"Une grande œuvre pour comprendre le millénaire qui s'ouvre à la lumière des millénaires qui le précèdent"
Un entretien avec Vincent Debaene et Frédéric Keck, qui ont établi avec Marie Mauzé et Martin Rueff l'édition du volume Œuvres de Claude Levi-Strauss dans la bibliothèque de la Pléiade.
(Cet entretien est en trois parties : première partie, deuxième partie, troisième partie)

Reconsidérer l'anthropologie structurale dans son unité et son étendue

nonfiction.fr : Ce volume, cet agencement choisi par Lévi-Strauss lui-même invite-t-il à reconsidérer l’anthropologie structurale, et sous quel angle ?

Vincent Debaene : Votre question met le doigt sur un point très important : le choix des textes a été fait par Lévi-Strauss, et notre tâche a été d’interpréter rétrospectivement ce choix. Nous ne sommes donc pas dans le cas "classique" d’un recueil d’Œuvres tel que la Pléiade en propose plusieurs. Le plus souvent, en effet, ce sont des spécialistes qui, après coup, quand le ou les auteurs sont morts, opèrent la sélection avec l’intention (et la responsabilité) de procéder à une évaluation : faire connaître ce qui est méconnu et choisir ce qui doit "rester". Ici, nous avons affaire à une intention d’auteur et non d’éditeur, ce qui rapproche d’ailleurs ce volume des autres recueils de textes de Lévi-Strauss : Anthropologie structurale, Anthropologie structurale deux, Le Regard éloigné. Après tout, 2008 est l’année du centenaire de Lévi-Strauss, mais c’est aussi celle du cinquantenaire d’Anthropologie structurale…

Or à cet égard, et pour répondre à votre question, il me semble qu’au contraire, le volume ne propose pas de réorientation majeure. C’est plutôt la fidélité de Lévi-Strauss à ses objets de prédilection (les populations amérindiennes et leurs productions culturelles) et à ses principes qui est frappante quand on lit les textes qu’il a retenus et qui sont pour l’essentiel "tardifs" puisque quatre des sept ouvrages sont postérieurs à 1975. Lévi-Strauss n’abandonne ni les règles fondamentales de l’analyse structurale, ni la dénonciation anti-humaniste des philosophies du sujet, ni la critique des illusions de la modernité, ni le relativisme culturel fondamental qui est le sien (et qui, comme chez Montaigne, s’accommode très bien d’un certain conservatisme chez soi). Il est vrai néanmoins que ces ouvrages tardifs n’ont pas eu la même réception et la même influence sur le monde intellectuel que les Anthropologies structurales ou les Mythologiques, puisque ils sont parus à une époque où le "structuralisme" était passé de mode.

Autrement dit, non, ce volume ne signale pas de changement majeur dans l’œuvre de Lévi-Strauss, mais oui, il nous invite à la reconsidérer – et à la relire – car il propose une anthropologie structurale débarrassée du "structuralisme" et des couches de commentaires et de malentendus qui se sont accumulées autour de ce nom.

Frédéric Keck : Votre question me semble poser de façon beaucoup plus précise une question que posent les journalistes – et que je comprends, dans leur langage, comme entièrement pertinente, mais qui me laisse un peu muet : "que signifie l’entrée de Lévi-Strauss dans la Pléiade ?" La publication de ces Œuvres ne constitue pas un événement porteur de son propre sens, mais plutôt, selon la leçon de l’anthropologie structurale, un nouvel agencement d’éléments anciens, qui les fait voir autrement. C’est comme un nouveau tour de kaléidoscope : on perçoit de nouvelles combinaisons entre les textes de Lévi-Strauss lorsqu’on commence par Tristes tropiques, lorsqu’on publie ensemble Le totémisme aujourd’hui et La Pensée sauvage, lorsqu’on rassemble en un seul bloc La Voie des masques, La Potière jalouse et Histoire de Lynx.

