L'économie est une chose trop importante dans nos vies pour la laisser aux économistes. Quelle conception convient-il alors d'adopter pour se la réapproprier ?

François Vatin est professeur de sociologie à l'Université Paris Nanterre. Ses principaux thèmes de recherche concernent la sociologie du travail et du salariat, l'histoire de la pensée technique, économique et sociale du XIXsiècle et en particulier les valeurs et la mesure du travail et leur histoire (Nous avions publié sur Nonfiction une recension de son livre Le travail et ses valeurs   ) et la sociologie économique. Il a co-dirigé avec Philippe Steiner le Traité de sociologue économique   .

Le petit livre stimulant qu'il avait décidé de consacrer à préciser la notion d'économie (Editions Laborintus, 2020), pour ne pas laisser celle-ci aux économistes, était prêt avant le confinement. Il a simplement ajouté à celui-ci une postface qui traite de l'économie confrontée à la crise sanitaire, qui vient illustrer et corroborer d'une certaine façon la définition précédente. Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter le livre à nos lecteurs.

 

Nonfiction : Vous venez de faire paraître un petit livre où vous donnez une définition de l’économie comme « acte de gestion », sans la restreindre à la conception formelle qu’en retiennent les économistes. Pourriez-vous expliciter ce que vous entendez par là ?

François Vatin : Les économistes, tout au moins les économistes « standards », pensent l’action économique comme reposant sur un calcul rationnel dont les composantes : la « fonction objectif » (ce que l’on cherche à atteindre) et les paramètres (les contraintes limitant les possibilités de l’acteur) pourraient être définies à priori. Ils supposent que l’action se conforme à cette norme optimisatrice qui peut faire l’objet d’un calcul mathématique. Tel est, grossièrement, le postulat de la rationalité économique incarnée par la figure de l’homo oeconomicus. Les économistes ne pensent pas que tous les individus se promèneraient systématiquement avec leur machine à calculer. Ils considèrent que, dans un système de marché, tout se passe comme si les individus calculaient effectivement en permanence. Les critiques des économistes dénoncent à rebours l’irréalisme de ces postulats. Mais selon moi, cette critique est en porte-à-faux. Car, au fond, supposer que chacun cherche son « intérêt » et est limité dans cette démarche par des « contraintes », est une tautologie. La question est que l’on ignore tout de la nature de cet intérêt et de celle des contraintes que l’acteur considère. Il ne s’agit pas simplement de ses limites cognitives, mais aussi de ce que les sociologues nomment ses « valeurs », soit ce qui compte pour lui, positivement ou négativement. L’action économique est donc indéterminée. Les individus effectuent des choix pratiques, dans l’action, qui expriment leurs valeurs. C’est ce que je désigne comme des « actes de gestion ». Ceux-ci sont plus ou moins informés (limites cognitives), plus ou moins délibérés (poids des routines), plus ou moins explicitement calculatoires, plus ou moins, notamment, orientés par la théorie économique proprement dite.  

 

Cette définition se distingue ainsi fondamentalement de l’« économie des économistes ». Elle définit la mission du sociologue lorsqu'il s'intéresse à l'activité économique. Mais quelle place cette définition laisse-t-elle alors à la science économique ?

Cette posture conduit, pratiquement, à privilégier une démarche inductive. Il s’agit, par l’enquête, d’observer le comportement des acteurs et de les écouter pour comprendre ce qui les fait agir, ce qu’ils cherchent à obtenir, ce qui contraint leur action. La science économique est au contraire une discipline déductive. Elle cherche à construire des modèles logiquement cohérents sur la base d’hypothèses qui ont un caractère axiomatique. Il n’y a pas lieu à cet égard de dénoncer l’irréalisme des hypothèses. Les modèles ainsi élaborés peuvent avoir une grande capacité descriptive quand on se trouve dans une configuration qui est grossièrement conforme au cadre hypothétique admis. Il faut simplement considérer ces modèles comme des instruments et non, comme la quintessence du réel.

Car l’erreur opposée à celle des économistes qui donnent une valeur absolue à leurs modèles est l’empirisme radical. Aucune description n’est « pure », c’est-à-dire n’est pas instrumentée par des schémas interprétatifs. Les modèles des économistes peuvent ainsi instruire les analyses des sciences sociales. Ce ne sont pas les seuls : des modèles ont pu être importés de la linguistique (pensons au structuralisme), à la psychanalyse et même, dans les premiers temps de la sociologie et encore aujourd’hui plus qu’on ne le croit, à la biologie (ce que l’on a appelé l’« organicisme »).  

