L'année 2020 a été particulière sur le plan géopolitique puisqu'aux défis à l'œuvre depuis le début du siècle et aux rapports de force s'est ajoutée la crise du Covid-19.

Frank Tétart (*) propose ici quelques clés de lecture de l’année 2020. Si cette année a été marquée par le contexte pandémique, cela n’a en rien effacé les rapports de force à l’œuvre depuis une décennie. Cela a aggravé la situation de pays faillis et a peut-être amené les sociétés à réfléchir davantage aux enjeux du futur.

La maîtrise de l’actualité est attendue des élèves en HGGSP   . Dans les médias français, elle est souvent très européocentrée et ne propose pas toujours des clés de lecture pertinentes du monde. Docteur en géopolitique, Frank Tétart remédie ici à ces lacunes en s’appuyant sur son Grand Atlas paru aux éditions Autrement (2020).

 

Nonfiction.fr : Par bien des aspects, l’année 2020 a connu d’importants bouleversements géopolitiques. S’il fallait donner un titre à cette année, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Frank Tétart : Je dirais « Des rapports de force et des inégalités accentués par un confinement forcé ». De fait, le temps suspendu par le confinement n’a en rien changé l’état des rapports interétatiques basé sur la défense d’intérêts et a bouleversé l’économie basée sur l’interdépendance et les échanges internationaux, affectant en premier lieu les populations.

La pandémie a bouleversé notre façon de penser le monde. Trouvez-vous qu’elle ait modifié les rapports de force ?

La pandémie a surtout contribué à exacerber les rapports de force existants. Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser les tensions croissantes entre la Chine et les Etats-Unis, en raison de la mise en cause de la Chine dans la responsabilité du nouveau coronavirus (Covid-19). A cet égard, les discours diffusés lors de l’Assemblée générale de l’ONU des présidents américain et chinois sont révélateurs de la posture et des récits que chacun veut diffuser au reste du monde. Le Président Trump estime que la Chine, après « des décennies d’abus commerciaux » doit rendre des comptes à la communauté internationale pour ce « virus chinois » et que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), agence de l’ONU, est « pratiquement contrôlée par la Chine », justifiant le retrait américain de cette organisation quelques mois plus tôt. De son côté, la Chine joue la carte de la bonne gestion face à l’épidémie (officiellement 3349 morts pour 1,4 milliards d’habitants déclarés en avril 2020 !) et du multilatéralisme, rejeté par Trump depuis son arrivée au pouvoir, soulignant la nécessité des Nations Unies pour répondre aux grands enjeux mondiaux qu’il s’agisse de la pandémie du Coronavirus ou même de l’environnement. Tout cela est en rupture totale avec le monde post-45 bâti pour et par les États-Unis sur le principe de la coopération internationale et du multilatéralisme.

Vous consacrez plusieurs pages à certains conflits comme la guerre au Yémen pour laquelle vous rappelez le « bilan humain effroyable » avec 100 000 morts, 60 000 blessés et 3,5 millions de déplacés. Pourquoi s’intéresse-t-on si peu à ce conflit ? Les relations entre la France et l’Arabie Saoudite sont-elles une raison de ce silence ?

Malheureusement, ce n’est pas la seule raison, car c’est le cas dans toute la presse occidentale. Il y a en fait peu d’empathie en Occident pour ce conflit qui voit s’opposer des groupes confessionnels, dont certains sont associés ou proches de mouvements terroristes (Al Qaïda) ou d’États, tels l’Iran considéré comme intégriste depuis la révolution islamiste de 1979, qui soutiennent la rébellion houthiste. Ensuite, la participation d’alliés occidentaux, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis (qui viennent de se retirer du conflit) et les livraisons d’armes des pays occidentaux, dont la France ou les États-Unis, à ces alliés favorise la faible médiatisation de la guerre au Yémen. Au final, l’information disponible sur le Yémen provient le plus souvent d’ONG humanitaires ou militant pour les droits de l’Homme qui y dénoncent les exactions et les souffrances commises contre les populations civiles.

Vous expliquez que la mondialisation renforce les inégalités et que l’un des moteurs de la puissance apparaît comme l’innovation qui demeure fortement polarisé. La lutte contre les inégalités vous semble-t-elle compatible avec la mondialisation ?

C’est une question très intéressante qui souligne la contradiction actuelle de la mondialisation : notre monde n’a jamais été aussi riche, mais il n’a jamais été plus dual ni polarisé en raison de l’explosion des inégalités. Le laboratoire des inégalités dirigé par Thomas Piketty l’illustre dans son rapport de 2018 : si la part du revenu national allant aux 10% les plus riches était de 37% en Europe, elle atteint 55% en Afrique subsaharienne ou au Brésil et 61% au Moyen-Orient. Comme le rappelle le géographe Laurent Carroué, contributeur de l’Atlas, la mondialisation a certes engendré un net recul de l’extrême pauvreté, sans toutefois détruire « les structures archaïques d’Ancien Régime ». En d’autres termes, la mondialisation renforce la concentration du capital et de la richesse entre les mêmes mains, ce qui est économiquement et socialement inefficace.