Enfin, je vois dans la volonté de Lévi-Strauss de republier Regarder écouter lire – que beaucoup d’anthropologues lui ont reproché comme un divertissement mondain – une façon d’enfoncer le clou en affirmant l’appartenance à son œuvre de ces aphorismes esthétiques : même quand il nous donne un nouveau livre, au seuil de son centenaire, il maintient ce petit texte conclusif publié il y a quinze ans. Cependant, comme le montre bien Martin Rueff, Regarder écouter lire n’apparaît plus comme un opuscule futile, mais il éclaire rétrospectivement l’ensemble de l’œuvre de Lévi-Strauss sous l’angle de la question esthétique, en même temps qu’il s’enrichit de toutes les analyses structurales précédentes.


Les raisons de l'absence de certains textes dans le volume de la Pléiade : entre nécessité éditoriale et recul critique

nonfiction.fr : Quel sens donner aux "absences" : faut-il voir dans la non-inclusion des Structures élémentaires de la parenté une conséquence de la mise en question, par des disciples mêmes de Lévi-Strauss (comme Philippe Descola dans Par-delà nature et culture) du partage nature/culture et de la thèse de l’universalité de la prohibition de l’inceste comme fait de culture par excellence ? Faut-il donner un sens "politique" à la non-inclusion de Race et histoire, texte dont la préface du volume rappelle qu’il a été lu et utilisé comme un bréviaire de l’antiracisme ?

Frédéric Keck : Vous avez raison, il faut interpréter autant les nouvelles combinaisons entre les éléments offerts au regard du lecteur que les manques et les absences, qui dénotent un repentir de Lévi-Strauss – non au sens psychologique de regret mais au sens technique de ces traces qui figurent encore dans l’œuvre comme souvenir des étapes du travail. Je crois que Lévi-Strauss a été embarrassé par la thèse des Structures élémentaires de la parenté, justement parce que c’est une thèse soutenue devant un jury académique, et qu’elle devait reproduire un certain nombres de dogmes de la sociologie durkheimienne – dont Georges Davy, son directeur de thèse, était le conservateur. La thèse selon laquelle la prohibition de l’inceste fait passer de la nature à la culture en interdisant certains conjoints proches au profit de conjoints éloignés est très proche de celle que Durkheim soutenait déjà en 1897. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a pu passer si aisément dans le credo républicain selon lequel l’alliance fait entrer dans la culture alors que l’inceste maintient dans la nature. En outre, énoncée de façon aussi universaliste, elle se prête aisément à la falsification, et les anthropologues n’ont eu aucune difficulté à trouver des sociétés humaines où cette prohibition était contournée et des sociétés animales qui la pratiquaient.

Les successeurs de Lévi-Strauss à la chaire d’anthropologie du Collège de France ont d’ailleurs tous modifié cette thèse en la rendant compatible avec les données scientifiques et les problèmes politiques de leur temps : Françoise Héritier en découvrant un "inceste du deuxième type" qui lui permet de poser le problème du rapport entre les partenaires de même sexe dans des termes qui lui permettront d’intervenir sur les questions du clonage et de l’homoparentalité, Philippe Descola en étudiant des ontologies pour lesquelles la coupure entre nature et culture n’existe pas parce que les humains et les non-humains établissent des rapports moraux que l’on peut qualifier d’ "écologistes". Mais il reste que c’est dans ce premier livre que Lévi-Strauss met à l’épreuve sa "révélation structuraliste" reçue pendant la guerre, notamment en montrant que l’ordre social se constitue sur des petites perceptions de discontinuités – entre la cousine croisée et la cousine parallèle, qui sont identiques sur le plan de la nature et différentes sur le plan de la culture. Que la pensée commence par la perception d’une discontinuité dans le sensible, et qu’elle engendre à cette occasion tout un ensemble de discontinuités proprement intellectuelles, c’est là une thèse qui traverse tous les textes de Lévi-Strauss – et qui doit beaucoup aux innovations intellectuelles des années 30, notamment la psychologie de la forme et la linguistique structurale.

