"Une grande œuvre pour comprendre le millénaire qui s'ouvre à la lumière des millénaires qui le précèdent"
Un entretien avec Vincent Debaene et Frédéric Keck, qui ont établi avec Marie Mauzé et Martin Rueff l'édition du volume Œuvres de Claude Levi-Strauss dans la bibliothèque de la Pléiade.
(Cet entretien est en trois parties : première partie, deuxième partie, troisième partie)

Place de l'esthétique dans l'œuvre

nonfiction.fr : Peut-on parler d’une "esthétique structurale" ? La trouve-t-on chez Lévi-Strauss, ou reste-t-elle à inventer à partir de son œuvre ? 

Vincent Debaene : C’est l’hypothèse, très convaincante, que développe Martin Rueff dans son édition de Regarder écouter lire. Il suggère que ce "petit" livre de 1993 entièrement consacré à l’art, loin de constituer une école buissonnière tardive, remplit le rôle joué par la Critique de la faculté de juger chez Kant, en complétant la théorie anthropologique par une réflexion sur le jugement de goût. Il montre comment la logique des qualités sensibles explorée dans La Pensée sauvage et retrouvée dans les mythes est à la source d’une véritable esthétique. Cette dernière est kantienne dans ses fondements mais, en refusant de placer le sujet (créateur ou amateur) en son centre et en s’appuyant sur une "philosophie de l’esprit" éprouvée et affinée dans l’étude de la parenté et des mythes, elle ne distingue pas entre beauté artistique et beauté naturelle.

Sur le terrain esthétique également, l’anthropologie structurale peut bien être définie comme un "kantisme sans sujet transcendantal", selon la formule de Paul Ricœur que Lévi-Strauss reprend à son compte dans Le Cru et le Cuit. Plus généralement, s’il y a bien une conviction que partagent tous les éditeurs de ce volume – Martin Rueff, Marie Mauzé, Frédéric Keck et moi-même –, c’est bien celle de la profonde unité de l’œuvre de Lévi-Strauss et de sa très grande cohérence. Ni la théorie esthétique, ni la dimension "littéraire" de l’œuvre ne constituent des à-côtés de la pratique scientifique. Nous ne pouvons pas empêcher une réception paresseuse qui lit l’entrée de Lévi-Strauss dans la Pléiade soit comme une confirmation de l’obsolescence de l’anthropologie structurale, soit comme l’illustration d’un primat de la sensibilité sur la rationalité, mais notre travail d’éditeurs vise à montrer le contraire. Et si nous croyons que l’œuvre de Lévi-Strauss n’est pas seulement un monument mais une pensée qui reste d’une profonde actualité aujourd’hui, c’est d’abord parce qu’elle nous invite à reconsidérer nos catégories et nos modes de classement des discours et des œuvres.

Frédéric Keck : Que l’œuvre de Lévi-Strauss trouve sa signification la plus générale dans une esthétique me semble avoir plusieurs niveaux de compréhension, du plus abstrait au plus concret. D’abord, cela signifie qu’elle s’inscrit dans le sillage d’une certaine modernité philosophique, issue de Kant, selon laquelle c’est au niveau du jugement esthétique que s’opère l’unité du sensible et de l’intelligible – même si Lévi-Strauss, dans ses notes inédites rajoutées au volume de la Pléiade rattache aussi cette inspiration au "néo-fétichisme" de Comte, et on pourrait lui trouver des sources chez Platon. Mais on peut aussi la comprendre au sens où l’esthétique offre un lieu d’expérimentation permettant d’éviter de confiner les sociétés sauvages dans une mystérieuse altérité et de découvrir leur intelligibilité. En ce sens, l’art remplit chez le "dernier" Lévi-Strauss le rôle que jouait l’inconscient chez le "premier", celui de terrain de communication entre moi et autrui – même si la question esthétique est centrale dès ses premiers travaux, et si le dialogue critique et ironique avec la psychanalyse n’a jamais cessé.

Il faut souligner que la notion de "logique des qualités sensibles", qui devient centrale dans la pratique de l’anthropologie structurale après La Pensée sauvage, offre une résolution forte du problème de la "logique de l’affectivité" posé par Comte et Lévy-Bruhl : l’esthétique n’est donc pas un divertissement pour Lévi-Strauss, elle est la clé du déplacement qu’il impose à la pensée anthropologique française.

Il y a enfin un troisième niveau, plus concret, et à mon sens ambivalent : l’esthétique au sens des "objets de musée", de ce qui est offert à la contemplation dans un espace de conservation. Ce volume de la Pléiade participe bien à une entreprise de "muséification" de l’œuvre de Lévi-Strauss, en un sens positif d’abord, parce qu’il reproduit avec des illustrations superbes les objets d’art qui n’ont cessé d’animer la réflexion de Lévi-Strauss – photographies des Nambikwara et des Bororo, collerette de Clouet, massue Haida, churingas australiens, masques de Dzonokwa, peintures de Poussin, et il aurait fallu un CD de Rameau et Ravel ! – mais aussi, de façon plus problématique, en ce qu’il sacralise – sous la forme du fameux papier Bible de la Pléiade – un ensemble de textes offert à la contemplation et non plus à la réflexion critique. C’est à ce troisième niveau qu’il faut, je crois, reprendre les enseignements du premier niveau dont je parlais auparavant : l’esthétique n’est pas offerte à une contemplation béate du fait du caractère mystérieux des objets auxquels elle s’attache, elle est d’abord un lieu de formation critique pour un sujet qui veut saisir des formes intelligibles dans l’expérience sensible.


