Oscillant entre réflexions de fond et étude minutieuse des textes, Evelyne Grossman initie avec cet essai, une plongée dans "l’angoisse de penser".

Figure incontournable du croisement entre littérature, philosophie et psychanalyse, Evelyne Grossman est professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’université Denis Diderot (Paris-VII). Elle préside également le Collège international de philosophie. Sa recherche porte essentiellement sur les écritures modernes de "l’expérience-limite", pour reprendre l’expression de Georges Bataille dans L’Expérience intérieure. Ainsi, Artaud, Blanchot, Beckett, Deleuze, Derrida, Foucault, Lévinas, Lacan et d’autres encore, constituent le socle de sa pensée critique.

On pourrait avancer que le dernier ouvrage d’Evelyne Grossman, L’Angoisse de penser, se construit sur le modèle du rhizome, conformément à la pensée de Deleuze-Guattari, développée dans Mille plateaux. Découpé en chapitres – correspondant à des parutions précédentes d’articles autonomes réécrits ou refondus – amenés à se recouper, cet ouvrage associe et dissocie des pensées, tantôt au sein d’un même chapitre (Foucault et Beckett par exemple), tantôt sous la forme de retours, d’échos, de liens sous-jacents d’un chapitre à l’autre, incitant alors le lecteur à tracer sa propre voie impropre dans ce paysage en perpétuel mouvement. Oscillant entre réflexions de fond et étude minutieuse des textes, Evelyne Grossman initie avec cet essai, une plongée dans "l’angoisse de penser". Tout comme l’auteur, le lecteur découvre alors avec bonheur ("Lire est une joie", écrit Evelyne Grossman à la page 39) la pensée – et l’angoisse inhérente à cette dernière – (d’) après Derrida, Lévinas, Lacan, Beckett, Foucault, et Blanchot.

Dans le chapitre liminaire, Evelyne Grossman examine la notion d’angoisse en tant que "sortie de soi". Pour ce faire, elle s’évertue à retracer l’origine, le fonctionnement et les implications littéraires et philosophiques de l’angoisse de penser. De la "fatigue" à "l’extase", en passant par le processus de décréation et recréation, l’angoisse revêt différents aspects concomitants, et pose ainsi la question de l’identité précaire et instable du sujet, toujours exposé, à travers cette question de l’angoisse, à l’invasion de l’autre en soi (ce dès sa naissance, avec l’expérience première que constitue la respiration, selon Lacan), et donc à l’expérience de la folie. C’est donc un panorama de l’expérience de la limite que l’auteur dresse ici : la négativité, inscrite en creux dans l’angoisse, devient moteur, "énergie créatrice"   , quelle que soit la forme adoptée, "déconstruction (Derrida), désœuvrement, désastre (Blanchot), dédit (Lévinas), décréation, littérature du non-mot [unword] (Beckett), litanie des "il n’y a pas de…" chez Lacan, fin de l’homme renversant ironiquement toute finitude pour Foucault…"   . Chez tous ces penseurs de l’angoisse, le mouvement, la tension et l’écart maintenu entre je et moi préside à la définition du sujet moderne.

Dans le deuxième chapitre, "Les voix de Jacques Derrida", Grossman pose la question de l’appartenance de la voix, à la fois propre et impropre, dans la mesure où elle doit assumer la présence de l’autre en soi : "toute voix est, par définition, impropre, la mienne-pas la mienne."   Par conséquent, le lieu d’origine de la voix s’avère par essence "atopique" – du grec atopos, fou, extravagant – et "intenable", "toujours au bord de l’effondrement", comme l’écrit Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre. Les frontières entre moi et l’autre, entre le dedans et le dehors sont alors repensées dans leur rapport à l’instabilité, au fragile équilibre du (des ?) sujet(s) parlant(s).

Le chapitre consacré à Emmanuel Lévinas ("Le grain de folie d’Emmanuel Lévinas") s'intéresse au mouvement inhérent à ces écritures de la discontinuité qui (af)franchissent le langage de ses structures traditionnellement liées. C’est une nouvelle forme de lien qui se fait jour, notamment à travers ces mouvements successifs de dit et de dédit : "C’est toute la langue alors qui bouge, qui se met littéralement en mouvement, qui s’arrache à la stabilité, au repos que lui donnait l’existence en son être. Et désormais à l’intérieur du Dit, se fait, comme le dit Lévinas, l’appel du dédit"   , rappelle l’auteur. Alternant entre apparition et disparition, le sens se trouve donc ébranlé, conformément au processus de la respiration, qui réprime puis expulse le souffle. Où l’on atteint avec Lévinas à la "désidentité", lieu de "l’éclatement de l’identité à soi"   , entraîné par la perte d’ipséité.

