La fin de l'austérité salariale, ainsi que d'autres facteurs, pourrait produire une remontée de l'inflation et des taux d'intérêt dans les années qui viennent. Avec quelles conséquences ?

Patrick Artus avait déjà consacré en 2018 un précédent livre (Et si les salariés se révoltaient ? écrit avec Marie-Paule Virard, Fayard 2018) aux causes et aux effets de la déformation du partage des revenus au détriment des salariés. Il redit dans celui-ci (40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ?, Odile Jacob, 2020) que cette situation ne sera sans doute politiquement plus tenable très longtemps. Il ajoute qu’il en résultera une remontée de l’inflation et donc vraisemblablement des taux d’intérêt qui pourrait rendre insolvables une bonne partie des emprunteurs, au premier rang desquels on trouve bon nombre des pays de l’OCDE. 

Si l’austérité salariale a, à la fois, rendu nécessaire et rendu possible, lorsqu’il a fallu parer aux crises, la mise en œuvre de politiques monétaires et budgétaires très expansionnistes, celles-ci ne sont pas sans risque. Outre de faire craindre une nouvelle crise des dettes publiques en cas de remontée des taux d’intérêt, ces politiques génèrent une forte instabilité financière mais aussi un certain nombre d’autres effets indésirables liés à la persistance des taux d’intérêt très bas.

La crise actuelle pourrait du reste contribuer à exacerber les tensions sur les salaires, malgré la dégradation de la situation de l'emploi, cela alors que la situation des entreprises est très dégradée, et l'injection massive de liquidités, qui a été rendue nécessaire pour y faire face, pourrait encore amplifier l'instabilité financière et les risques attachés à celle-ci.

Patrick Artus a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour éclairer ces points pour nos lecteurs. 

 

Nonfiction : Avant d’en venir aux effets probables d’une remontée de l’inflation, qui serait elle-même liée à la fin des politiques d’austérité salariale, vous discutez tout d’abord dans le livre des possibilités qu’offre à la politique budgétaire une situation où les taux d’intérêt sont durablement bas. A quelles conditions, peut-on laisser filer les déficits ? Quels risques encoure-t-on ? Et comme vous avez écrit ce livre avant la crise du Covid, quelles leçons peut-on en tirer sur ce plan ?

Patrick Artus : Tout d’abord ce qu’on a vu dans la crise du Covid, c’est une amplification de ce que je décrivais dans le livre. On a permis aux Etats de faire d’énormes déficits publics parce que les banques centrales monétisaient complètement ces déficits. C’est parfaitement en phase avec la dynamique, qui a commencé dans les années 1990 et que je décris dans le livre : une politique budgétaire très expansionniste qui soutient la demande et qui est possible parce que les taux d’intérêt sont très bas grâce à une politique monétaire très expansionniste. La crise du Covid ne fait qu’amplifier ce mouvement. Ce sont en réalité ces politiques budgétaires expansionnistes qui forcent les banques centrales à maintenir des taux d’intérêt bas, même si effectivement celles-ci peuvent encore expliquer qu’elles sont dans leur rôle, en l’absence d’inflation.

Après, la seconde question (Quels risques encoure-t-on ?) est importante, parce que la limite de cette politique c’est un éventuel retour de l’inflation. La question centrale que je pose à la fin du livre c’est que se passerait-il si l’inflation revenait ? Le sujet c’est ici le changement de politique salariale et les gouvernements qui se mettent à faire des politiques salariales beaucoup plus favorables aux salariés que celles qu’on a eues depuis les années 1990. Ce pourrait être le cas aux Etats-Unis, si Joe Biden est élu (il veut doubler le salaire minimum). C’est déjà le cas en Allemagne, où les salaires ont beaucoup accéléré. Ce pourrait être le cas en France, où l’on voit qu’il y a une pression sur les salaires, dans le secteur public (c’est là un autre sujet), mais aussi dans le secteur privé, dans la distribution, les transports et aussi un certain nombre d’industries. On va ainsi sans doute progressivement passer à des politiques salariales plus expansionnistes, avec des hausses de salaires plus rapides qui vont ramener de l’inflation. 

