"Une grande œuvre pour comprendre le millénaire qui s'ouvre à la lumière des millénaires qui le précèdent"
Un entretien avec Vincent Debaene et Frédéric Keck, qui ont établi avec Marie Mauzé et Martin Rueff l'édition du volume Œuvres de Claude Levi-Strauss dans la bibliothèque de la Pléiade.
(Cet entretien est en trois parties : première partie, deuxième partie, troisième partie)

L'entrée dans la Pléiade : une littérarisation de l'œuvre ?

nonfiction.fr : L’entrée de Lévi-Strauss en Pléiade le consacre comme écrivain, mais n’est-ce pas aux dépens de la dimension ou de la prétention scientifique de son œuvre ? Cette "littérarisation" n’est-elle pas renforcée par le choix des textes retenus, qui laisse de côté Les Structures élémentaires de la parenté, Anthropologie structurale et les quatre volumes des Mythologiques, soit les ouvrages les plus "savants" de Lévi-Strauss ?

Vincent Debaene : Il faut d’abord considérer ce qu’est la Bibliothèque de la Pléiade : une collection fondamentalement littéraire ; ce n’est pas "Les classiques des sciences sociales". Un autre lieu de publication aurait donné lieu à un autre choix de textes et aurait eu des effets différents. Il n’y a pas de raison de voir là une "littérarisation" qui affecterait l’ensemble de l’œuvre ; les Structures élémentaires de la parenté et les Mythologiques demeurent de grands textes scientifiques, et les spécialistes continuent de s’y reporter – y compris pour en contester les analyses. C’est l’une des différences essentielles entre science et littérature si on les considère de l’extérieur, selon l’usage qui en est fait : elles n’ont ni le même public, ni le même rapport au public.

Une collection comme la Pléiade, conçue par ses fondateurs comme littéraire, s’adresse à tous, en tout cas à tous les "honnêtes hommes" ; elle ne suppose pas de savoir préalable, ni même de préoccupations particulières. La science s’organise quant à elle en disciplines qui, par essence, sont exclusives ; elles supposent des objets constitués (la parenté, par exemple), des connaissances et la maîtrise d’un langage difficilement accessible pour les non-spécialistes. L’étudiant ou le chercheur en anthropologie s’attaque aux Structures élémentaires le crayon en main, le plus souvent après avoir été initié au vocabulaire des études de parenté.

On peut d’ailleurs faire une analyse différente de celle que vous proposez, en considérant au contraire que l’entrée de Lévi-Strauss dans la Pléiade constitue un pari plutôt ambitieux, car les analyses de La Pensée sauvage ou des "petites Mythologiques" (La Voie des masques, La Potière jalouse et Histoire de Lynx) ne se parcourent pas exactement comme un roman, même si on peut trouver un grand plaisir à leur lecture. Ce sont des textes difficiles et exigeants, et en les retenant dans ce volume, Lévi-Strauss a fait le pari qu’ils étaient néanmoins lisibles et accessibles à tous.

En un sens, il aurait été plus simple (et moins ambitieux) de faire une véritable anthologie de morceaux choisis, en coupant les ouvrages dont vous parlez, en se concentrant sur les "grands moments" de l’œuvre (ceux qui ont suscité le plus de commentaires) et en expurgeant les passages les plus ethnographiques. On aurait par exemple conservé l’ouverture et le "finale" des Mythologiques ou les articles les plus connus (qui sont aussi les plus faciles) des Anthropologies structurales : "La structure des mythes", "Le champ de l’anthropologie", "Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme", etc. Dans ce cas, effectivement, l’aspect scientifique aurait été passé sous silence, l’œuvre aurait été réduite à l’histoire de son retentissement, et sa monumentalisation aurait coïncidé avec un renoncement à sa dimension savante.

Mais le volume qui paraît aujourd’hui réunit des textes où la matière ethnographique occupe une place très importante, où la formule canonique du mythe est appliquée, où la bouteille de Klein fournit un modèle topologique pour penser certains mythes brésiliens, etc. En ce sens, il nous oblige à reconsidérer notre conception intuitive et vague d’une "opposition" entre science et littérature – à ne plus penser par exemple en termes de "littérarisation", ou en tout cas à ne plus voir dans cette dernière un jeu de balance à deux plateaux où ce qui se gagne d’un côté (la littérature) se perd nécessairement de l’autre (la science).

Frédéric Keck : Si l’on considère que l’œuvre scientifique de Lévi-Strauss comporte trois blocs homogènes – la thèse académique des Structures élémentaires de la parenté, les trois recueils d’articles que sont Anthropologie structurale I et II et Le regard éloigné, la tétralogie des Mythologiques – il me semble que Lévi-Strauss a voulu composer dans ce volume de la Pléiade non pas un excursus littéraire mais un itinéraire personnel tout au long de ces trois massifs, qui permet au lecteur d’explorer les découvertes de l’anthropologie structurale sans être arrêté par la technicité savante.

