Depuis 1914, le débat sur les responsabilités ayant entraîné le conflit demeure un pilier de l'historiographie de la Grande Guerre comme nous le rappelle Nicolas Charles.

Du début de la Grande Guerre au Centenaire, les interprétations universitaires, politiques et sociales n'ont cessé de diverger et se confronter sur les causes de la Grande Guerre entre historiens, d'un pays à l'autre ou encore en fonction du contexte politique. Depuis le travail pionnier de Pierre Renouvin jusqu'aux interprétations de Christopher Clark et Gerd Krumeich, en passant par l'érection d'une statue en l'honneur de Princip en 2014 à Sarajevo, force est de constater que le débat demeure clivant. 

Ce sujet s'inscrit dans le thème 3 de spécialité de Terminale : « Histoire et mémoires ». L'historien Nicolas Charles revient sur quelques points soulevés par cette question dans le cadre de l'Axe 1. 

 

Nonfiction.fr : Pendant la guerre, chacun des belligérants rejette la responsabilité du conflit sur le camp adverse. Y a-t-il déjà une réflexion en parallèle proposant une approche globale des causes du conflit ?

Nicolas Charles : Effectivement, il y a dès les premières semaines de la guerre, une réflexion alternative qui se met en place pour essayer de comprendre les causes du conflit. Cela apparaît soit dans les milieux socialistes révolutionnaires qui voient dans la guerre une conséquence du capitalisme, soit dans les milieux intellectuels qui réfléchissent depuis plusieurs années à un système de gouvernance mondiale pouvant éviter les conflits. Pourtant, dès les premiers combats, la propagande se met en place dans chaque camp afin de fustiger l'ennemi. L'exemple le plus marquant est sans doute l'utilisation par la propagande alliée des massacres perpétrés par les Allemands en Belgique et dans le nord de la France lors de l'invasion en 1914. Les Allemands sont alors assimilés à des barbares ou des bêtes sauvages venant piller et détruire la civilisation. Il s'agit de montrer à la population que la guerre menée est juste et donc de consolider une certaine « Union sacrée ».

Pourtant, que ce soit en Allemagne, en France ou dans les autres pays belligérants, des voix s'élèvent pour tenter de s'opposer à la guerre. En premier lieu, une partie des socialistes, bien que minoritaires dans leur parti, comprennent que cette guerre va coûter la vie à de nombreux hommes. Jean Jaurès essaie donc de mettre en place une sorte « d'internationale de la paix » qui aurait pour but de mener une grève générale dans les pays belligérants afin de gripper la mobilisation et donc retarder la guerre ou même l'annihiler. Le fait que Raoul Villain l'assassine le 31 juillet 1914 montre d'ailleurs la peur provoquée par le député de Carmaux dans certains milieux bellicistes. L'autre approche globale, qui voit dans les causes du conflit une possible menace pour la paix mondiale qu'ils essayent de construire depuis la fin du XIXe siècle, est liée aux intellectuels et hommes politiques liés à la fondation Carnegie. Cette fondation américaine est un lieu de discussion, un « think tank » comme on dirait aujourd'hui, où se bâtissent les bases d'une paix mondiale qui ne verra le jour qu'après le conflit suivant. Mais pendant la guerre, ces intellectuels, présents dans chaque camp, continuent d'échanger et d'avoir une vision globale du monde. C'est ce que fait Paul D'estournelle de Constant, homme politique français, comme l'a montré Stéphane Tison   .

 

Pierre Renouvin apparaît dans l’entre-deux-guerres comme le premier historien à proposer une analyse assez complète des causes de la Grande Guerre. Pourquoi ses travaux font-ils encore autorité ?

