Hélène Gestern croise ici son autobiographie à la biographie du poète arménien Armen Lubin (1903-1974), dans une pérégrination à travers deux vies faites de livres.

Il aura été nécessaire à Hélène Gestern de combiner indéfiniment vingt-six lettres de l'alphabet pour s'efforcer de contrer « l'inéluctabilité de l'oubli »   en produisant un livre de 600 pages sur le poète d'origine arménienne Armen Lubin que son livre accompagne jusque sa mort en 1974.

Si peu de photos

Hélène Gestern a l'habitude de travailler sur archives. C'est son travail universitaire. D'habitude elle cloisonne. La romancière n'est pas l'universitaire. Mais ce livre pense l'exil et l'écriture loin de la fiction, si tant est qu'elle écrive de la fiction. Elle finit par se dire que la distinction à laquelle elle procède d'habitude n'a que peu d'intérêt ici. A la recherche du temps perdu, nous ne cessons de croiser par un curieux hasard, dans ce travail d'écriture et d'enquête – l'historien est l'enquêteur, istor, nous dit Hérodote    – diverses figures de femmes prénommées Madeleine, dont Madeleine Follain, peintre, fille du peintre nabi Maurice Denis, épouse du poète Jean Follain, comme un clin d'oeil à Proust. Ecrire sur soi dans cette « folie de mémoire et de mots  »   , c'est écrire à partir du lieu de l'autre, ici l'oeuvre poétique d'Armen Lubin et sa correspondance. Dialogue intime où se rencontrent un homme exilé loin de sa langue maternelle, un poète aux prises avec la langue, et une femme, Hélène Gestern, au regard penché sur une photo de ce dernier, petit garçon alors âgé de trois ans, aux côtés de sa sœur Herminé, d'un an son aînée.  À l'arrière-plan l'inscription « souvenir ». 

Au départ, écrit Hélène Gestern, Armen est un livre sur l'écriture. Un livre, ajoute-t-elle, permet à l'écrivain « de donner aux autres le sentiment qu'ils ne sont pas fous tout seuls »   . Il y a là tout le sérieux de l'ironie. Armen Lubin tait dans ses poèmes la langue de ses origines arméniennes, l'inscrivant ainsi comme en creux de ce refus, ce qui ne va pas sans faire écho au silence de la mère d'Hélène Gestern sur ses origines, dans son effort de maîtrise de la grammaire française. Deux formes d'exil, où la langue de l'autre se fait accueil et est le remède à la souffrance.

Vies en ricochet

Hélène Gestern, en écrivant son autobiographie, croise la biographie d'Armen Lubin. Elle a peu de traces. Les photos sont rares et elle devra chercher ses sources dans des registres et des correspondances afin de sortir le poète de son refuge silencieux. Il est né à Istanbul en 1903 sous le nom de Chahnour Kérestédjian. Il dut quitter la Turquie en 1923, suite aux persécutions et au génocide dont furent victimes les arméniens. Arrivé à Paris, il fréquente dans l'entre-deux guerres, les lieux où se rencontrent entre autres les poètes surréalistes et symbolistes. Ses poèmes sont publiés chez Gallimard par Jean Paulhan. La suite des événements c'est la tuberculose osseuse qui va le frapper de plein fouet. Il va écrire se déplaçant de sanatorium en sanatorium, ce qui n'est pas sans écho avec La montagne magique de Thomas Mann, sauf que le contexte n'a rien à voir. Seul lettré dans des hôpitaux comme La Salpêtrières, où la misère côtoie les insuffisances sanitaires et humaines, il rencontre des malades avec qui il entretiendra des relations et des échanges assez exceptionnels. On ne lui donnera que très tardivement l'antibiotique qui le soulagera de cette tuberculose purulente qui lui détruit peu à peu la colonne vertébrale. C'est pourquoi on traverse de façon quasi aveugle, à ses côtés, les événements de l'entre-deux guerres et la guerre. De celle-ci que dire ? Que Lubin aurait été obligé de faire la guerre même s'il était classé « apatride » sur le territoire français ? D'après Hélène Gestern, Un balcon en hiver de Julien Gracq est le roman incontournable pour ressentir toute l'étrangeté de cette période. Partant essentiellement de l'oeuvre de Lubin, mais aussi de toutes ses propres lectures rencontrées tardivement grâce à une classe préparatoire littéraire où elle apprit d'abord ce que signifie ne pas appartenir à la bonne classe sociale, elle procède comme par ricochet avec sa propre écriture, renvoyant le lecteur à Annie Ernaux, inégalable sur ce sujet.. 

L'exil ou l'insécurité linguistique

Exilé de sa terre natale, c'est d'abord en français que va s'exprimer Armen Lubin. De l'Arménie, ce passionné de Guillaume Apollinaire et Henri Michaux, pour n'en citer que deux, ne parle presque pas dans ses poèmes. « Nous sommes habités par les morts. Ils nourrissent notre vie, mais pourraient nous emprisonner dans leurs ténèbres si l'on n'y prend garde »   écrit Hélène Gestern qui entreprend de raconter la poésie d'Armen comme un chant de résistance silencieux à l'oubli, un chant de vie.