Tristes tropiques offre un éclairage rétrospectif sur les Structures élémentaires de la parenté, en montrant la genèse de la thèse structurale la plus célèbre – il y a des structures inconscientes universelles qui déterminent les pratiques humaines les plus diverses – dans une expérience personnelle formée au Brésil ou dans la fréquentation des "trois maîtresses", la géologie, la psychanalyse et le marxisme. C’est d’ailleurs l’ouvrage qui a véritablement fait connaître Lévi-Strauss, alors que sa thèse était restée confinée à un petit public savant. Le totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage donnent accès à la généralisation de la méthode structurale opérée dans les Anthropologies structurales, qui lancera la vogue du structuralisme dans les années soixante, mais en partant d’un cas concret, le totémisme des sociétés australiennes, et d’une cible privilégiée, la Critique de la raison dialectique de Sartre. Enfin, Lévi-Strauss a lui-même qualifié La voie des masques, La Potière jalouse et Histoire de Lynx de "petites Mythologiques" pour indiquer qu’ils introduisent, à travers de petites "énigmes policières", au grand cycle des Mythologiques. Ce massif – qui mériterait d’être réédité en un volume dans la collection "Quarto" comme la Recherche du temps perdu – restera, je crois, l’œuvre la plus majestueuse de Lévi-Strauss, même si le nombre des lecteurs qui l’ont parcouru de bout en bout est très restreint - alors que La Potière jalouse, peut-être parce qu’elle parle de psychanalyse, a connu un succès de librairie beaucoup plus important. Enfin, Regarder écouter lire fournit les clés de la pensée esthétique de Lévi-Strauss, qui est un leitmotiv dans toute son œuvre, et qui donne accès aux "sociétés sauvages" sur le terrain commun de l’expérience sensible.

Donc je n’opposerai pas un recueil scientifique des œuvres de Lévi-Strauss, dont la taille serait énorme, et un recueil littéraire, qui serait le présent volume édité en Pléiade, et dont la taille apparaît alors comparativement comme réduite. Je dirais plutôt que ce sont deux traversées de l’œuvre à des niveaux de difficulté différents, comme un itinéraire principal et un itinéraire bis, ou une piste rouge et une piste bleue.

Maintenant, il y a un autre présupposé dans votre question, selon lequel la Bibliothèque de la Pléiade publie des œuvres littéraires, en sorte que l’entrée de savants dans cette collection est paradoxal. Je ne développerai pas le cas Buffon, car Vincent Debaene en a très bien parlé dans sa préface : est-ce qu’on sauve un grand savant en le louant pour son "style", comme le fait Cuvier à l’égard de Buffon ? Je ne le crois pas, et ce serait un mauvais coup à faire à Lévi-Strauss que de le laisser croire, ce qu’on pourrait appeler "le coup de Cuvier". Mais il y a des auteurs qui entrent en Pléiade et qui dépassent l’opposition entre science et littérature. On peut penser aux philosophes, bien que la Pléiade ait surtout publié des philosophes allemands : Kant, Marx, Nietzsche y sont, mais Comte, Bergson ou Merleau-Ponty n’y sont pas, alors qu’ils sont plus "littéraires" que Kant ou Marx – je ne songe même pas aux philosophes anglais, qui ont fait profession depuis deux siècles de ne pas faire de littérature. Je placerais volontiers Lévi-Strauss sur la même ligne que ces philosophes français qui font aussi de la littérature : Rousseau, Diderot, Sartre, Camus, Breton - je vois une belle rencontre surréaliste, même si elle n’est pas le produit d’un hasard, dans le fait que les Œuvres de Lévi-Strauss paraissent en même temps que le troisième volume des Œuvres de Breton, car on sait que Breton était une des sources d’inspiration majeures de Lévi-Strauss, malgré les critiques qu’il lui a adressées.

Ce qui est très intéressant chez Lévi-Strauss, et qui fait la puissance de son œuvre, c’est le nouage très particulier qu’il opère entre philosophie, science et littérature : la science s’accomplit en rompant avec la philosophie mais en soulevant constamment des questions philosophiques, et en recourant à l’écriture et à l’imaginaire littéraire sans jamais s’abolir dans une absolutisation de la Littérature. En ce sens, je dirais, sans emphase mais avec conviction, que l’œuvre de Lévi-Strauss se rapproche plutôt de ces textes essentiels à la culture d’une époque que sont les Philosophies taoïstes, les Mille et une nuits ou les Écrits apocryphes chrétiens, récemment édités en Pléiade.  La distinction entre science, littérature et philosophie ne date que de deux siècles : à l’échelle de l’histoire de l’humanité, qui est celle où il faut situer la pensée de Lévi-Strauss, elle a peu de pertinence.

(Cet entretien est en trois parties : première partie, deuxième partie, troisième partie)