. (On pourra se référer également sur ce point au livre de Francois Dubet, Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme, que nous avions recensé ici).

Malheureusement, nos grandes institutions sociales, l’Ecole, « devenue mère de toutes les inégalités », ou le travail, toujours plus « désintégré et précarisé », pour ne prendre que ces deux exemples, fonctionnent à l’envers de cela, excluant de ces aspirations légitimes un nombre croissant de personnes. C’est également le cas de la politique, mais aussi des médias lorsqu’ils traitent de celle-ci.

Il en résulte un affaissement du contrat social et une fracture de plus en plus grande entre la société civile et le monde politique, qui se traduisent alors en une montée des tensions.

L’associativité, puisque c’est ainsi que Roger Sue nomme ce qui fonde cette forme de lien social, qui a par ailleurs une longue histoire, n’a pas réussi à se traduire, ou seulement à la marge, dans des formes institutionnelles nouvelles, explique-t-il. Pour différentes raisons, l’évolution de nos institutions qui aurait dû se faire pour accompagner cette transformation du lien social, aussi bien en termes de contenus ou de formes, n’a pu avoir lieu. 

La fin de la croyance dans le progrès a contribué à cette situation, conduisant à voir la société comme le champ d’une succession d’événements appelant de la part des gouvernants autant d’actions correctives (et souvent de simples réactions), plutôt que le lieu du déploiement d’un projet. Le centralisme et la conception verticale du pouvoir, très forts en France, et la faiblesse de la société civile dans notre pays ont fait le reste.

Les échecs économiques et sociaux du néolibéralisme, les contradictions insolubles des politiques néolibérales, exacerbées dans les crises récentes (et en particulier par la crise sanitaire), comme l’absence de prise en compte des grandes évolutions socio-économiques par la gauche (de la société de connaissance et/ou de l’économie quaternaire, pour reprendre les concepts chers à l’auteur) ont élargi cette fracture. Ils ont poussé la politique à se définir, toujours davantage, hors de tout rapport avec la société, sur un mode toujours plus vertical, autoritaire et répressif (réalisant ainsi la dilution du contrat social dans le seul contrat de gouvernement, sur laquelle Rousseau avait déjà attiré l’attention, note R. Sue). 

 

Une situation révolutionnaire, lourde de risques pour la démocratie

Cette contradiction caractérise une situation révolutionnaire, explique R. Sue, au sens où une forme de lien social est en attente de concrétisation, qui nécessitera de renverser des formes politiques et économiques dépassées. « Sur ce point Marx avait raison : Quand de "nouvelles forces productives", entendons la production de l’individu, ne peuvent se développer et entrent en contradiction avec les "anciens rapports de production", c’est-à-dire le salariat industriel marchand, un nouveau régime de production et de pouvoir s’impose à la société. Tôt ou tard. De gré, par la démocratie, ou de force, par la révolution. »   .

On retrouve à différents moments de l’histoire la difficulté de réaliser une telle transformation, en 1789, en 1848, en 1968, et la même contradiction (même si celle-ci reçoit ses caractéristiques de la situation historique et sociale) entre un désir de s’associer, qui a accompagné la naissance de l’individu, une poussée d’associativité, et une résistance des rapports sociaux. 

Elle fait craindre une dérive totalitaire, qui serait alors « la traduction politique tragique de cette sociologie malheureuse, étrange alliage du fantasme moniste d’un peuple uni idéalisé comme "peuple vérité", recherchant les voies d’une expression immédiate et directe, et l’aspiration à des institutions fortes, sécuritaires, incarnées dans la figure d’un grand leader-sauveur (homme ou femme). »   .

 

Repenser la citoyenneté

Face à cette situation, il faut s’intéresser, explique l’auteur, aux moyens de retisser du lien social et à « cette forme particulière de lien et de condition sociale, également partagés, nés sous le signe de l’association, avec des droits et des devoirs, dont la participation commune à la construction de la cité »   , qu’il nomme citoyenneté.

Celle-ci émerge au moment de la Révolution française et trouvera alors à s’exprimer, plutôt que dans le champ politique où elle se heurtera vite à des limites, à travers l’invention du travail libre et indépendant, avant que l’accumulation capitaliste et la naissance de l’industrie ne l’éloignent « de l’idéal citoyen et républicain de liberté et d’égalité que le socialisme s’évertuera vainement de ressusciter »   et qu’il ne perde finalement, à notre époque, le rôle central qu’il jouait dans le contrat social.

Pour retrouver aujourd’hui l’association initiale qui fonde la citoyenneté, « en attendant la mutation progressive du "travail" et de la représentation de la richesse, accélérée par la crise écologique et sanitaire », il faut se tourner vers les manifestations concrètes de l’associativité, qui vont des associations informelles, en fort développement chez les jeunes en particulier, jusqu’aux ONG qui défendent la plupart des grandes causes que nous connaissons, en passant par les Gilets jaunes…

« De nombreuses raisons expliquent le recouvrement de la citoyenneté et de l’association : l’expression de soi dans un rapport interactif au collectif, le besoin de reconnaissance sociale, le sens donné à l’existence, la porosité entre privé et public, la participation à une cause d’intérêt général, le sentiment d’être utile à la collectivité, le pouvoir d’influence, etc. On retrouve là des caractères qui sont au fondement de la citoyenneté. »   . Faire ici le lien, ce que ne fait pas Roger Sue, entre l’association, la citoyenneté et l’émancipation et, par exemple, les avancées de l’humanitas au sens de Lucien Sève (dont les éditions La Dispute viennent de publier un livre d’Interventions), aurait peut-être permis d’éclairer davantage les diverses formes qu’a pu prendre ce désir dans l’histoire et préciser le type d’anthropologie auquel il faudrait le rattacher.

 

Promouvoir l’association

La dernière partie du livre se penche sur les conditions à remplir si l’on voulait alors promouvoir et favoriser ce modèle de constitution de la société civile. A savoir : reconnaître la place de l’association au fondement de la démocratie, permettre à ses acteurs et donc en premier lieu au mouvement associatif de prendre pleinement conscience de ces enjeux. Mais aussi, plus important encore, qu’une impulsion politique puisse prendre en charge la réforme des institutions qu’il faudrait alors entreprendre et qui inclurait, par exemple, la proposition que formule l’auteur d’un service civique universel. Une condition, dont on peut toutefois se demander, lorsqu’on le met en regard de ce qui précède, si ce n’est pas une manière un peu contournée de dire que l’on ne verra pas de sitôt une telle révolution, d’autant que l’on pourrait formuler encore d’autres objections aux deux premières conditions : le fonctionnement interne de nombreuses associations est souvent assez éloigné d’un fonctionnement démocratique et la dépendance des associations vis-à-vis de l’Etat est parfois telle, dans certains domaines, qu’on imagine mal comment les choses pourraient évoluer sur ce plan. Ce qui interroge sur le sens à donner à cette feuille de route ou à ce programme.

Mais le livre se suffisait sans cela, par les questions qu’il pose. Même si la « solution associative » reste pour l’instant un horizon lointain, à la différence de celle du « populitarisme », alliance de populisme et d’autoritarisme, qui, elle, nous pend au nez.