On peut voir effectivement dans les travaux de Pierre Renouvin une vraie légitimité dès l'entre-deux-guerres pour plusieurs raisons. La première, et non des moindres, Renouvin est un ancien combattant de la Grande Guerre, bien que cela n'ait rien à voir avec la qualité de son travail et sa méthode historique, ce statut a joué en faveur de sa légitimité. Ensuite, il y a le fait que Pierre Renouvin mette sur pied en 1920 ce qui devient la BDIC, la Contemporaine comme on dit aujourd'hui : une bibliothèque où l'on trouve un énorme fond sur la Grande Guerre. Enfin, ses ouvrages sur les relations internationales restent encore aujourd'hui des valeurs sûres car personne n'est venu les contredire de façon majeure, ni sur le fond, ni sur la forme. Sa méthode de travail reste à l'origine des études sur les relations internationales. Ce n'est pas un hasard si l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne a donné son nom à son institut sur les relations internationales. Pendant cette période, il constate que les archives diplomatiques sont insuffisantes et « qu'au-delà des actions des diplomates, il faut chercher dans les forces sous-jacentes ». Il consacre ses recherches à la compréhension des grands événements internationaux et renouvelle donc l'histoire des relations internationales par opposition à l'histoire diplomatique traditionnelle. Influencé par la méthode de l'école des Annales, il privilégie l'analyse des « forces profondes » des événements. Renouvin en relève plusieurs comme les forces économiques, géographiques, démographiques ou encore les sentiments nationaux, tout en gardant du marxisme l'importance de l'économie. Pour le résumer, il n'existe pas de cause unique expliquant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

L’article 231 du traité de Versailles désigne l’Allemagne et ses alliés comme les seuls responsables de la Première Guerre mondiale. Comment la république de Weimar et le régime nazi ont-ils essayé de récuser cette responsabilité ?

Cet article a été perçu en Allemagne comme profondément injuste, voire détourné par les militaires (et en premier lieu Ludendorff) en disant que Weimar avait trahi la « Heimat » (patrie) en signant ce traité déshonorant (et particulièrement cette clause). Il faut bien saisir le contexte géopolitique allemand au moment de la signature du traité pour comprendre pourquoi les socialistes du SPD, au pouvoir depuis l'abdication du Kaiser Guillaume II le 9 novembre 1918, ont signé le traité de Versailles. L'Allemagne dès octobre-novembre 1918 et jusqu'en 1923, vit dans un état d'insurrection quasi-permanente. La peur d'une révolution de type bolchévique, qui vient d'emporter la Russie quelques mois auparavant est réelle outre-Rhin, y compris chez les socialistes comme Ebert qui sont prêts à s'allier avec l'armée pour contrer les projets révolutionnaires de leurs anciens camarades, qui se regroupent désormais derrière Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg au sein de la Ligue spartakiste qui devient en décembre 1918 le KPD, le parti communiste allemand. Avec la démobilisation, les soldats rentrent chez eux mais gardent leurs armes. Comme le pays n'est pas envahi à la signature de l'armistice le 11 novembre 1918 (signature aussi précipitée à cause de la situation insurrectionnelle en Allemagne), le mythe d'une armée invaincue nait au sein des anciens combattants, mythe imaginé puis alimenté par l'état-major pour cacher une défaite inéluctable depuis l'été 1918 (ce que les généraux ont aussi reconnu sans l'ébruiter dans la population). Dès lors, pour sauver la face, l'état-major, avec en premier lieu Hindenburg et Ludendorff, vont alimenter le mythe du « coup de poignard dans le dos », c'est à dire d'une armée invaincue mais trahie par la république de Weimar, ce que démontre parfaitement l'historiographie récente sur la question (Gerd Krumeich, L'Impensable défaite, 2019). Et pourtant, malgré ses difficultés liminaires, cette république surmonte toutes les crises (coups d'état, tentatives de révolution, hyperinflation) et réussit à devenir viable au milieu des années 1920. Comme l'a montré Johann Chapoutot dans son livre Le Meurtre de Weimar (2010) cette république aurait pu s'installer dans la durée, car les institutions deviennent viables avec la stabilisation politique du pays. Les partis extrémistes sont actifs mais ne menacent pas le pouvoir, du moins légalement. Il faut attendre la crise économique de 1929 pour que ces partis réussissent à parvenir au premier plan, et parmi eux le NSDAP, refondé par Hitler dans les années 1920, qui devient en 1932 le premier parti d'Allemagne, à cause de la crise économique. Il revient alors sur le traité de Versailles, accusé d'être le porteur des maux de l'Allemagne et applique ainsi une politique héritée de l'extrême droite du début des années 1920 : toute la sémantique du « coup de poignard dans le dos » réapparaît alors et Hitler s'en sert pour justifier sa politique étrangère notamment.