Le problème c’est que si l’inflation fait monter les taux d’intérêt, on va se retrouver avec une crise de la dette, parce que l’on a aujourd’hui des taux d’endettement qui ne sont compatibles qu’avec des taux d’intérêt très bas. La seule façon d’en sortir c’est alors que les banques centrales s’engagent à maintenir les taux d’intérêt à long terme à un niveau très faible, cela quoiqu’il arrive. En fait, on s’oriente probablement vers une politique monétaire où même si l’inflation repart, on va garder des taux d’intérêt extrêmement bas pour éviter des crises de la dette.

 

Vous expliquez dans le livre les inconvénients des taux d’intérêt durablement bas. Pourriez-vous en dire un mot ? Le sujet est assez peu débattu, en dehors des spécialistes, en France tout au moins.

Il y a de nombreux effets indésirables des taux d’intérêt bas. Il y en a un qui est peu discuté mais qui est important, c’est la question de la concentration des entreprises puisque il y a beaucoup de travaux, qui reposent surtout sur des données américaines mais c’est là qu’on a les concentrations majeures, qui montrent que les taux d’intérêt bas favorisent l’apparition des grandes entreprises monopolistiques. C’est assez simple : avec la baisse des taux, celles-ci valent très cher en bourse et de plus elles s’endettent facilement, cela leur donne un pouvoir d’acquisition et d’expansion très grand. Autre effet indésirable, qui n’est pas qu’une question technique, c’est le fait que si les taux d’intérêt sont très bas, on ne sait plus faire de calcul actuariel. La valeur d’une action c’est normalement la valeur actualisée des dividendes. Or si les taux d’intérêt sont bas, on ne sait plus la calculer, et donc on ne sait plus dire combien vaut une action ou une maison… Et puis le troisième sujet c’est les « zombies », les entreprises inefficaces, que maintiennent en vie les taux d’intérêt très bas. On voit bien la montée de leur proportion dans l’économie au fur et à mesure que les taux d’intérêt baissent. De ce fait, on a mis fin à la situation où les emplois passent des entreprises inefficaces vers les entreprises efficaces, et cela évidemment détruit de la croissance.

Les effets des taux bas sur les individus sont plus ambigus. En termes de revenu, ceux-ci réduisent plutôt les inégalités. Les jeunes, qui sont en général emprunteurs, y gagnent. Les vieux, plus riches, y perdent puisque leur épargne est moins bien rémunérée. Mais a contrario, les taux bas accroissent les inégalités de patrimoine. Les vieux qui sont propriétaires bénéficient de la valorisation de leur patrimoine immobilier notamment, qui renchérit le coût de l’acquisition d’un logement pour les jeunes. Au final, les effets sont compliqués à cerner et peuvent tout à fait affecter un même agent dans des sens opposés.

Cela complique aussi énormément la vie des intermédiaires financiers. Les profits des banques sont directement liés à l’écart entre les taux d’intérêt et zéro, puisque c’est ainsi qu’est définie la rémunération des dépôts. Et donc plus les taux d’intérêt à long terme sont bas, moins les banques gagnent d’argent. Pour les assureurs, dont les investissements consistent très majoritairement dans des obligations, les taux d’intérêt bas font baisser le rendement de l’assurance, au risque que les épargnants se demandent finalement pourquoi ils placent leur argent dans une assurance plutôt que de le laisser simplement en dépôt. Par ailleurs, ces intermédiaires ont tout de même fait des plus-values sur les actifs qu’ils détenaient. 

On a au sujet des taux bas des vues assez différentes selon les pays. Quand les pays sont plutôt emprunteurs, en général il y a une majorité de l’opinion favorable au taux d’intérêt bas. Dans des pays, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, qui sont plutôt prêteurs, vous avez une violente hostilité vis-à-vis de ceux-ci.

 

Vous évoquez rapidement d’autres sources possibles qu’une inflexion des politiques salariales d’une remontée de l’inflation mais sans leur accorder dans le livre trop d’importance. Pourriez-vous en dire un mot ?

