François Vatin retrace l'histoire du concept de travail et appelle, plutôt qu'à le glorifier, à rematérialiser celui-ci.

François Vatin   ) développe dans ce petit livre une idée qui lui tient à cœur : nous aurions perdu de vue, selon lui, le lien constitutif qui existe entre le travail et l’acte de produire. Ce qui nous conduirait à y voir un simple artefact social, ou encore une valeur qui trouverait sa fin en elle-même, sans le lester de sa part de matérialité.

Sa démonstration prend un tour historique en adoptant comme fil conducteur le concept de travail tel qu’il a été élaboré par différentes disciplines, à travers des emprunts successifs, entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. L’auteur examine, tour à tour, l’économie politique, la mécanique et la thermodynamique, la biologie, la physiologie et la psychophysiologie du travail, avant d’aborder dans un dernier chapitre la sociologie du travail. Pour montrer comment le concept de travail a conjugué, sur la durée, une conception métrique et celle d’un lien social, jusqu’au moment où la première est devenue obsolète.

C’est l’économie politique avec Adam Smith qui a installé le travail au cœur de la reproduction sociale, sous la double figure de la “division du travail” et de la “valeur-travail”, explique-t-il. Avant d’apprendre, plus tard avec Marx, à considérer le travail comme un concept dual, qui désigne à la fois le résultat de l’action, le produit réalisé, et l’action elle-même avec la dépense physiologique, psychologique et morale qu’elle engage.

Un peu plus tôt, les ingénieurs mécaniciens (Coulomb en particulier) étaient déjà arrivés à la même conclusion. Avant d’adopter, un temps, le travail (plus précisément, le concept physique d’énergie cinétique) comme une sorte de “monnaie mécanique” pour estimer les quantités de travail employées pour réaliser toute espèce de fabrication. Pour lui substituer ensuite le concept d’énergie, lorsque la thermodynamique a remplacé la mécanique.

La biologie, à la même époque, sous le coup de la découverte des polypes (par Abraham Trembley en 1740), invente le principe de "division physiologique du travail", que Durkheim transposera à la société humaine sous la forme de “solidarité organique”   . “Dans une telle représentation de la société, le travail, bien plus qu’un simple facteur productif, devient le ciment même du lien social. C’est là une idée qui deviendra banale chez les sociologues au point qu’ils en oublieront parfois la fonction productive première du travail”   , explique l’auteur.

S’intéressant à la mesure du travail humain (au même moment où les mécaniciens s’intéressaient à celle du travail mécanique), la physiologie, en étudiant le travail du muscle, puis la psychophysiologie du travail (pour aborder le travail mental) allaient, de leur côté, échouer à donner une mesure de la fatigue, ouvrant ainsi la voie à une psychosociologie du travail.

Cet échec arma la critique (plus précoce qu’on ne le croit souvent) de l’organisation scientifique du travail de Taylor, dont le fondement dans une analyse systématique du travail découpé en séquences élémentaires apparaît, avec le recul, à la fois scientifiquement fragile et daté (dans la mesure où celui-ci continuait d’assimiler le travail humain à une force mécanique).

“C’est sur les ruines des sciences du travail et sur la critique du taylorisme que s’échafauda finalement dans la seconde moitié du XXe siècle la sociologie du travail”   , explique l’auteur. Critiquant le travail abstrait ou la chosification du travail, la    sociologie du travail se concentra, avec Georges Friedmann, sur la “figure” du travailleur et la dénonciation de l’aliénation, en prenant comme idéal-type l’ouvrier de la grande industrie mécanique du XXe siècle. Cette orientation devint toutefois rapidement un obstacle pour penser les formes modernes du travail marquées par l’automation industrielle, décrite en particulier par Pierre Naville, la tertiarisation de l’activité et le développement du chômage de masse. Ce qui conduisit, selon l’auteur, la sociologie du travail à jeter en quelque sorte le bébé avec l’eau du bain dans les années 1980 et “à ne plus considérer le travail que comme un artefact social, sans lien avec la matérialité du monde”   . Ce qui a pu donner également le sentiment, plus largement répandu dans la société, d’une “perte du travail”, explique-t-il (l’auteur cite ici les livres d’A. Gorz, J. Rifkin ou encore D. Méda).

D’où l’appel qu’il lance alors (avant tout aux sociologues du travail), à la fin du livre, à repenser l’acte de produire : “La médiatisation croissante du travail, c’est-à-dire la distance croissante entre les formes d’activités humaines et leurs effets concrets sur le monde naturel ne doit pas conduire à nous désintéresser de ce lien, bien au contraire   . “Il nous faut trouver les instruments pour concevoir les modes complexes d’intervention de l’homme sur son environnement concret. Rematérialiser en somme le concept le travail.”   .

L’auteur a malheureusement jugé que ce n’était pas le lieu d’être plus précis sur le sujet, alors qu’une partie non négligeable de la sociologie du travail a emprunté cette voie ces dernières années, y compris parfois sous son impulsion   . Même si l’idée, qu’il défend, que la signification sociale du travail ne peut pas faire abstraction de cette activité concrète de production est loin d’être partagée par l’ensemble de la profession   . L’histoire du concept trouve ici ses limites et ne permet pas de clarifier suffisamment les positions pour pouvoir espérer un débat constructif.

Sans doute est-ce pour permettre au lecteur d’entrevoir malgré cela le rendement que pourrait avoir cette idée, que l’auteur retrace alors très rapidement, en conclusion, l’histoire des politiques du travail en France depuis trente ans, jusqu’aux dernières déclarations en faveur de la valeur travail de Nicolas Sarkozy. Celles-ci ont été largement dominées par la question du traitement du chômage, explique-t-il. Avant de finir par ressusciter (au moment de la mise en œuvre des trente-cinq heures), une conception métrique du travail comme une grandeur homogène que l’on pourrait additionner, diviser, répartir, etc. Une conception que Nicolas Sarkozy a alors reprise à son compte, par-delà sa critique des trente-cinq heures, avec le slogan “travailler plus pour gagner plus”.

À défaut de la pertinence, cette conception, désormais complètement dépassée sur un plan scientifique, peut être recyclée sur le mode de l’évidence morale. ”C’est bien ainsi qu’elle a été réintroduite avec succès par Nicolas Sarkozy et qu’elle a encore de beaux jours devant elle.”   , indique l’auteur. On en revient toutefois au même point : il resterait en effet à montrer comment on peut faire autrement et quelles conséquences on en tire, cette fois, sur le plan des politiques du travail. Même s’il laisse le lecteur, sur ces différents aspects, un peu sur sa faim, ce livre n’en constitue pas moins une excellente introduction à l’œuvre, déjà considérable, de François Vatin, et il faut le recommander à tous ceux que la question du travail intéresse