En 1961, l’historien allemand Fritz Fischer explique que les Allemands sont les principaux, voire les seuls, responsables de la guerre. Comment sont reçus ses travaux en RFA ?

La controverse Fischer est un débat historiographique qui touche l'Allemagne dans les années 1960. Elle débute avec la publication par Fritz Fischer de l'ouvrage Les buts de la guerre de l'Allemagne impériale paru en 1961. Le livre est consacré à la stratégie politique du second Reich allemand, à la veille et au cours de la Grande Guerre. Il consacre une grande partie de sa démonstration à la question d'une responsabilité principalement allemande dans le déclenchement de la guerre. Il est à l'origine de l’une des plus grandes controverses historiques dans la RFA et a renouvelé le débat, très vif outre-Rhin depuis la République de Weimar, sur la responsabilité de la guerre. À la conception historiographique traditionnelle des Sciences politiques en Allemagne, qui voyait dans l’action d'une poignée de grands hommes l’origine des événements et des grandes décisions historiques, une nouvelle génération d’historiens menée par Fischer opposait la dynamique des opinions publiques, mais aussi des mouvements sociaux et politiques. On est ici très proche des « forces profondes », chères à Pierre Renouvin comme nous l'avons vu plus haut. Ce débat se poursuit encore aujourd'hui dans le milieu des historiens de la Première Guerre mondiale, comme l'a montré au cours du Centenaire l'opposition entre les idées de Christopher Clark et de Gerd Krumeich.

Le centenaire a-t-il été l’occasion d’un renouvellement des travaux sur les causes de la guerre ?

Oui, indubitablement, deux ouvrages sortent du lot et traitent des causes de la Première Guerre mondiale. C'est l'historien australien Christopher Clark qui a lancé les hostilités en publiant en 2013 Les Somnambules. Il y propose une analyse assez subtile et détaillée de l'engrenage du début de l'été 1914 mais il a tendance à surévaluer le rôle de la Russie et surtout à dédouaner les Empires Centraux, essentiellement l'Allemagne d'ailleurs qui aurait fait la guerre par contrainte. S'ouvre alors une controverse avec Gerd Krumeich qui lui répond en 2014 et annonce son but dès le titre : Le feu aux poudres, Qui a déclenché la guerre en 1914 ? Il s'agit pour l'historien allemand, spécialiste de la Grande Guerre reconnu mondialement d'essayer de comprendre et d'expliquer les causes de ce conflit. Publié en 2018, ce livre court et précis constitue une bonne entrée pour les lecteurs qui veulent contextualiser les débuts de la guerre, ainsi que les enjeux de celle-ci pour chacun des belligérants. Il permet de faire une synthèse claire sur les enjeux géostratégiques des différentes puissances en Europe et de reprendre la chronologie et les acteurs de l'escalade diplomatique qui a conduit à la Première Guerre mondiale durant l'été 1914. Cette thèse n'est pas nouvelle, Krumeich le reconnaît lui-même et place d'ailleurs son travail dans la lignée de grands historiens des relations internationales comme Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle ou de la Grande Guerre comme Jean-Jacques Becker ou Antoine Prost. L'Histoire est faite de débats entre historiens et ce livre a clairement été écrit pour renouveler ceux-ci autour des questions des responsables du conflit, preuve que plus de cent ans après, cela soulève encore les enthousiasmes dans le monde.

