Peut-on faire de la poésie avec la Grande Guerre ? C’est là la question centrale de cet essai de Laurence Campa, qui en outre nous invite à redécouvrir des poètes oubliés.

Dans les ultimes pages de sa Montagne magique, Thomas Mann envoie son héros, Hans Castorp, au front. Se plaçant explicitement dans la position du voyeur, le narrateur observe et raconte comment Castorp et ses camarades affrontent les obus. Mais soudain le récit s’interrompt, car le narrateur (dont la voix ressemble fort à celle de l’auteur) prend honte du contraste entre le confort de sa propre position et l’horreur que vivent les personnages qu’il décrit : « Oh honte de notre sécurité d’ombres ! Partons ! Nous n’allons pas raconter cela ! »

La question que soulève ici Thomas Mann, et qui est au cœur de l’essai de Laurence Campa sur les Poètes de la Grande Guerre (que les éditions Classiques Garnier republient en format « poche », dix ans après sa première parution), est au fond très simple : peut-on faire de la littérature (et à plus forte raison de la poésie) avec la guerre sans devenir, comme Maurice Barrès, un « rossignol des carnages » ?

Et la réponse semble aussi, somme toute, assez simple : oui, c’est possible, à condition de ne pas célébrer la guerre sans l’avoir faite (on ne saurait – même si certains l’ont osé – reprocher au sous-lieutenant Apollinaire ou au caporal Cendrars leurs envolées lyriques) – ou alors de dénoncer la guerre en poésie, comme le fait Jules Romains dans Europe (1916).

Des poètes qui ont tué

Au-delà de la souffrance subie, c’est sur la torture morale engendrée chez les poètes-soldats par les « meurtres » qu’inévitablement ils ont commis pendant la guerre que s’interroge Laurence Campa. On se souvient des lignes effroyables de Ceux de 14 où Maurice Genevoix raconte comment il a dû, un jour, pour pouvoir rejoindre ses hommes, tuer de sang-froid trois ennemis qui lui tournaient le dos : « Avant de rallier les chasseurs, j’ai rattrapé encore trois fantassins allemands isolés. Et à chacun, courant derrière lui du même pas, j’ai tiré une balle de revolver dans la tête ou dans le dos. Ils se sont effondrés avec le même cri étranglé. » On se souvient, aussi, du titre terrible du texte testimonial de Blaise Cendrars, « J’ai tué ». Mais d’autres ne peuvent dire les choses aussi crûment. André Salmon, par exemple, n’évoque qu’entre les lignes, sur le mode de l’ « ellipse », les hommes qu’il a abattus : « J’ai tiré durant quatre-vingt six nuits […]. / Et, dans la cible / D’une aube indicible, / J’ai vu tomber d’un toit / De cabane un homme en quête de linge […]. » Salmon dissocie le coup de feu de sa conséquence tragique, se plaçant lui-même dans la position de l’observateur, pour ne pas être obligé de faire son autoportrait en meurtrier : il est plus facile de dire « J’ai vu » que « J’ai tué ».

Cénotaphes et acousmates

« Où sont nos amis morts ? » Tel est le titre que Laurence Campa choisit pour une des sections de son essai. Et de fait, non seulement la guerre fait des morts, mais elle fait en outre, ce qui est peut-être pire encore, des disparus. Dans ses Hommes de bonne volonté, Jules Romains évoque l’émotion d’un de ses personnages, Jean Jerphanion, ancien poilu, devant le « cénotaphe de la Fête de la victoire ». Et ce cénotaphe constitue un symbole efficace de ce qu’est toute littérature consacrée à la mémoire des disparus de la Grande Guerre : un tombeau, certes, mais un tombeau vide de toute dépouille. La mémoire de ceux que la guerre a annihilés ne peut être honorée que par contumace.

Et quand ils étaient poètes, et qu’ils n’ont pas eu le temps de publier leurs vers avant de mourir, alors leur absence devient plus poignante encore : car leurs livres posthumes, à la fois « reliquaires et tombeaux », pour reprendre la belle expression de Laurence Campa, deviennent de véritables acousmates, d’authentiques chants sans origine. « La mort de l’auteur » chère à Roland Barthes n’est plus ici une métaphore. Et, comme le rappelle Jean Cocteau dans sa préface au Cavalier de frise posthume de Jean Le Roy, mort au champ d’honneur le 26 avril 1918, l’on n’écoute pas la voix d’un poète défunt comme on écoute celle d’un poète « qui va vivre » : « les moindres bribes de la pensée d’un mort deviennent des reliques. »

Ressusciter les poètes disparus, saluer les poètes inconnus

Le dernier chapitre de l’essai de Laurence Campa n’est pas le moins émouvant : l’auteure y ressuscite un « poète disparu », Louis Krémer, « mort le 18 juillet 1918 des blessures reçues à la bataille du Matz le 13 juin 1918 ». Au-delà du cas particulier de ce poète-soldat « sans activité littéraire publique », c’est sur tout un pan, non pas oublié, mais anéanti par anticipation de la littérature française que Laurence Campa nous invite à méditer. Car si la guerre fait de nombre d’écrivains et d’artistes des meurtriers, si elle donne à l’œuvre de certains un caractère acousmatique, elle condamne d’autres à l’oubli, en les empêchant soit de publier leur œuvre, soit même de l’écrire (Roger Martin du Gard, ainsi, dédia ses Thibault à la « mémoire fraternelle » du compositeur Pierre Margaritis, « dont la mort, à l’hôpital militaire, le 30 octobre 1918, anéantit l’œuvre puissante qui mûrissait dans son cœur tourmenté et pur »). On songe inévitablement (quoique le propos soit un peu différent) au « Mozart assassiné » de Saint-Exupéry : si certains, comme Louis Krémer, ont eu malgré tout le temps d’écrire in extremis, de telle sorte qu’il demeure possible qu’un siècle ou deux après leur mort, un éditeur vienne exhumer leur œuvre et lui offrir une postérité inespérée, d’autres sont tombés avant d’avoir rien écrit, de telle sorte qu’il ne nous reste d’autre ressource que de les saluer comme des poètes à jamais inconnus, représentants anonymes de ce que le poète austro-hongrois Georg Trakl nommait « der Ungeborene », le « non-né ».