En lien avec les réflexions de Giorgio Agamben, le collectif d’artistes femmes "Claire Fontaine" pratique un art de destitution de ce qui aliène et approfondit la critique de l'art capitaliste.

Pour ceux qui ne sont pas nés avec les ordinateurs et qui allaient à l’école avec des cahiers à carreaux, le nom Claire Fontaine réveillera quelques souvenirs. Parmi les marques de cahiers, l’entreprise Claire Fontaine avait sans doute une notoriété assez évidente pour qu’elle soit constamment recommandée. C’est avec ironie à l’égard de l’usage des marques à notre époque qu’un collectif d’artistes féminines multilingue, fondé en 2004, déploie sous ce nom d’une marque ses activités artistiques, dont une partie centrale est présentée dans ce recueil de trente-neuf textes. La plupart d’entre eux a été publiée, en français, en italien, en anglais, dans des revues ou diffusée lors d’expositions, que le lecteur ne pourra pas approcher dans ce volume sans iconographie précise. Chacun est signé : « l’auteure ».

Dans un des premiers textes, « l’auteure » indique que Claire Fontaine n’est rien d’autre que « l’énième artiste ready-made », « l’énième émetteur de sens dans le bourdonnement général » de la société contemporaine. Et l’auteure affirme : « Claire Fontaine est un groupuscule fait de groupuscules, parce que chacun d’entre nous est déjà en lui-même plusieurs ». Enfin, il est précisé que si le groupe travaille sous pseudonyme, c’est parce que les corps des auteurs des travaux « sont les réceptacles d’idées collectives et des problèmes politiques » qui les traversent. Dans ce cadre, ce groupe s’est donné pour exigence artistique « d’utiliser l’impuissance politique comme sujet et moyen de son travail ». C’est d’ailleurs bien de cela qu’il est question dans l’ensemble de la publication, plus précisément des points d’attaque éventuels d’une société repliée sur elle-même, vouée à la marchandise et imprégnée de multiples rapports de domination, dans laquelle pourtant l’art doit bien avoir lieu.  

C’est sur le site de Paris-Art que l’on trouve les renseignements utiles, et quelques photos, pour situer ce groupe ou les individus et les travaux qui le composent, l’ouvrage ne donnant quasi-aucune indication. Ainsi nous dit-on que l’une des premières manifestations de Claire Fontaine se situe dans un séminaire du philosophe Giorgio Agamben, à Venise en 2004   . L’une des membres du groupe, Fulvia Carnevale, a publié un essai dans un ouvrage collectif sur Michel Foucault (2005). Enfin, pour nous en tenir à l’essentiel, Claire Fontaine participe à plusieurs éditions de la Biennale de Venise : 2005, puis 2016   .

L’artiste en étrange étranger

La rencontre avec les écrits du groupe permet de saisir la volonté d’étrangeté et d’étrangéité qui traverse le propos artistique. Ainsi le premier texte publié ici est un journal mural affiché sauvagement dans Paris, en 2005. Il s’intitule Étranger partout. Avec ironie encore, il explore artistiquement la condition de l’étranger entre manque d’accueil, fichage, absence de reconnaissance, et la reconduit à sa réalité : la condition d’exploitation. Et il se termine par la critique du repli identitaire occidental.  

Le second texte a été distribué aux visiteurs d’une exposition du groupe à New York. Il concerne plutôt le rapport des artistes d’avant-garde aux spectateurs, dont on a observé maintes fois qu’ils étaient méprisés par beaucoup. Nombre d’artistes et de commentateurs du temps dénoncent leur « passivité », à mauvais escient montre ce texte, puisqu’ils oublient un peu vite que la muséification des promesses des artistes, fussent-ils d’avant-garde, a conduit sans doute à une telle passivité, si tel est le cas.

Ces deux allusions aux textes présentés dans ce volume ne doivent pas être trop détournées. Claire Fontaine demeure bien un groupe artistique. Ce qui lui donne cette capacité critique, relativement à nos sociétés et aux mythes révolutionnaires auxquels toute une époque s’est ralliée (Marx, Freud, les experts en révolution, les groupes militants, etc.), c’est l’écart que l’art produit dans toute situation, notamment en opérant la critique des signes et des symboles de sociétés qui ne veulent même plus regarder en face les misères de l’exploitation ordinaire. L’artiste, sur la base de sa singularité, est encore celui qui peut nous apprendre à regarder les rapports sociaux en interrompant le cours des choses. Il peut même, en nous transformant en spectateurs, nous apprendre à nous changer nous-mêmes. Au demeurant on se rend vite compte que ce sont bien sur les travaux des philosophes les plus connus de l’époque traversée (Michel Foucault, Jacques Rancière, Gilles Deleuze, Giorgio Agamben…) que ces textes prennent appui. Une ou deux allusions à Walter Benjamin n’étant pas sans intérêt par ailleurs, en particulier celle qui conteste l’idée selon laquelle nous aurions perdu le sens de l’expérience, alors que, écrit Claire Fontaine, nous avons plutôt perdu l’usage de nos vies et l’usage des situations.