Le feu aux poudres fait une présentation claire des grands personnages et surtout des grandes idées géostratégiques de chaque camp qui le conduisent à émettre l'hypothèse que si la Première Guerre mondiale a eu lieu à partir de l'été 1914, c'est parce que chez chaque belligérant a eu une « peur panique » de l'avenir qui l'a conduit à prendre les devants et à déclencher (ou en tout cas ne rien faire pour l'empêcher) le conflit. Krumeich démontre très bien que la Grande Guerre n'a pas pour origine une volonté de suprématie internationale d'un des belligérants mais plutôt que chacun a cru bon de faire la guerre pour limiter la puissance de l'autre camp. Pour Krumeich, il est clair que les deux alliances face à face sont responsables de l'escalade de la violence. D'un côté, dans la Triple entente, les Français, avec le président Poincaré en tête, ont tout fait pour stabiliser l'alliance russe (avec la bénédiction anglaise qui voyait dans l'Allemagne un concurrent maritime désormais sérieux pour la Royal Navy), jugée vitale en cas de conflit. Face à eux, les Allemands soutenus par les Austro-Hongrois, ont eux eu peur d'être encerclés par la Triple entente et ont tout tenté pour casser celle-ci. La poudrière des Balkans, théâtre de l'étincelle qui a engendré la guerre (l'assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914) est scrupuleusement présentée car elle est un enjeu géopolitique majeur du début du conflit. Gerd Krumeich décrit de face claire ce jeu diplomatique entre les futurs belligérants qui jouent à un « poker menteur » qui va finalement entraîner plus de 70 millions d'hommes dans un conflit dont près de 10 millions de reviendront pas. Krumeich décortique l'état d'esprit de chacun et arrive à la conclusion que l'Allemagne n'est pas, comme a voulu le démontrer le traité de Versailles en 1919 la seule responsable de la guerre, mais il ne veut pas la dédouaner totalement non plus. Il arrive à une conclusion nuancée qui démontre finalement que la plupart des belligérants, par peur que l'ennemi continue par la suite de se renforcer, n'ont finalement rien fait pour s'opposer au déclenchement du conflit.

L’érection d’une statue de Princip dans la partie serbe de Sarajevo en juin 2014 montre que les mémoires sont encore divisées. Comment expliquez-vous cela ?

Il est certain que cent ans après la fin du conflit, certaines mémoires de la guerre demeurent conflctuelles, surtout dans les pays qui y voient l'apparition d'un mythe national. Il n'y a qu'à voir avec quel engouement les Australiens et les Néo-Zélandais ont commémoré le Centenaire. L'ANZAC Day est d'ailleurs devenu une quasi fête nationale dans ces deux pays car, pour de nombreux citoyens, c'est bien la Première Guerre mondiale qui est à l'origine de la création de leur nation puisque dans les années qui suivent, ils ont obtenu une vraie autonomie vis-à-vis de la Grande Bretagne, dans le cadre du Commonwealth (1931) pour les récompenser de leur investissement et surtout de leurs sacrifices humains et financiers durant la Grande Guerre. Dans les Balkans aussi, l'Entre-deux-guerres est perçu comme une époque stable, où les différentes nationalités réussissent à vivre dans un accord à peu près correct dans le royaume de Yougoslavie, né des suites du conflit. Pour beaucoup de nostalgiques de cette époque des années 1920-1930, où les guerres civiles n'existaient pas, où le pays était grand et uni, tout cela est dû à la main de Gavrilo Prinzip, qui a tiré sur l'archiduc François-Ferdinand et sa femme le 28 juin 1914 à Sarajevo et précipitait, sans le savoir, le monde dans une guerre qui allait faire quatre ans plus tard près de 10 millions de morts. La mémoire est, par définition, sélective : une partie des anciens yougoslaves (surtout les Serbes) a commémoré la Grande Guerre comme l'acte de naissance de la Yougoslavie moderne, symbole de paix pour la région, ce qui est un raccourci puisque dans les faits, ce sont les Serbes qui avaient alors le pouvoir et qui l'imposaient aux autres nations slaves de la région. Commémorer Prinzip, c'est aujourd'hui une manière de faire du nationalisme pro-serbe en faveur de la grande Serbie qui régnait sur un vaste territoire, regroupé au sein de la Yougoslavie.

 

L'interviewé : 

Professeur agrégé, Nicolas Charles est doctorant à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR-SIRICE) sous la direction de Nicolas Offenstadt sur l'occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale. Il est l’auteur de nombreux articles parus dans des revues nationales et internationales sur ce thème, de recensions pour le site nonfiction.fr sur la Première Guerre mondiale et l’histoire de l’Allemagne dans le premier XXe siècle, ainsi que de l’ouvrage Enseigner 14-18, les mémoires de la Grande Guerre, Canopé, 2015 (avec Yohann Chanoir). Secrétaire de la rédaction de la revue Historiens et Géographes, il a été également membre du comité d’évaluation scientifique de la Mission du Centenaire sous la direction d'Arndt Weinrich.