Le quatrième chapitre, "Il n’y a pas de métalangage", propose un rapprochement entre la pensée de Lacan et celle de Beckett. L’auteur y analyse la notion de dénégation psychanalytique dans son rapport au discours littéraire. Elle s’attache à souligner l’articulation entre affirmation et négation, non-lieu par définition aporétique : "je suis… peut-être", dit le "sujet ephectique", selon la terminologie de Beckett, de L’Innommable. Différents points de comparaison entre Lacan et Beckett sont ainsi soulevés : la méprise en psychanalyse à laquelle feraient écho "les multiples figures du ratage, de l’effacement, de la rétractation chez Beckett" ; l’usage du "malentendu", prôné par les deux auteurs ; enfin, le parallélisme entre le potentiel d’ouverture propre à la dénégation, et "le mouvement qui creuse l’absence dans la présence, la réussite dans le ratage"   dans l’œuvre beckettienne.

Dans le chapitre suivant, "Qu’est-ce qu’une archive ?", Evelyne Grossman repère les points de croisement entre les textes de Foucault et ceux de Beckett. La posture adoptée par ces deux auteurs mais d’autres aussi, notamment Blanchot, prend la forme d’une "pensée du dehors", outil visant à "saisir ce qui serait à la fois de l’ordre de l’impensable et de l’innommable"   . En effet, la sortie de soi constitue un préalable à la présence du sujet dans la disparition. Ainsi, dans Pour finir encore, Beckett n’en finit pas d’effacer ses traces, ou plus précisément de tenter de rendre le mouvement de l’effacement des traces. De plus, la figure –  récurrente dans l’œuvre de Beckett – de l’expulsé tend à brouiller les limites entre le dedans et le dehors, entre le je et le monde : entre le "petit corps" et le désert qui l’entoure, "Qui donc est l’expulsé de l’autre ?"   , s’interroge à juste titre Evelyne Grossman. L’archive, au sens où l’entend Foucault, se trouve pleinement réalisée, précisément à travers le processus d’effacement de ce "petit corps" qui se fond – comme malgré lui, mu par une puissance de dissolution qui l’excède – dans "l’espace anonyme du discours et de l’écriture"   . La question de l’archive engendre alors une "exploration des bords de la parole et de l’écriture"   , reprise au chapitre suivant sous un angle quelque peu resserré.

Dans le chapitre "À la limite…", Grossman propose une lecture fine et minutieuse du dramaticule de Beckett, Cette fois, placé sous le signe du paradoxe. Comme toujours chez Beckett, il s’agit de tenir ensemble deux positions opposées. Ainsi la dialectique traditionnelle entre silence et parole est-elle sapée au profit d’une relation d’inclusion et de réversibilité : "Indistinctement donc, et de façon contradictoire, les mots sont à l’intérieur du vide et le vide est à l’intérieur des mots. Ils le remplissent comme il les remplit."   Partant, nous est exposée une analyse de détail du dispositif scénique et vocal de Cette fois – le Souvenant, seul sur scène écoute les bribes de trois voix, A, B et C. Le flottement – le "principe d’incertitude", comme l’appelle Evelyne Grossman – semble alors régir l’ensemble de ce dramaticule : flottement des souvenirs indistincts, de la temporalité, de la tête du Souvenant (suspendues à trois mètres au dessus du sol), et de la syntaxe. Cette dernière suscite une hésitation incessante de la part du lecteur qui se demande, avec l’auteur de L’Angoisse de penser, "quelles limites tracer dans cette syntaxe indécise et mouvante qu’invente Beckett, une syntaxe qui nous laisse comme irrésolus entre rétrospection (revenir en arrière pour relire) et prospection […]"   .

Les deux derniers chapitres s’intéressent à Maurice Blanchot, et s’attachent à invalider les interprétations nihilistes (qui ont souvent été faites sur son œuvre), en soulignant a contrario l’extrême force de la présence dans le dédit, dans le retrait du mot. L’esthétique de la dérobade, du détour reflète bien ici la centralité de l’expérience de l’insaisissable, au cœur de ces écritures modernes. Le "désœuvrement" blanchotien, c’est, selon la définition qu’en donne Evelyne Grossman, "cette force de dissolution créatrice où n’en finit pas de mourir un sujet devenant écrivain"   . Le silence apparaît par conséquent, non pas tant comme l’expression d’une impuissance, d’une lacune, d’un manque à combler, mais comme le lieu par excellence de ce désœuvrement.

De surcroît, dans le dernier chapitre, l’analyse du roman de Blanchot, Thomas l’Obscur, offre à son auteur l’occasion d’un dialogue entre l’espace littéraire, selon l’expression célèbre de Blanchot de l’espace analytique. Si l’écriture de Blanchot, à l’instar du travail analytique, procède par dissociation et association, il en est de même dans la lecture, tiraillée entre la force de dissolution à l’œuvre, et la puissance de rassemblement. Ainsi, la multiplicité d’anagrammes qui saturent le texte de Blanchot reflète-t-elle cette tension : les anagrammes creusent, forent des trous au sein des mots, tout en maintenant une nécessaire recomposition, un réagencement unifiant. "Folles lectures" ?


Face à ces écritures mouvantes, dites de "l’expérience-limite", aux confins de la folie, le lecteur, par mimétisme, ne peut que se trouver (é)mu.


* À lire également : la critique du même ouvrage par Guillaume Artous-Bouvet