Pour ce qui est de la politique, je crois que Lévi-Strauss a éprouvé la même gêne à l’égard de Race et histoire qu’à l’égard des Structures élémentaires de la parenté : c’est un texte de circonstance, rédigé à son retour en France dans une situation de grand dénuement, et qui reproduit, avec le brillant qu’on lui connaît, la position officielle de l’UNESCO, tout simplement parce que c’était l’UNESCO qui le payait ! C’est pourquoi Lévi-Strauss est revenu sur l’universalisme optimiste de ce texte dans Race et culture, à un moment où il était libre de toutes contraintes, pour affirmer un relativisme différentialiste qui a beaucoup choqué.

Je crois cependant que Histoire de Lynx, réédité dans la Pléiade, a une signification politique beaucoup plus forte que les controverses sur le racisme, qui me semblent appartenir à une époque révolue : c’est une réflexion sur la catastrophe inaugurale de la modernité, à travers laquelle un peuple qui se croyait possesseur de la rationalité a détruit un autre peuple dont il ne pouvait pas ou ne voulait pas comprendre les coutumes. Histoire de Lynx est publié en 1991, à la veille des cinq cents ans de la conquête de l’Amérique : au moment où l’anthropologie américaine revient sur le passé colonial de la discipline, je crois que ce texte est une grande contribution à la réflexivité du savoir occidental sur ses conséquences politiques, et qu’il met fin à toutes les questions oiseuses sur la possibilité pour l’anthropologie structurale de rendre compte des phénomènes historiques.

Vincent Debaene : Pour revenir à la question du choix, il faut aussi faire la part aux éléments circonstanciels et aux nécessités éditoriales. Qui a vraiment regardé Les Structures élémentaires de la parenté ne peut pas sérieusement envisager que l’ouvrage soit repris dans La Pléiade, pour des questions à la fois de longueur, de technicité, de public... Quant à Race et histoire, il est vrai que c’est d’abord un texte de circonstance, avec lequel Lévi-Strauss a pris ses distances lors de la conférence de 1971 intitulée "Race et culture", moins d’ailleurs avec le contenu qu’avec l’usage qui en a été fait. Lévi-Strauss a envisagé un moment de reprendre les deux textes consécutivement dans La Pléiade, mais Michel Izard les avait déjà republiés en un volume chez Albin Michel en 2002, accompagné d’une introduction qui "faisait le point" sur la question ; qui plus est, "Race et culture" avait déjà été repris dans Le Regard éloigné en 1983. C’est d’ailleurs une règle générale que Lévi-Strauss a appliquée pour ce volume et qui vaut en particulier pour les Anthropologies structurales : on n’y retrouve pas de textes ayant déjà fait eux-mêmes l’objet d’une republication.


À quelle forme de connaissance l'art nous permet-il d'aboutir ?

nonfiction.fr : La préface de Vincent Debaene pointe le risque d’un effet de "dé-théorisation" de la pensée de Lévi-Strauss au seul profit de sa qualité littéraire, mais plaide en même temps pour une reconnaissance de la littérature et de l’art comme lieu de constitution d’un savoir : peut-on tenir en même temps les deux bouts de la chaîne ? Lévi-Strauss nous permet-il de penser à nouveaux frais l’articulation science (humaine)-littérature, ou bien est-on ici face à une indistinction des deux domaines suivant une certaine tendance "post-structuraliste", pour laquelle tout est littérature ?

