Le tour moralisateur qu'a désormais pris la lutte contre la pauvreté masque le fait que celle-ci est avant tout le produit des inégalités.

Frédéric Viguier vient de faire paraître La cause des pauvres en France (Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2020) où il étudie les formes qu'a prises la lutte contre la pauvreté dans notre pays depuis 1945, sous l'angle de ses promoteurs ou avocats. Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Vous venez de publier une enquête sociohistorique sur les avocats de la cause des pauvres en France depuis 1945. Peut-être pourriez-vous expliquer pour commencer ce qu’il faut entendre ici par « cause » ?

Frédéric Viguier : J’utilise la notion de cause au sens assez ordinaire de cause à défendre et promouvoir. Je parle de « cause des pauvres » comme d’autres ont pu parler de « cause du peuple », de « cause des sans-papiers » (Johanna Siméant), de « cause de l’environnement », etc. Les sociologues Boltanski et Thévenot ont attiré l’attention sur le caractère socialement construit de ces causes. Ils caractérisent la cause comme « la volonté proclamée par divers acteurs et groupes mobilisés de réparer l’injustice faite à un groupe social en portant à la reconnaissance publique son existence jusqu’alors ignorée ou sous-estimée ».

Pour plusieurs raisons, ce concept m’a paru utile pour penser les évolutions du rapport de la société française à la pauvreté.

Premièrement, l’idée que la pauvreté peut être combattue et résorbée parce qu’elle n’est pas dans l’ordre naturel des choses, est assez récente dans l’histoire sociale et politique.

Deuxièmement, agir pour « les pauvres » plutôt que pour les salariés ou la classe ouvrière, ou encore les Français de souche, ou bien encore les étrangers : cela est une manière spécifique de construire la question sociale, manière d’agir qui appelle des savoirs particuliers et des réponses spécifiques.

Et puis troisièmement, les causes ont souvent pour caractéristique d’être en compétition les unes avec les autres. En théorie, elles pourraient s’allier, mais en en pratique elles doivent aussi faire reconnaître leur caractère prioritaire.

Et donc, cette manière de cadrer les choses m’a paru utile pour comprendre ce paradoxe qui est à l’origine de mon livre : entre la fin des années 1980 et celle des années 1990, plusieurs grandes lois sociales se sont données pour objectif de combattre la pauvreté (le RMI, devenu RMA puis RSA aujourd’hui, la CMU, etc.) et cela s’est produit alors même que le droit des salariés était détricoté. La cause des pauvres en France n’a pas fait bon ménage avec la cause des salariés et, à mon sens, c’est finalement regrettable pour les pauvres comme pour les salariés.

 

Des associations et en particulier ATD Quart Monde ont joué un rôle essentiel dans la transformation de la représentation de la pauvreté et l’accès des pauvres à la protection sociale après 1945. Elles ont trouvé des alliés, qui avaient leurs propres motivations, au sein de la haute administration, puis chez les responsables politiques, et leur action, au long cours, a finalement débouché sur les grandes lois des années 1980 et 1990 qui visaient à lutter contre la pauvreté. Pourriez-vous indiquer quels seraient selon vous les principaux acquis de cette séquence ?

Oui, comme vous le dites, ATD Quart Monde a joué un rôle central dans la promotion du droit des plus pauvres, en exigeant l’accès des pauvres à des droits humains fondamentaux : avoir un revenu minimum, une protection sociale, un logement, du travail, le respect de leur dignité et de leur intégrité par les travailleurs sociaux, la pleine inclusion démocratique des pauvres devant être considérés comme des citoyens à part entière de la société française. C’est au milieu des années 1950, dans un bidonville de la périphérie parisienne, que naît cette association. ATD estime, assez rapidement, que les nouvelles institutions de la société salariale (Sécurité sociale, progrès du droit du travail) et le mouvement ouvrier (notamment le Parti communiste) ne mesurent pas l’étendue du problème de la pauvreté aux marges du salariat populaire. Le combat d’ATD naît de cette expérience fondatrice. Et, en effet, ATD a eu une place essentielle dans l’émergence des grandes lois sociales des années 1980-1990.
En ce qui concerne les acquis de cette séquence, il faut dire clairement que le revenu minimum et le droit à la couverture santé sont d’immenses progrès pour les personnes concernées. C’est en raison de ces « amortisseurs sociaux », comme disent les économistes, que la France a un des taux de pauvreté les plus bas parmi les pays développés et que la pauvreté n’augmente pas aussi fortement qu’ailleurs en période de crise économique.

 

Mais la représentation des pauvres change à nouveau à partir du milieu des années 1980. Si bien que les avancées notées ci-dessus sont devenues passablement ambigües. La transformation de la cause en problème politique, qui pouvait sembler l’aboutissement logique des efforts de ces avocats, s’est finalement soldée par un recul de la manière d’envisager la lutte contre la pauvreté et l’accès des pauvres à la protection sociale. Pourriez-vous expliquer comment cette transformation a produit ces effets ?

Oui, merci de me poser cette question. L’une des thèses que je défends en effet dans ce livre est précisément qu’il ne faut pas en rester à ce satisfecit sur les nouvelles lois de lutte contre la pauvreté.

D’abord, le montant du revenu minimum est très insuffisant et le droit au logement n’est pas effectif. Il y a quelque chose d’hypocrite dans ces lois qui proclament une ardente nécessité de combattre la pauvreté mais ne prévoient pas des prestations qui permettent une véritable sortie de la pauvreté.

