À l’heure des réflexions sur les comportements masculins dans l’espace public, l’attitude du président français lors du dernier sommet de l’OTAN a été largement critiquée, notamment par l’emploi d’une expression bien précise : le « manspreading ». Il s’agit d’une attitude pratiquée par certains hommes qui, lorsqu’ils s’assoient, écartent tellement les cuisses qu’ils en viennent à occuper plus que la largeur d'une place, gênant alors leurs voisin.e.s. Alors que le Moyen Âge est une époque souvent pointée du doigt en raison du comportement des hommes, on y trouve aussi des représentants de la gent masculine les jambes fermement serrées l’une contre l’autre.
Le portrait du duc de Ferrare
Hercule II d’Este est au début du XVIe siècle le duc de Ferrare. Sa généalogie est fameuse puisque d’une part il obtient par droit de naissance le duché italien, et d’autre part il est aussi par sa mère, Lucrezia Borgia, le petit-fils du pape Alexandre VI. En 1535, le duc, grand humaniste, demande à ses peintres favoris de le portraiturer sous les traits d’un héros de la mythologie gréco-romaine : Hercule. L’assimilation du duc au fils éponyme de Zeus offre un parallèle intéressant à exploiter, et Hercule II d’Este demande à être peint dans une iconographie bien spécifique, celle d’Hercule attaqué par les Pygmées. L’histoire est racontée par le poète antique Philostrate l’Ancien : au cours d’un sommeil bien mérité puisqu’il vient de vaincre le géant Antée à la lutte, Hercule est réveillé par une armée de minuscules personnages, les Pygmées, désireux de venger la mort de leur protecteur. À son réveil, Hercule est amusé par les petits êtres qu’il rassemble dans sa peau de lion.
À la demande du duc de Ferrare, ses peintres de cour, les talentueux frères lombards Dosso et Battista Dossi, peignent un portrait en pied particulièrement surprenant. Alors qu’Hercule, entouré d’une ribambelle de petits hommes, est nu et musclé, il porte les traits du commanditaire : la comparaison avec des portraits plus classiques ne laisse aucune place au doute. Mais surtout, Hercule II adopte une pose allongée, alanguie, déhanchée et sa silhouette est animée d’un mouvement serpentin, à la fois souple et gracieux. Le détail le plus surprenant de cet étrange portrait mythologique réside dans la position des cuisses du duc, vigoureusement serrées l’une contre l’autre.
Pour un spectateur de la Renaissance, la pose du duc est très dérangeante puisqu’elle rappelle un type de peintures, alors très à la mode, représentant Vénus allongée devant un paysage champêtre ou dans une luxueuse chambre. Et oui : le duc de Ferrare est peint comme s’il était une femme ! En effet, une longue tradition, attachée à la philosophie antique puis à la pensée chrétienne, associe le corps charnu et délicat à un caractère féminin. Évidemment, pour démontrer la force politique, militaire et intellectuelle du duché, l’idée paraît des plus cavalières ! Alors, pourquoi avoir fait un tel choix ?
L’androgynie du Christ
À vrai dire, l’image n’est pas si insolite car l’androgynie se trouve, dans les arts de l’époque médiévale, chez un autre homme, et pas n’importe lequel : le Christ. Tout au long du Moyen Âge, le dieu incarné en homme peut avoir une allure féminine. Sur un sarcophage conservé dans l’église San Francesco de Ravenne par exemple, Jésus présente une ambiguïté sexuelle frappante : d’abord, il est imberbe, ensuite, son buste évoque clairement une poitrine féminine. Au XVe siècle, Bartolomeo di Giovanni féminise le Christ qui adopte des courbes tout en rondeur pour son Baptême. Or, le moment où Jésus accepte de se faire baptiser par saint Jean-Baptiste est considéré comme une marque d’humilité de la part du Fils de Dieu. Généralement attendue chez une femme, l’humilité est, dans cette peinture, véhiculée par les courbes toutes féminines du corps christique.
Que ce soit le Christ ou le duc de Ferrare, les personnages peints ont des traits féminins, qu’ils partagent toujours avec des traits masculins. Ainsi, la figure du Christ mort de Rosso est féminisée par son déhanchement et ses jambes serrées l’une contre l’autre, rendant son sexe invisible, mais il n’en demeure pas moins que le peintre a pris soin de représenter quelques virils poils sur le torse de Jésus. Dès lors, l’image montre à l’aide de moyens visuels une symbolique parfaitement claire et largement répandue : le Christ possède simultanément des qualités féminines et des qualités masculines. Il est à la fois vigoureux et fort comme un homme, mais aussi doux et humble comme une femme. En somme, il détient l’ensemble des qualités humaines, rien de plus normal lorsqu’on est appelé à être le Sauveur !
Les jambes serrées : un trait du bon gouvernant
Revenons au portrait mythologique d’Hercule II d’Este. En appliquant la logique de l’iconographie christique à la peinture des Dossi, on peut se demander si l’androgynie du corps du duc de Ferrare traduit, tout comme celui du Christ, l’accumulation de ses vertus. D’ailleurs, en tant que prince, il est le reflet du divin sur la terre et, à ce titre, il porte en lui une certaine perfection. Pour comprendre les qualités qu’Hercule II revendique, l’historienne de l’art Elisa de Halleux propose, dans sa thèse de doctorat, de jeter un regard sur la situation politique de son règne. En effet, le duc prend le pouvoir à la suite de son père, Alphonse Ier d’Este, un homme de guerre. Mais, contrairement à ce dernier, Hercule II ne possède aucune force de frappe, c’est pourquoi, tout au long de son règne, il use de moyens diplomatiques afin de pacifier son territoire et d’entretenir de bons rapports avec les grandes puissances que sont le pape et l’empereur.
L’image dégage donc les diverses qualités, féminines et masculines, dont Hercule II saura faire preuve tout au long de son règne. Il est un prince certes courageux et avisé, et aussi bienveillant, tempéré et aimant. En somme, il est un bon dirigeant, toujours à la recherche de la paix et prêt à cultiver l’autodiscipline, y compris dans ses rapports sociaux. Un véritable programme politique émerge de l’image, surtout si l’on considère que la peinture a probablement été réalisée au début de son règne. En bref, c’est toute la promesse de la douceur du règne du duc de Ferrare qui se manifeste dans ce portrait allégorique ; et cette pose qui révèle une ligne de conduite bien précise pourrait aujourd’hui encore en inspirer certains.
Pour aller plus loin
-Elisa de Halleux, « Entre divinité et humanité : l’androgynie du Christ, une théologie visuelle ? » dans Nudité sacrée. Le nu dans l’art religieux de la Renaissance entre érotisme, dévotion et censure, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 117-133.
-Elisa de Halleux, « L’androgynie d’Hercule, entre dérision et glorification du prince », dans Le miroir ou l’espace du prince dans l’art italien de la Renaissance, Rennes/Tours, Presses Universitaires de Rennes/Presses Universitaires François-Rabelais, 2012, p. 145-164.
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