L'actualité inactuelle d'une œuvre au carrefour des millénaires

nonfiction.fr : Lévi-Strauss a été la matrice d’une avant-garde théorique, et parfois, peut-être contre ses intentions, politique. Y a-t-il eu une part de malentendu dans ces lectures, que ce volume viendrait corriger ? Les goûts artistiques de Lévi-Strauss privilégient le XIXe siècle, et il a pris des positions plutôt "conservatrices" sur le plan culturel : est-ce en cohérence avec sa position d’ethnologue soucieux de préserver des héritages culturels et "identitaires" et l’appliquant à l’Europe, ou bien est-ce un effet de son évolution, par exemple après Mai 68, qu’il a plutôt mal vécu ? Le Lévi-Strauss des années 1980 est-il autre que le Lévi-Strauss des années 1950-60, dialoguant avec le marxisme en se situant souvent "à l’intérieur" ? Dans quelle mesure peut-on dire que le développement du structuralisme et de la pensée de Lévi-Strauss ont été aussi affectés par l’histoire événementielle ?

Frédéric Keck : Il y a toujours eu en effet un décalage entre les textes de Lévi-Strauss et le temps historique dans lequel ils intervenaient. Les Structures élémentaires de la parenté développent sur cinq cents pages une théorie de l’universalité des structures mentales et sociales, au moment où Sartre présente sa philosophie de l’engagement en cent pages dans L’existentialisme est humanisme. Tristes tropiques parle des sociétés sauvages sur le ton de la désillusion alors que tout le monde s’enthousiasme pour le mouvement de la décolonisation. La Pensée sauvage est peut-être le livre qui a le plus coïncidé avec sa conjoncture – la discussion sur les rapports entre marxisme et sciences humaines – avec une capacité étonnante à la devancer et à l’informer. Enfin, les Mythologiques – "grandes" et "petites" - apparaissent rétrospectivement comme un "retrait dans la nature" par rapport aux agitations politiques des années soixante-dix, bénéficiant d’une aura de conservatisme dans les années quatre-vingt, dont Regarder écouter lire peut sembler marquer l’apogée.

Quelle est la signification de l’entrée de Lévi-Strauss dans la Pléiade par rapport à notre conjoncture intellectuelle et politique ? Je crois que ce décalage continue à opérer des effets de sens, d’abord parce que Lévi-Strauss est toujours vivant alors que ses grands interlocuteurs – amis et contradicteurs – appartiennent à l’histoire des idées, et parce qu’il ne cesse de dire qu’il regarde notre monde avec le point de vue d’un homme "né dans un monde où il n’y avait qu’un milliard d’humains". Mais il y a aussi un beau décalage dans le fait de publier ses Œuvres en Pléiade alors que les sciences humaines ne font plus de succès d’édition, ou alors sous forme de petits livres vite oubliés et trop en adéquation avec la conjoncture ; ce volume nous rappelle à ce titre que les sciences humaines avaient vocation à produire de grands livres, capables de bousculer la conjoncture et de l’éclairer par un regard de biais ou "éloigné".

Je ne dirais donc pas que l’œuvre de Lévi-Strauss a été affectée par l’histoire événementielle des cinquante dernières années, je dirais plutôt qu’elle l’accompagne, en en faisant percevoir les échos à travers une histoire beaucoup plus longue, celle de l’humanité depuis le néolithique. C’est la grande leçon du dernier chapitre de La Pensée sauvage : Lévi-Strauss n’y dit pas que nous devons cesser d’être révolutionnaires, car c’est une thèse profondément conservatrice, voire réactionnaire (il y a bien un fond réactionnaire dans les sciences sociales depuis Bonald, qui a d’ailleurs produit de grandes œuvres) mais que nous ne percevons pas les événements de la même façon si nous nous tenons sur un autre niveau historique. Ce qui apparaît alors, ce ne sont plus les permutations de la combinatoire de la Révolution française depuis deux siècles, mais les problèmes que posent l’alimentation et la sexualité depuis la révolution néolithique, qui a introduit l’agriculture et la domestication, et dont nous continuons à transformer la signification.

C’est cela, je crois, l’actualité inactuelle de Lévi-Strauss en 2008 : non pas seulement l’anniversaire de quelques grandes dates –  pour reprendre les combinaisons du chiffre 8 sur lesquelles il jouait dans sa leçon inaugurale au Collège de France : 1908, naissance de Lévi-Strauss, 1938, second séjour au Brésil, 1948, retour de New York, 1958, publication d’Anthropologie structurale, 1968, "les structures descendent dans la rue"… - mais aussi et surtout une grande œuvre pour comprendre le millénaire qui s’ouvre à la lumière des millénaires qui le précèdent. C’est un peu grandiloquent ; mais l’entrée d’un grand auteur dans la Pléiade – constellation dont Vincent Debaene rappelle à la fin de la préface qu’elle a une signification très précise dans la mythologie amérindienne, instaurant une bonne distance entre avidité et indifférence – prête à ce genre de grandiloquence.


Propos recueillis par Emmanuelle Loyer et Jean-Claude Monod

(Cet entretien est en trois parties : première partie, deuxième partie, troisième partie)