L’Atlas révèle un contraste entre la prépondérance de l’échelle nationale et des défis structurels qui appellent une réponse à l’échelle mondiale. Comment l’ONU peut-elle concilier l’intérêt de chaque État avec la mise en place d’une politique globale ?

C’est le défi permanent de cette organisation depuis sa création en 1945, car elle n’est en fait que l’émanation des États et ne fonctionne que selon leur bon vouloir, et donc en fonction de leurs intérêts qui restent d’abord nationaux ! L’exemple des États-Unis est éclairant à cet égard. Ils sont les principaux émetteurs, avec la Chine, des gaz à effet de serre responsable du réchauffement climatique, mais ils sont aussi aujourd’hui le premier producteur de pétrole au monde ! Ainsi, en fonction des intérêts de l’administration au pouvoir et de l’électorat américain, la politique américaine est plus ou moins multilatérale, expliquant le choix du Président Obama de ratifier l’Accord de Paris en 2015 et celui du Président Trump d’en sortir dès 2017 après son élection. Trump est soutenu par les compagnies pétrolières et a d’ailleurs depuis autorisé la prospection et l’exploitation d’hydrocarbures en zone arctique (Alaska) qu’Obama avait suspendu.

L’élection américaine confirme ce repli sur la nation puisque les questions internationales, ainsi que les défis de l’urbanisation et de l’alimentation sont absents des débats pour le moment. À quel point Donald Trump a-t-il écorné, pour reprendre vos termes, l’image des États-Unis sur la scène internationale ?

En adoptant une posture unilatéraliste, voire isolationniste, Trump a choisi de se désengager du multilatéralisme dominant depuis 1945, ce qui rend plus complexe la gestion des défis mondiaux : réchauffement climatique, nucléarisation de l’Iran (en reniant l’accord signé par Obama en 2015), résolution du conflit israélo-palestinien (en proposant un plan pro-israélien). Sur la scène intérieure, il n’a eu cesse depuis sa prise de fonction en 2017 de remettre à plat ou supprimer les avancées sociales mises en œuvres par Obama, de diviser la société américaine. Ces désengagements, ces partis pris enveniment non seulement les tensions existantes tant au niveau international qu’au sein de la population américaine, mais surtout interrogent sur la capacité de la première puissance mondiale à peser sur les décisions du monde, à jouer un rôle stabilisateur et à incarner les valeurs démocratiques et l’état de droit. Les dernières déclarations de Trump, lors de son débat avec Joe Biden, d’ailleurs, ne peuvent qu’inquiéter sur l’avenir de la démocratie américaine, lorsqu’il affirme se dire prêt à contester les résultats du scrutin en cas de défaite !

Vous consacrez une vingtaine de pages à la prospective. Quel est, selon vous, le défi majeur du XXIe siècle ?

Sans conteste, le défi majeur de notre siècle est le changement climatique, dont nous voyons déjà les conséquences au quotidien. 19 des 20 années les plus chaudes jamais mesurées appartiennent au XXIe siècle, les incendies en Australie ou aux États-Unis sont de plus en plus marqués et dévastent de plus en plus de zones habitées et les catastrophes naturelles et les canicules se multiplient sur tous les continents. En témoigne la récente tempête Alex qui a occasionné des pluies diluviennes dans les Alpes maritimes et l’Italie du Nord. Pour paraphraser Jacques Chirac, lors du IVe sommet de la Terre, la planète « brûle » depuis 2002, et nous continuons « de regarder ailleurs ». Il y a pourtant urgence à agir, peut-être en commençant par inclure l’environnement dans les plans de relance économique post-covid.

 

* L'interwievé: Docteur en géopolitique et diplômé en relations internationales, Frank Tétart enseigne aujourd’hui la géopolitique dans le secondaire, ainsi qu’à la Sorbonne Abou Dhabi et les universités Paris 1 et Paris Sud.

Il est l’un des co-auteurs de l’émission « Le Dessous des Cartes » depuis ses débuts et a participé au lancement en tant que rédacteur en chef des revues Moyen-Orient et Carto (2009 à 2011). Outre de nombreux articles sur Kaliningrad, sujet de sa thèse, il a publié Nationalismes régionaux : Un défi pour l’Europe (De Boeck, 2009), la Géographie des conflits (CNED/SEDES, 2011), Péninsule Arabique, cœur géopolitique du Moyen-Orient (Armand Colin, 2017). Chez Autrement, il a publié différents atlas, dont l’édition annuelle du Grand Atlas, l’Atlas des religions (2015), Un Jour, une carte (2018) et Une drôle de planète (2019).