L’art et les luttes

Il est possible de réduire les activités du groupe à la critique, la dénonciation ou le questionnement du monde, qu’il s’agisse du monde ordinaire ou du monde de l’art. Et effectivement, il est bien question de cela. Mais cette réduction reste insuffisante. Le groupe développe une manière particulière de penser le rapport art et politique ou art et luttes. Il se situe à la frontière entre les pratiques anciennes des avant-gardes et des déploiements différents. Ainsi « nous étudions les insurrections du passé pour les rapprocher de notre vocabulaire », mais en réalité « elles restent loin des yeux et du cœur ». Il ne semble plus que l’on soit enfermé dans l’idéologie de l’éducation des spectateurs ou dans celle d’une identification aux exclus. Les artistes ne vont plus au peuple et ne se substituent plus à lui. La pratique envisagée tourne plutôt autour de l’interpellation, d’ailleurs souvent ironique et poétique.

Cette interpellation est toujours double. Elle ne peut concerner les spectateurs si elle ne concerne pas aussi les artistes. Les uns et les autres doivent apprendre la désubjectivation, pour parler dans les termes de Foucault, qui sont devenus ceux du groupe. Désubjectivation ou transformation de la subjectivité pour reprendre l’expression empruntée à Michelle Perrot ? C’est-à-dire un processus de mise à distance, si possible performatif. Un processus qui ne doit pas attendre le « grand soir », au point de plier tout le monde à la « police des conduites ». D’autant que « les privilèges ne s’annulent pas en y renonçant ». Voilà ce qui est sans doute en jeu dans l’art contemporain : porter le poids de nos insuffisances, lutter contre la force de gravité et nous empêcher de glisser (22 mars 2008). Encore convient-il de se méfier de la migration des effets du libéralisme dans le champ de l’art contemporain (2011), largement exposé à ce genre de torsion.  

Faut-il comprendre de cette manière le titre de l’œuvre : « la grève humaine » ? On notera que Claire Fontaine ne parle pas de la grève à l’encontre de telle ou telle règle professionnelle, mais de la grève en général, humaine, reconnaissant l’exploitation dans tous les domaines. La grève est une suspension d’activité (de celle à partir de laquelle elle se déclenche), elle se fait rupture de relations (2005), mouvement de révolte contre toute oppression (2009), et préside à la transformation de soi, puisque celui qui entre en grève y devient autre chose que ce qu’il était auparavant. Le concept de grève humaine est employé ici au sens d’une « ligne de fuite » (Avril 2011, et reprise en 2012), pour emprunter cette fois au vocabulaire de Deleuze, d’un moment durant lequel chacun adopte un comportement qui ne correspond pas à ce que les autres nous disent de nous-même. Un moment de désassignation, en quelque sorte, même si ce terme n’appartient pas entièrement au vocabulaire de Claire Fontaine. Jacques Rancière auquel nous l’empruntons étant toutefois cité dans l’ouvrage, à partir de 2011, pour son commentaire sur les écrits de Louis Althusser notamment, et sa manière de poser le problème de la voix des prolétaires. En revanche, ce passage de Foucault à Deleuze et de Deleuze à Rancière n’est jamais explicité.

L’artiste en Bartleby

Certains textes sont liés plus spécifiquement aux événements d’une année précise ou à des contextes (par exemple l’Italie). Mais quelques-uns aussi se penchent sur des artistes. Entre autres, Marcel Broodthaers et Philippe Thomas, dans des genres différents bien sûr. Mais, d’une manière ou d’une autre, ces artistes entrent tous les deux dans ces réflexions par leur manière de témoigner des modifications radicales de la démocratie, de nos jours, qu’il s’agisse du rapport à la lettre et au déluge d’images dans nos sociétés ou du rapport à l’auteur et à la réception institutionnelle des oeuvres. Très clairement d’ailleurs, avec ces références, nous ne quittons par le terrain de la désubjectivation ou de l’analyse des dispositifs de subjectivation. Mais ils sont réfléchis à partir de la notion d’artiste ou d’auteur, et de celle d’œuvre. Philippe Thomas est présenté ici comme l’artiste qui a montré sans cynisme les effets du capitalisme sur les idées et sur les corps des artistes. Dans un vaste essai pour contrecarrer ces effets, il pratiquait, rappelons-le, la pluralité des pseudonymes, afin de mieux contester la réduction de l’art à l’économie de marché.

D’autres textes se concentrent sur les revues d’art (2007), les curateurs (2012), les marchands, les mythes de la création artistique, la colonisation des désirs des artistes par le marché, la recherche du « nouveau » en art, etc., mais c’est chaque fois pour mieux revenir sur le mouvement de désubjectivation et subjectivation, de sortie de la condition faite en particulier aux artistes, d’un certain type d’identification qui va avec des obligations, des stéréotypes et des projections. C’est là que l’on retrouve le Bartleby de Herman Melville. Sa rébellion est d’autant plus efficace qu’elle crée un terrain sur lequel rien n’a d’emprise. Il s’agit bien d’une forme de « grève humaine », revenons-y, porteuse de surcroît d’une forme de connaissance théorico-pratique.

En l’occurrence, Claire Fontaine participe à des appels d’offre pour des monuments. C’est le cas du projet pour « un monument aux victimes de la justice militaire nazie en Ballhausplatz », à Vienne (2013), projet inabouti parce que le gagnant de l’appel d’offre a été l’artiste abstrait Olaf Nicolaï (2014, Vienne) qui a placé sa sculpture en face du bureau du président et de la chancellerie autrichienne. On retiendra de ce parcours, fort intéressant, que « notre temps est celui des artistes ready-made qui occupent leur place en parfaits incompétents et réaffirment sans cesse leur profond manque de qualité […] ». Mais peut-être qu’un groupe d’artistes solidaires d’une perspective, rend le travail artistique moins fragile.