L'héroïne du dernier livre de Muriel Barbery découvre le sens du don de soi en partant en quête de son père, dans les paysages et les souvenirs littéraires du Japon.

Une rose seule de Muriel Barbery est le cinquième roman de l'écrivaine née en 1969, après Une gourmandise (2000), L’élégance du hérisson (2006), La vie des elfes (2015) et Un étrange pays (2019), tous parus aux éditions Gallimard. C’est une histoire d'héritage et de deuil. Rose hérite des biens d'un père qu'elle n'a pas connu. Elle hérite aussi d'une histoire, celle de ce père et de cette femme, sa mère qui ne le retint pas. « De quoi le deuil est-il le plus difficile, s'interroge-t-elle. De ce que l'on a perdu ou de ce que l'on n'a jamais eu ? »   . Ses pérégrinations dans les temples et les jardins de la ville de Kyoto lui font découvrir « cette promenade sans fin sur l'anneau des jours»   , ce temps de la répétition, temps originaire qui inscrit Rose dans sa propre filiation. En s'ouvrant au temps de la contemplation et du mystère, le roman se fait roman initiatique, héritier d'autres récits, au terme duquel la jeune femme finit par comprendre qu'elle est semblable à l'érable, enraciné mais libre sous le ciel.  

Le monde est comme un cerisier

« Le monde est comme un cerisier qu'on n'a pas regardé depuis trois jours » écrira son père dans sa lettre-testament   . Tous les personnages du roman portent un deuil, amenant la vie à cohabiter avec la mort, le souvenir avec le présent : « Derrière l’écran déchiré du souvenir, elle reçut le visage souriant de sa mère »   . Un sourire qui était quasi-absent dans le réel. La déchirure, la souffrance tronquent la perception du réel, lui-même peu fiable. Le récit, au fur et à mesure des promenades dans les temples et les jardins, prend peu à peu l’apparence lui aussi d’un jardin se tenant à l'écart de l'agitation de la ville. La rencontre avec Keisuke   , le poète alcoolique, montre la force transformatrice par sa parole de toutes ces catastrophes qu'il a vécues et fait dire à Paul chargé d'accompagner Rose : ce que vous regardez ici c'est l'enfer devenu beauté. Les poèmes de ce dernier transfigurent le réel, comme les jardins la géographie des paysages.

Trouble origine

Rose est étrangère à son père et à sa propre histoire. Elle occupe un lieu, « un ailleurs qui lui murmurait qu'elle était chez elle »   . Cet « ailleurs » c’est un pays, une langue, la présence absente d’un père dont l’ombre trace la trame du récit comme les haïkus du poète japonais Issa Kobayashi (小林 一茶, Kobayashi Issa, 1763-1828), plus connu sous son seul prénom de plume Issa (一茶, signifiant « (tasse de) thé »). Considéré comme l'un des quatre maîtres classiques du haïku japonais, Issa renouvelle le genre en y infusant l'autoportrait, l'autobiographie, et le sentiment personnel. Muriel Barbery introduit chaque nouveau chapitre par des récits mythiques et énigmatiques, en grande partie du poète Issa, repris ensuite dans son propre récit, comme un retour à l'origine du récit, une origine qui ne cesse de se chercher, fuyant « le toit de l'enfer » qu'est le monde quotidien. Nous marchons en ce monde /Sur le toit de l’enfer /En regardant les fleurs   écrivait le poète Issa. Alchimie du verbe d'une saison en enfer.

Une barbare à Kyoto

Observant des coureurs, Rose « désira se fondre dans leur course sans passé ni avenir, sans attaches ni histoire »   . Elle est venue à Kyoto afin que son père paie la dette de son absence. Elle est là pour l'héritage. Rose est telle une “barbare” en écho, pourrait-on dire, à Henri Michaux qui écrivit en 1931 Un barbare en Asie. Le livre fut publié deux ans plus tard. Filiation avec le poète qui écrivait à propos du Japon : « à aucun autre peuple les fleurs et les feuilles n'apparaissent avec tant de beauté et de fraternité »   . Les fleurs tissent aussi le texte de Muriel Barbery « par éclats de monde morcelé ». Les fleurs s'offrent au regard des vivants, don d'elles-mêmes que Rose ne saisit pas, tout en découvrant au détour d'une balade les palpitations d'une fleur en elle. Qui est cette étrange domestique japonaise au service de son père, Sayoko, au kimono brun ceint d’une obi brodée de pivoines roses qui l’accueille ? Présent tout au long du roman, un érable a un étrange pouvoir d’attraction, et semble retenir Rose. « Elle s’arracha au sortilège »   . Tout lui apparaît dans une « inquiétante étrangeté »   comme lorsque Sayoko sourit. Son sourire se transforme soudain et « sur son visage clair et lisse grandit une fleur »   . Rose est effrayée par cette femme à tête-corolle qui donne une teinte surréaliste au roman. Elles se parlent dans un anglais pauvre en mots, son usage se réduisant au petit déjeuner et à annoncer l'arrivée du chauffeur. 

Métamorphoses

La jeune femme hérite de son père d’une langue, d’un pays. Hériter n’est pas un acte banal. Il ne s’agit pas seulement de recevoir. On raconte que le poète Issa montrant de la main, par-delà le sable et les pierres, la splendeur des grandes azalées, dit : Si tu sors du cercle, tu rencontres les fleurs. La vie est dans ce "hors de soi", ce transport dont est saisi le poète qui voit plus loin que le cercle. La vie de la littérature aussi. « La vie est transformation. Ces jardins sont la mélancolie transformée en joie, la douleur transmuée en plaisir » lui dit Paul   . Ni fuite vers un avenir incertain, ni atermoiement se réfugiant dans un passé mélancolique. Rose apprend malgré elle, un temps qui n’est pas celui du sablier, un temps qui l’emporte dans l’instant. Ce temps est celui de l'amour.