Ensuite, ces lois ont eu des effets pervers et se sont en partie retournées contre les pauvres. L’insistance sur le caractère moral de la lutte contre la pauvreté et, notamment, sur le droit moral à l’insertion pour les pauvres et le devoir moral d’insérer les pauvres pour la société a abouti à un contrôle des pauvres, constamment sommés de s’insérer, d’acquérir des compétences, alors même que la file d’attente du chômage est très longue. Ce glissement d’une vision structurelle de la pauvreté comme produit des inégalités à une vision morale, individualisante, s’accompagne d’une mise sous pression des pauvres en contrepartie de prestations bien trop maigres. C’est ainsi que le Président de la République a pu tenir des propos stupéfiants sur le « pognon de dingue » dépensé pour des pauvres qui n’auraient, selon lui, qu’à « traverser la rue » pour trouver du travail et sortir de la détresse.

En définitive, la lutte contre la pauvreté n’a pas complété les institutions du salariat ; elle s’y est en partie substituée (notamment pour le salariat populaire, victime de la précarité accrue). Ce n’était pas l’intention des avocats de la cause des pauvres qui voient lucidement les ravages de la précarité et du détricotage du salariat. Mais ces avocats sont néanmoins un peu orphelins d’autres mouvements sociaux qui soient capables de changer les rapports de force sociaux.

 

Parallèlement à l’institutionnalisation de la cause des pauvres, la pauvreté ou plutôt l’exclusion est alors devenue, montrez-vous, une catégorie légitime de savoir et d’investigation scientifique, mais dont on peut se demander si elle a vraiment servi la cause ou encore si elle n’a pas participé à un désarmement de ses avocats. Pourriez-vous en dire un mot ?

Ah, votre question m’invite à parler d’un aspect un peu technique : le rôle que les sciences sociales jouent dans les représentations que les sociétés se font d’elles-mêmes. C’est un aspect qui intéresse souvent plus les spécialistes de sciences sociales que les citoyens, mais je vous réponds avec plaisir !

Pour caricaturer et simplifier le propos de mon livre, je dirais que le paradigme des classes sociales est plus compatible avec une vision sociologique du monde social alors que le paradigme de la pauvreté est compatible avec une vision économétrique. Je m’explique : dans les années 1970, les avocats de la cause des pauvres demandaient que les institutions nationales d’information statistique et sociale mesurent mieux les situations de pauvreté aux marges du salariat qu’on appelait également « l’exclusion ». La statistique publique, influencée par la sociologie et reposant largement sur les catégories socioprofessionnelles, ne savait pas produire cette connaissance. Et puis à partir du milieu des années 1980 et plus encore dans les années 1990, les choses se sont inversées. L’économétrie a supplanté la sociologie dans la statistique publique et, avec elle, sont arrivés le comptage des pauvres, la description de leur situation, l’évaluation des politiques publiques en leur direction : tout cela est devenu une activité routinière de la statistique publique.

Mais je ne pense pas que cette « consécration scientifique » ait eu un impact positif pour les pauvres. Au final, l’expertise statistique sur la pauvreté se préoccupe surtout de l’évaluation de courte durée des dispositifs, de leur coût, de leurs effets incitatifs ou désincitatifs sur la reprise du travail, mais non des enjeux structurels. Du coup, je pense donc que cette consécration scientifique a désarmé les avocats des pauvres. Ceux-ci n’ont pas vraiment besoin d’une évaluation permanente des dispositifs. Ils ont besoin d’une protection sociale universelle et d’une théorie intersectionnelle des inégalités, attentive aux différentes manières dont s’exercent les rapports de pouvoir, en fonction de l’âge, du sexe, de la classe, de la race et de la nationalité. La pauvreté est la forme extrême que prennent les inégalités.

 

Le bilan que tirent aujourd’hui les principaux acteurs de la politique de lutte contre la pauvreté est très critique. Pour autant, vous n’excluez pas à la toute fin du livre la possibilité d’une redynamisation de la cause des pauvres, qui pourrait prendre appui sur de nouvelles alliances entre ses avocats les plus engagés et d’autres segments de la société française. Pourriez-vous en dire encore un mot ?

Vous avez raison : dans la conclusion du livre, je me montre plus optimiste que dans le livre lui-même. Comme je le disais tout à l’heure, mon livre pose un diagnostic mitigé sur les effets que les grandes lois de lutte contre la pauvreté des années 1980 et 1990 ont eu pour les pauvres (et pour le salariat). J’exprimais aussi des doutes sur la capacité des avocats des pauvres à « renverser la table ». Leur mode d’action est plutôt celui du plaidoyer, de la dénonciation publique, que celui du conflit ou du rapport de force.

Et pourtant, il me semble que l’espèce de radicalité démocratique d’associations comme ATD Quart Monde, leur exigence intraitable d’impliquer les pauvres dans la vie de la cité et dans les décisions les concernant, eh bien, tout cela est en profonde résonance avec les nouvelles aspirations démocratiques qui se font jour dans de larges segments de la société française. Du mouvement des Gilets jaunes à la convention citoyenne pour le climat, de nouvelles expériences démocratiques viennent réveiller la démocratie française de sa grande fatigue. Les formes habituelles de la délégation démocratique, que les puissants avaient su si bien détourner à leur unique avantage, sont désormais remises en cause. L’affinité que l’on peut constater entre l’élan participatif chez ATD Quart Monde, par exemple, et chez les Gilets Jaunes me paraît susceptible de nourrir des alliances prometteuses. Permettez-moi de préciser que ce n’est pas là une prédiction, juste le constat d’une affinité. Ce sont les acteurs qui écrivent l’histoire !