Comment l’écriture d’une certaine expérience extatique de l’angoisse redéfinit, au XXe siècle, les rapports entre philosophie et littérature.
L’angoisse littéraire
"Qui n’a connu au moins une fois cette pénible sensation d’un malaise diffus qui sourdement enfle et se propage, irradie, revient par vagues : boule au creux de l’estomac, étreinte qui enserre la gorge, empêche de respirer, palpitations, compression de la cage thoracique, constriction douloureuse des muscles" – ainsi, dès le début de L’Angoisse de penser, c’est au lecteur lui-même qu’il est enjoint de répéter, de revivre sa propre expérience de l’angoisse, de ce "lieu étroit" – selon l’étymon – que la psychanalyse rapporte quant à elle à l’accumulation d’une tension sexuelle insuffisamment élaborée.
Convocation du lecteur, donc. D’abord, et dans les lignes que nous venons de citer, sur un mode nûment phénoménologique ; puis – et ce à la même page, la première du livre – sur un mode qu’on pourrait dire herméneutique : l’angoisse s’éprouve alors, et se comprend, via la lecture de textes d’ "écrivains-penseurs" du XXe siècle. Et parmi eux, remarquable présence, Antonin Artaud (dont on sait qu’il occupe une place fondamentale dans les travaux d’Évelyne Grossman), Artaud disant – écrivant – son "angoisse en éclairs, en ponctuation de gouffres, serrés et pressés comme des punaises, comme une sorte de vermine dure et dont tous les mouvements sont figés, une angoisse où l’esprit s’étrangle" . C’est là, peut-être, la proposition majeure de l’ouvrage : l’angoisse n’est ni simplement une "expérience", ni simplement un "affect". L’angoisse s’écrit.
Les sept noms de l’angoisse
Les sept auteurs invoqués dans L’Angoisse de penser font l’objet de lectures dont la méthode – et c’est là, semble-t-il, tout son prix – ne doit son style et ses effets ni à la "critique littéraire"dans sa forme traditionnelle, ni à la doxographie philosophique. Originalité méthodique qui, certes, résulte de ce que le corpus abordé se compose aussi bien d’écrivains (Artaud, Beckett, Blanchot) que de philosophes (Derrida, Foucault, Lacan, Levinas) ; mais originalité qui semble surtout la conséquence du profond bouleversement que ces écrivains et ces philosophes introduisent dans la loi même du partage entre littérature et philosophie ("Entre littérature et philosophie, il faut reconnaître du partage, dans tous les sens du terme […], ce qui implique aussi "de nouvelles et rigoureuses distinctions, toute une redistribution des espaces" " – écrit ainsi Derrida, cité par Évelyne Grossman). L’auteur les désigne d’ailleurs, nous l’avons mentionné, comme des "écrivains-penseurs" : écrivains pour qui le geste d’écrire est inséparable des événements de pensée qu’il génère et dont, tout à la fois, il procède ; penseurs pour qui la pensée ne naît, et ne s’accomplit, que dans l’invention d’une singularité – mais une singularité singulièrement non personnelle – d’écriture .
Méthode – au moins – double, donc, qui, comme méthode de pensée, requiert les puissances du paradoxe – ainsi au sujet de cette "voix" derridienne, cette voix irréductiblement inscrite dont Évelyne Grossman indique que c’est "paradoxalement" parce qu’elle s’est "tue, parce qu’elle est coupée du présent […] vivant de son énonciation", qu’elle est "ce qui revient comme l’éternel retour de Nietzsche, – une survie qui déborde la vie" ; méthode qui, comme gestique d’écriture, s’appuie sur les complications de la textualité – anagrammes, hypogrammes, citations. La réflexivité de l’écriture d’Évelyne Grossman paraît à cet égard constante, culminant, à la toute fin du livre (dans le chapitre intitulé "Les anagrammes de Blanchot"), en une auto-lecture anagrammatique (l’auteur, à la fin dudit chapitre, se citant, et se relisant).
Une logique de l’angoisse
L’angoisse de penser serait alors le séjour commun – mais, sans doute, dirait Levinas, "un séjour sans lieu" – réunissant, dans son étroitesse même, ces sept auteurs. "Lieu" commun s’exaltant d’une véritable logique de la "négativité anxieuse", promouvant l’invention d’œuvres marquées au seing du négatif : "déconstruction", "désœuvrement", "désastre", "dédit", "décréation". Penser, écrire, surgirait donc pour ces auteurs "à proximité de ces expériences apparemment destructrices, déshumanisantes de l’angoisse" . Citant Blanchot, qui reconnaît chez Bataille un "surcroît de "négativité" habitant "le cœur infini de la passion de la pensée" , Évelyne Grossman indique qu’il s’agit là d’une "phrase fondamentale" pour qui veut lire et comprendre les textes de ces "écrivains-penseurs" du XXe siècle. La question étant alors de savoir comment la négativité radicale inscrite au cœur de l’ "angoisse nauséeuse", cette "brèche béante", peut "ouvrir à l’inspiration" .
Évelyne Grossman répond, tout au long de son livre : c’est par l’extase que l’angoisse ouvre à l’écriture, c’est-à-dire par l’assomption – œuvrée – d’une altérité pure. Il s’agit ainsi – par exemple chez Levinas – de faire l’expérience "d’un dehors, d’un absolument Autre qu’il est impossible de réduire à un Même, à un déjà connu ou éprouvé" , expérience par quoi un sujet ("indéterminé" chez Lacan, "innommable" chez Beckett), un "même sujet incertain (entre certitude et béance)", écrit Évelyne Grossman, "tente de se donner existence dans la forme provisoire d’une langue, la sienne pas la sienne" . Ainsi, "la force singulière de ces écritures, dit l’auteur, est précisément d’excéder l’angoisse, retournant contre elle ce "pouvoir prodigieux du négatif" qui la définit" ; alors "le vide se révèle comme ce qu’il est : non une absence de vie mais un formidable grouillement d’énergies, une infinie mobilité vibratoire" .
Exister – la nécessaire habitation d’un séjour sans lieu – angoisse ; et le destin de l’œuvre, en ce qui, d’héroïsme et d’extases, indéfiniment la malmène en la rendant possible, est bien d’inscrire l’angoisse : non pas la dépasser, la renier ou la dénier, mais (héroïquement sans doute) la rapporter à ce qui, de toute angoisse, est vérité (que nous ne soyons qu’un "autre" ou qu’un "dehors"). Dès lors, "si l’angoisse de l’écriture n’est pas, ne doit pas être un pathos déterminé, comme l’écrit Derrida, c’est qu’elle n’est pas essentiellement une modification ou un affect empiriques de l’écrivain, mais la responsabilité de cette angustia, de ce passage nécessairement resserré de la parole contre lequel se poussent et s’entr’empêchent les significations possibles" , passage resserré ou lieu étroit en quoi, décidément, il faut tenter de vivre.
* À lire également : la critique du même ouvrage par Julia Siboni