Vincent Debaene : Que la littérature et l’art soient le lieu d’un savoir particulier dépassant l’opposition entre entendement et sensibilité est en effet l’un des aspects essentiels de la pensée de Lévi-Strauss, et qui explique son intérêt jamais démenti pour les œuvres plastiques, musicales ou poétiques très fréquemment mobilisées au sein même des analyses ethnographiques les plus techniques. Il faut néanmoins s’entendre sur le type de "savoir" dont il est question : il ne s’agit pas d’un savoir disciplinaire, mais plutôt d’une expérience de connaissance dont l’art est le lieu et l’occasion. Cette expérience peut à son tour être traduite et variée, et reversée au sein d’une démonstration savante sans qu’il soit nécessaire de postuler une rupture ou un "changement de régime" qui "tuerait" les joies intraduisibles de l’expérience esthétique en passant à la froideur desséchante de la rationalité scientifique. En ce sens, oui, Lévi-Strauss propose une nouvelle façon de penser les rapports entre science et art, et la publication en Pléiade de ses propres textes a quelque chose de circulaire et de troublant puisque elle met à la fois en lumière et en pratique cette perméabilité entre la science et la littérature.

Mais cette perméabilité n’a rien de commun avec l’indistinction post-structuraliste qui, d’ailleurs, ne dit pas exactement "tout est littérature" mais plutôt "tout est écriture", ainsi que l’affirme l’ouvrage collectif Writing Culture publié en 1986. On ne peut imaginer de perspective plus éloignée de celle de Lévi-Strauss, pour toutes sortes de raisons. D’abord parce que très généralement, ce qui importe n’est jamais l’indistinction, mais les différences. Que les savants, anthropologues et sociologues écrivent est une évidence, qu’ils soient sans cesse confrontés à des questions "littéraires" (comment décrire ? comment argumenter ?) en est une autre. Mais il n’y a aucune raison d’en déduire que toutes les pratiques d’inscription (sociologiques, ethnographiques, littéraires, expérimentales…) sont équivalentes au prétexte qu’elles sont "prises au piège de l’écriture".

Il était sans doute historiquement nécessaire et sain d’insister sur les processus de transcription, de restitution ou de reconstruction de la réalité en jeu dans le discours des sciences sociales et donc en un sens sur la dimension "littéraire" (avec de nombreux guillemets) de ces sciences. Mais il n’est pas intéressant d’en conclure que tout savant est un écrivain qui, comme les autres écrivains, se meut dans un vaste ensemble de pratiques "hybrides" et de formes brouillées. Il vaut mieux aller voir de près ce que font les uns et les autres : c’est ce que nous avons essayé de faire dans les "Notices" des Œuvres de Lévi-Strauss. Il peut être fécond de reconsidérer l’ancien "partage" entre science et littérature (mais est-ce un "partage" ?), à condition toutefois de tracer de nouvelles lignes et de faire jouer d’autres différences, certainement pas pour prétendre retrouver une indistinction première.

Ensuite, le credo post-structuraliste repose sur un modèle historique silencieux qui est aux antipodes de la pensée de Lévi-Strauss. Outre l’idée même de "post-structuralisme" (en elle-même téléologique), il suppose toujours une accession à une plus grande lucidité : on aurait (enfin) compris (ou "réalisé" comme on dit en anglais) que les savants écrivent ; on serait (à présent) sorti des "illusions" du "positivisme", de l’objectivité, du langage transparent, etc. Mais, pour Lévi-Strauss, si la science progresse – ce qu’il soutient –, ce n’est certainement pas en raison d’une plus grande "conscience" des savants, ou parce que ceux-ci se débarrassent progressivement de leurs illusions pour mieux accéder à la "réalité", mais parce que leurs objets sont mieux construits, parce que de nouvelles questions se posent, parce qu’une innovation dans une discipline donnée a des répercussions ailleurs, etc. Quant à la littérature et à l’art, si, du point de vue de Lévi-Strauss, il y a une certitude, c’est bien qu’ils ne progressent pas. Non d’ailleurs qu’ils régressent ; simplement, leur histoire n’est pas fondée sur le dépassement de l’ancien par le nouveau. C’est d’ailleurs un des défis les plus stimulants que propose sa pensée : comment articuler une histoire moderniste des sciences avec une conception a-moderne de l’art ?


(Cet entretien est en trois parties : première partie, deuxième partie, troisième partie)