Je me concentre dans le livre sur la question de l’austérité salariale, mais si on se place dans une perspective plus longue, on peut trouver en effet d’autres causes à une remontée de l’inflation. Il y en a deux notamment qui peuvent retenir l’attention. La première c’est le vieillissement démographique. Le vieillissement c’est inflationniste pour une raison très simple : un retraité est un consommateur qui ne produit pas. Quand il y a beaucoup de retraités, il y a beaucoup de demande et peu de production, et donc cela fait monter les prix. La seconde raison, c’est la demande de relocalisation. Si on relocalise dans les pays de l’OCDE, les prix des biens relocalisés seront plus chers que ceux produits dans les pays émergents et on aura de l’inflation. 

Si on se penche sur l’épargne a long terme, on a eu depuis le début des années 1980 une désinflation continuelle (on part de 12 ou 13% au début des années 1980 pour arriver à zéro aujourd’hui). La question que l’on peut se poser c’est, dans les dix ou vingt prochaines années, qu’est ce qu’on attend ? Et normalement on attend de la reflation. Les coûts de production augmentent dans les pays émergents et même en l’absence de relocalisation importante, on profitera moins des délocalisations. Et puis encore une fois il y a le vieillissement, d’autant que celui-ci est mondial pour le coup, il y a très peu de pays qui y échappent. Et donc on rentre plutôt dans une dynamique longue de reflation, et donc les taux d’intérêts vont remonter (même si les banques centrales résistent un certain temps pour les raisons que l’on a vues) et il faudra se désendetter. Dans toute la phase de désinflation, les taux d’intérêt ont été de plus en plus bas et on a accumulé de plus en plus de dettes. Dans toute la phase de remontée de l’inflation, il va falloir se désendetter et donc la dynamique d’endettement des trente dernières années va être remplacée par une dynamique de désendettement dans les prochaines années avec une hausse continuelle des taux. Même indépendamment de la fin de l’austérité salariale, on peut donc penser que l’inflation va réaugmenter.

 

Vous évoquez dans le livre la MMT (Modern Monetary Policy), popularisée par des économistes proche de la gauche du parti démocrate aux Etats-Unis. Même si celle-ci fait l’objet de débats nourris, il semble bien qu’avec le Covid, elle ait encore marqué des points… Vous évoquez dans le livre les politiques macroprudentielles comme le seul moyen de parer à l’instabilité financière qu’elle crée. Pourriez là encore en dire un mot ?

En effet, on est en plein dedans : les Etats font les déficits publics qui leur paraissent nécessaires et ils sont financés par la création monétaire. Mais la MMT est une vieille théorie qui a été ressortie récemment, mais qui date en fait des années 1960-70. Sauf qu’à l’époque le danger qu’on y trouvait, c’était l’inflation, qui lorsqu’elle survenait devait commander d’appuyer sur le frein. Aujourd’hui, pour les raisons qu’on a vues précédemment (et avant que celle-ci ne renaisse), le problème que pose la monétisation des déficits, ce n’est plus l’inflation, mais bien l’instabilité financière, les bulles sur les prix des actifs et les mouvements désordonnées de capitaux, qui n’existaient pas à l’époque.

Pour y parer, il n’y a alors que les politiques macroprudentielles (faute de pouvoir utiliser dans ce contexte les politiques budgétaires ou monétaires), mais de fait il n’y a que très peu de pays qui y ont recours. Aujourd’hui, on a fait de la MMT. On n’avait pas vraiment le choix avec le Covid. Il fallait éviter les faillites donc on a créé des déficits publics. Il fallait les rendre finançables donc on a créé de la monnaie. On sait que cela peut conduire à des bulles (cela a déjà commencé du reste). Si on était sérieux, on devrait essayer de faire plus de macroprudentiel qu’avant, par exemple pour limiter la hausse des prix de l’immobilier. Le problème c’est que c’est très impopulaire. Vous vous rappelez quand avant la crise le ministre des finances en France a voulu relever un peu les exigences de fonds propres des banques quand elles faisaient trop de crédit immobilier, on a eu droit à une levée de boucliers expliquant que cela allait empêcher la classe moyenne de s’endetter pour acheter un logement. Il est souvent coûteux politiquement d’essayer d’empêcher les bulles sur les prix des actifs, et de fait, on le fait très peu.