Dans un récit bouleversant qui mêle prose, poésie, photographies et documents, Camille de Toledo entremêle les drames de sa famille et l’histoire du XXe siècle.
Tout commence par le suicide, par pendaison, le 1er mars 2005 à Paris, de Jérôme, né le 26 janvier 1973, frère aîné de Thésée, et le seul de cette famille tragique à ne pas être travesti par un pseudonyme. « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? » Telle est la question qui ouvre cette enquête où les deuils sont nombreux et entrent en résonance avec « les eaux noires du temps ». Thésée perd ensuite sa mère, qui meurt d’une rupture d’anévrisme dans le bus 83, le 26 janvier 2006, le jour où Jérôme aurait eu trente-trois ans. Son père meurt d’un cancer en 2010. Ces morts sont la conséquence d’une success story familiale des Trente Glorieuses, « ce temps absurde et amnésique » où le narrateur doit « replonger » pour comprendre tous les mensonges qui ont fait de lui « l’enfant de la prospérité ».
De la « ville de l’Ouest » à « ville de l’Est »
En 2012, Thésée prend le dernier train de nuit vers l’Est avec ses enfants et part vers une « vie nouvelle » où il imagine pouvoir fuir le souvenir des siens. Il emporte avec lui trois cartons d’archives, et cette question : « Celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ? » Il devient un « homme-mère » et s’occupe de ses enfants comme jamais sa mère, Esther, ne s’est occupée des siens, elle qui a fait carrière dans le monde du journalisme économique dominé par les hommes, après s’être mariée à Gatsby en 1969 ; en coupant avec le passé familial et l’histoire juive, en oubliant « leur lignée de mort », ces baby-boomers croyaient aller de l’avant, ce que leur reproche leur enfant, qui ne peut plus croire au « conte de la modernité ». Thésée est cloué au lit dans la ville de l’Est, car tout son corps se dérobe, s’effondre : os, reins, dents… Il souffre atrocement et aucun médecin ne peut le soulager, ce qui le force à affronter l’histoire de sa famille, mêlée à celle du monde, et aux horreurs du XXe siècle.
La psycho-généalogie et l’épigénétique
Un article du 21 avril 2017 lui apprend que « les modifications du comportement d’un gène causées par / UN SEUL TRAUMA / en l’occurrence, un « stress thermique » / peuvent s’observer pendant / QUATORZE GÉNÉRATIONS ». Ce qu’il a appris à propos du ver « C elegans » (reproduit en photo sous son nom), il doit l’appliquer à sa propre histoire : « Comprends-tu ça, la façon dont la matière encode / les chocs du passé, les traumas des guerres, / les catastrophes que partout le Pouvoir induit ? / […] Qu’y avait-il dans tes peurs, mon frère ? »
On laissera au lecteur le soin de se perdre dans le labyrinthe où Thésée doit affronter son Minotaure et l’histoire de sa famille, depuis Élie de Toledo, « ce père qui, il y a longtemps, vit ses enfants / quitter la Turquie pour l’Europe », le premier des dédicataires de l’enquête, dont la liste apparaît à la fin, sans même remonter à l’Espagne du XVe siècle où a commencé « ce continuum de désastres et d’effondrements », quand les Juifs ont été contraints à se convertir, sous peine de mort. C’est de cette histoire que l’auteur a extrait son pseudonyme, qui inscrit en lui « celles et ceux [qu’il n’a] pas connus / [s]es ancêtres invisibles / qui portèrent ce nom d’expulsés, de Toledo / Espagnols, puis Ottomans, / reconnus comme Français, dénoncés comme Juifs / emportés tout au long de ce vingtième siècle désastreux / dont nous sommes les descendants ».
Retrouver les mots manquants de la prière
Parmi les ancêtres de Thésée, il y a un enfant mort en 1937, Oved, le fils de son arrière-grand-père Talmaï, petit garçon tellement assimilé qu’il connaissait toutes les généalogies royales du pays et voulait devenir « le premier roi juif de France ». Dans un des cartons des archives familiales, Thésée retrouve le texte rédigé par Talmaï (qui se tirera une balle dans la tempe en 1939) sur les derniers jours de son fils : lors de sa dernière nuit, sur son lit, « il se dressa brusquement pour prier. Mais mon pauvre fils, il ne connaissait pas les paroles. Il voulait prier, mais les mots manquaient. Les mots de la prière avaient disparu. » La littérature, dans sa force et sa beauté, permet de retrouver les mots manquants, ou de les inventer, comme celui de « revivance », dans la lumière duquel est placé ce livre puissant et original, intime et universel, qui comme ceux de W. G. Sebald fait la part belle aux photographies, dans un montage dont l’auteur tire des effets à la fois bouleversants et effrayants.