En ce sens, le travail descriptif et le travail modélisateur se complètent plus qu’ils ne s’opposent. L’anthropologue Alain Testart avait souligné que cette dualité n’était pas propre aux sciences humaines. Il citait l’hydrologie (science abstraite de l’écoulement d’un fluide) et l’hydrographie (l’étude du comportement des rivières). On ne peut pratiquer l’hydrographie sans connaître l’hydrologie, mais, réciproquement, l’hydrographie peut inspirer l’hydrologie en lui soumettant des problèmes. La distinction entre la sociologie et les sciences économiques ne saurait pareillement reposer sur l’objet des recherches, dans un partage de l’espace, car les faits dits « économiques » sont des faits sociaux comme les autres. Mais, comme je l’ai dit un jour à mon ami André Orléan, qui m’interrogeait précisément sur le partage que je pouvais faire entre ces deux disciplines, l’économiste privilégiera toujours la cohérence du modèle sur l’intelligence des faits, et, le sociologue, l’intelligence des faits sur la cohérence du modèle.   

 

Vous ne faites pas, dans ce livre, de distinction entre la micro-économie et la macro-économie, mais, de fait, vous vous centrez sur la première. On pourrait toutefois se demander si la macro-économie ne mobilise pas une forme encore différente de calcul et si elle ne nécessiterait pas d'introduire alors d'autres considérations. 

Vous avez raison. Ma présentation de la question me conduit à discuter plutôt avec la micro-économie qu’avec la macro-économie, parce que je me penche sur l’activité de l’homme ordinaire. Mais si on veut saisir la logique de la macro-économie, il faut aussi l’inscrire dans l’action économique, ici celle de l’acteur public. Des Physiocrates à Keynes, les modèles macro-économiques ont toujours partie liée avec une conception de l’action publique. Les débats contemporains sur les indicateurs de richesse ne démentent pas cette affirmation. Critiquer la métrologie du PIB, proposer de nouvelles mesures comme le « Bonheur national brut », c’est s’interroger, dans le prolongement de mes analyses, sur ce qui « vaut » et ce qui « coûte » (la question écologique, par exemple). Se pose notamment la question de l’échelle temporelle considérée. La posture, comme chef d’Etat, de Donald Trump par rapport aux questions écologiques n’est pas différente de celle du fumeur, qui refuse de mettre en balance son plaisir présent du tabac avec le risque futur du cancer. 

La question posée par la macro-économie est celle, classique, de l’agrégation des préférences, c’est-à-dire de la détermination de l’intérêt général. Elle est encore plus complexe si on élargit le terme temporel, c’est-à-dire si on entend prendre en considération les intérêts des générations futures (ce qui nous conduit à les calculer à leur place, ce qui n’est aucunement évident). Il faut donc penser un acteur collectif, ce qui, historiquement, a été, dans l’histoire de la pensée économique, l’Etat. La fragilisation de la démarche macro-économique, est liée, on le sent bien, à l’affaiblissement de l’Etat dans une société de plus en plus « mondialisée ». Je dis bien une « société » et non une « économie », car les appels présents à la démondialisation reposent précisément sur un isolement erroné de l’économie. Les sociétés ont pu exister de façon étanche les unes par rapport aux autres. Les échanges (économiques, mais aussi sociaux, culturels, migratoires) existaient, mais ils étaient marginaux par rapport à la reproduction endogène de ces sociétés. Notre société est aujourd’hui mondiale ; c’est là un fait qu’il faut admettre. La question climatique en est une illustration. En 1872 déjà, le philosophe et économiste Augustin Cournot écrivait : « De roi de la création qu’il était ou qu’il croyait être, l’homme est monté ou descendu (comme il plaira de l’entendre) au rôle de concessionnaire d’une planète. »

 

Vous avez ajouté au livre une postface consacrée à l' « état de guerre sanitaire » et à son économie, où vous montrez que, sous l’impératif de s’ajuster pour préserver des vies, l’économie, faute de pouvoir s’en remettre ici à un ordre spontané, est devenue, un temps, plus administrée (avec, par ailleurs, tous les aléas et les difficultés que pose la planification).  Cela doit-il constituer, selon vous, la règle générale lorsqu’une société est confrontée à un bouleversement de la hiérarchie des valeurs et cela vaudrait-il alors également pour la crise écologique (avec laquelle on est tenté de faire le parallèle) : celle-ci appelerait-elle de la même manière une « économie de guerre »?

Je suis un « libéral », au sens fort, philosophique, on va dire « américain », du terme. Je ne saurais, à cet égard, considérer la hiérarchisation bureaucratique des valeurs comme un destin enviable pour la société. Je montre justement dans ce texte qu’une telle organisation « de guerre » (ici « guerre sanitaire ») ne peut fonctionner qu’en situation d’urgence. Elle exige une forte mobilisation idéologique, laquelle s’émousse avec le temps, dans la guerre au sens strict, comme dans la guerre sanitaire. Parce que la question écologique est structurelle, on ne saurait sans risque prétendre la résoudre avec de tels instruments coercitifs. L’enjeu est l’évolution de nos valeurs. Il est aussi, comme je le soulignais précédemment, la faiblesse de nos instruments de régulation collectifs avec la mondialisation. Vous voyez qu’une fois de plus, le point de vue micro et le point de vue macro ne s’opposent pas, mais se complètent.