Terrible bureaucratie française qui demande à la mère de l'auteur, pour constituer son dossier-retraite, une attestation de naissance au moment de la guerre dans l’ex-Yougoslavie, son pays de naissance. Evoquant la question de la guerre compromettant les échanges entre les pays, on lui rétorque inlassablement qu'il y a la voie postale pour échanger avec l'administration. Situation pathétique où la vie humaine est suspendue à la bêtise d'un fonctionnaire buté. Ce sentiment d'absurdité, on le retrouve dans la vie de Lubin, dans le même temps abandonné à la maladie et si attaché à la limite de la raideur, au respect de la grammaire française, inquiet de ses moindres dérapages se méfiant de cette langue,la sienne, si enfouie en lui, comme dans une gangue, cette langue maternelle qui ne l'a jamais quitté. Sa poésie, il l'écrivait en français, loin de l'arménien.

Écrire comme un ébéniste

Aux côtés de son père, Hélène Gestern enfant s'exerce au travail d'ébéniste. Métier de la précision, de l'intimité avec la matière, de réflexion, d'effort et de patience. « Je fabrique des morceaux de récits, je coupe, je taille, j'assemble, je fixe, je polis »   . Ainsi, dans son travail d'écrivain, procède-t-elle en ressassant les mots du texte, et plutôt de façon rhapsodique. Rien à voir avec une quelconque démarche linéaire. De son côté Armen Lubin est tenté de recommencer sans cesse ses textes, animé par une insatisfaction constitutive de l'oeuvre. « Le texte est une pâte indéfiniment malléable, qu'on porte à incandescence pour la remodeler, jusqu'à lui trouver une forme à peu près satisfaisante. Jusqu'à la prochaine retouche...   Poursuivant le jeu des métaphores, elle voit dans le travail de correction un « mouvement de ressac et de concassage, une régularité rassurante »  

Le refus de Lubin de revendiquer son appartenance à la communauté arménienne se prolonge dans la quasi absence de références au génocide arménien. Quelques métonymies fugaces dans ces poèmes, des scènes tragico-dérisoires, il y a une barrière qui circonscrit toute tentative d'entrer sur un territoire réduit au silence parce qu'il est si difficile de le partager . C'est ainsi qu'il refusera la traduction de son ouvrage de jeunesse écrit en arménien , La retraite sans fanfare, prétextant qu'il trouvait trop de défauts à cette œuvre. L'Arménie, écrit Hélène Gestern, « terre natale sans territoire, est le trou noir où est engloutie l'existence qui aurait pu ou dû, être celle de Chahan-Chahnour ». To die, to sleep – to sleep, perchance to dream, lit-on dans Hamlet. Le silence est une mémoire traumatique, inscrite en creux, qui se réveille chez l'écrivain chaque fois qu'il rencontre la détresse de l'humanité. Mémoire apatride. C'est dans les interludes de la souffrance qu'il a trouvé le temps d'écrire. Déléguer la douleur aux mots et en faire de la littérature, « c'est d'une certaine façon lui rendre la monnaie de la pièce »  

« Les livres que nous lisons écrivent notre biographie »

Cette phrase, Sartre aurait pu la faire sienne, lui qui à la fin des Mots écrira qu'il n'est qu'un homme, fait de tous les autres hommes. La liste de ces livres est longue : c'est une liste à la manière de Pérec, dont Hélène Gestern se réclame et qu'elle cite dans chacun de ses livres, au point de nommer à chaque fois un de ses personnages par le nom d'un de ceux de La vie, mode d'emploi. Elle découvre Jean Christophe Bailly à qui cet ouvrage, Armen, doit sans doute ses analyses sur la rencontre et l'intime. Dans Le versant animal, un conducteur croise incidemment un chevreuil. Il fait presque nuit. Ce qui l'émeut, dans cette apparition, c'est «la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres». On pourrait en effet appliquer cette phrase à la rencontre des textes d'Hélène Gestern et ceux de Armen Lubin. Nous ne sommes que ce tissage de textes et d'oeuvres. Et de rajouter que les livres furent la colonne vertébrale qu'Armen n'avait plus. Ou encore, « Je voulais comme elle [l'auteur de Le Monarque égaré] aller droit au trop plein de ce qui nous hante et l'exorciser phrase après phrase ; parce que j'étais faite de mots et que ce n'était que dans les mots, dans la grammaire accumulée de leurs ombres, le lexique de mes ténèbres privées, que je pourrais m'incarner »   .

Ce que je suis, dit encore Hélène Gestern : une mosaïque de hasards, de caprices de l'histoire, de bifurcations personnelles... ayant pour désir celui de prolonger encore un peu la lueur fragile que furent les écrits d'Armen Lubin.