Suis-je l’image que l’on a fabriqué de moi ? Appliquée aux rapports coloniaux, cette question permet d’approfondir de manière cohérence le passé et le présent colonial et la notion même de colonie.

Autour de la colonisation, prise comme fait historique ou actuel, et donc aussi autour de la notion même de « colonisation », se nouent simultanément un enjeu d’anthropologie philosophique majeur et des enjeux politiques. Cette notion est d’ailleurs une catégorie politique problématique, car elle « parle » en quelque sorte toujours du point de vue du colonisateur. Ce n’est pas une catégorie susceptible de conduire des analyses précises. Sur le plan politique, elle pousse à des confusions, par exemple sur les rapports entre indépendance et décolonisation. Et ceci, d’autant que l’indépendance ne devrait pas être considérée comme la fin de la décolonisation, sinon à suivre, encore une fois, le point de vue des États. C’est bien tout un champ sémantique et politique qui est à reprendre en mains.

De surcroît, est-il bien certain que les anciens pays colonisés soient les seuls à être concernés par la décolonisation ? Les métropoles le sont aussi. Un pays colonisateur n’est pas moins imprégné par la colonie, quoique d’une autre manière. En témoignent des phénomènes médiatiques tels que le problème du voile dit islamique, la question de la pluralité religieuse, la distinction que certains voudraient imposer entre Français « de souche » et Français « récents », les difficultés induites par l’idée même de tolérance (est-ce un combat ou un accord ?), les géographies urbaines (dans l’opposition centre-périphérie) et les géographies de l’esprit (lorsqu’on sonde les « Français » pour parler des « musulmans » comme si les deux identités ne pouvaient coexister en une même personne).

Ceci pour constater, finalement, que l’on n’a jamais réellement fait le point sur cette notion : la colonie. Non seulement les études postcoloniales ont toujours eu des difficultés à se frayer un chemin dans le champ universitaire ou éditorial en France. Mais encore nul ne fait la différence entre le post-impérial (situation actuelle des pays dont le passé est un passé impérial de domination de certains régions et populations) et le postcolonial, qui est l’état contemporain des régions et des populations qui ont vécu sous cette domination, qui n’ont pu s’en émanciper (comme dans la totalité des pays africains), ou n’ont pas accédé à l’indépendance (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion).

 

Changer de perspective sur la décolonisation

L’ouvrage de la philosophe Seloua Luste Boulbina, dont on ne peut que recommander la lecture pointilleuse, a déjà été publié en 2008 par les éditions Sens public. Il sort derechef sous cette version, agrémenté d’une Préface à la seconde édition. S’agissant d’une recherche de longue haleine, entreprise dès 2006, on comprend la nécessité de le reprendre et de raffiner les objets en question. L’auteure précise qu’elle se refuse à réserver les débats rapidement présentés ci-dessus aux seuls historiens et à l’eurocentrisme. Au demeurant, suffit-il de faire une histoire coloniale pour refermer la porte sur un tel épisode ? C’est avoir trop de confiance dans les États. Afin d’éviter cet écueil, l’auteure est entourée d’une belle pléiade d’écrivains et chercheurs notoires, regroupés déjà en 2008 dans une belle publication, réunissant par exemple Achille Mbembe, Rachida Triki, Rada Ivekovic, Olivier La Cour Grandmaison, tous auteur(e)s venant de l’ancienne colonie. Encore faut-il comprendre, et nous allons le préciser, qu’il ne faut pas entendre « colonie » au sens d’une terre étrangère. La colonisation justement n’est pas une situation, c’est un programme, et on ne peut la saisir sans l’analyse du comportement, de la résistance ou des victoires des colonisés.

Peut-on échapper, à propos de la colonie, aux abstractions philosophiques ? Elles déploient un universel de surplomb et nient le particulier. Ce constat vaut pour la connaissance des faits et pour les savoirs qui sont eux-mêmes colonisés, dans la mesure où les institutions post-impériales ou parfois postcoloniales sont empreintes de colonialité. C’est sans aucun doute ce pourquoi la colonie est absente des réflexions, en particulier sur l’Algérie, sur le traumatisme de Haïti et les dettes exigées par la France, pour ne citer que deux exemples. Au mieux, on lui accole des représentants et des porte-parole.

Et si on cherchait plutôt des personnes qui parlent pour elles-mêmes et non au nom d’autres qu’elles ? C’est des colonisés eux-mêmes qu’il faut partir, tout autant que d’une déconstruction de ladite catégorie. Ce qui revient à travailler à partir des formes de subjectivation à l’œuvre au sein des pratiques et des usages. Cela revient aussi à tenter de prendre le point de vue d’un observateur extérieur imaginaire. Il verrait alors les choses dans la différence, mais non dans l’indifférence. L’autre vu du dedans est fort différent de celui qui est regardé de l’extérieur.

En un mot, Seloua Luste Boulbina parle de la colonie depuis le lieu même de la colonie. Elle ne veut pas s’enfermer dans les débats habituels dans lesquels la plupart ne voient rien d’autre que ceci : l’exportation vers les colonies de la modernité et du progrès, de la science, et de la raison. Et non pas : l’exploitation minière éhontée, l’appropriation frauduleuse des terres, les sévices réservés à celles et ceux qui n’atteignaient pas les objectifs… En particulier, le point commun de toutes colonies est la négation du sujet. Ce dernier, le/la colonisé(e) ne prend pas part au pouvoir, il/elle est administré(e). Il/elle est gouverné(e) par des sujets parlants qui le font disparaître dans le paysage, en le frappant d’aphasie selon de grandes lignes de partage : sexe, race, barbarie ou sauvagerie, esclavage ou indigénat… Le colonisé devient « sujet » sans indentification, ou plutôt sans identifiant parce qu’il est porteur, par nature, d’un handicap à la subjectivation. Il n’a pas le droit d’être humain. Il n’a pas le droit de jouir de son humanité.

 

Frantz Kafka

Mais que vient faire Frantz Kafka dans cette suite d’études de notions et de regards sur les faits ? Kafka aborde la colonie sous l’angle de la possibilité d’un témoin ou d’un tiers colonial, et du point de vue du sujet colonisé lui-même. Il devient ainsi une référence postcoloniale majeure, selon l’auteure.

Cet écrivain a publié trois textes qui intéressent cette recherche : La colonie pénitentiaire, Rapport pour une académie, et Chacals et Arabes. Ce sont trois Nouvelles qui ont d’ailleurs choqué le public de ses lecteurs, d’autant qu’elles présentaient une nouvelle façon de penser la colonie. Le lecteur se souvient certainement de la machine infernale qui marque les corps, dans La colonie pénitentiaire, ce texte réveillé en 1996, par Mathias Langhoff, au théâtre de la Ville (Paris), tout en faisant référence cette fois à la Bosnie, et en laissant le spectateur sur sa fin. Peut-être a-t-il entendu la comédienne britannique Kathryn Hunter, dans Le singe de Kafka. Puis, vu le film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, en 2009. Un film portant sur l’ennemi, et sur la manière de dire du mal de son ennemi.

L’entreprise de Kafka est certes littéraire. Mais elle ne cesse de tourner autour de l’intérieur de la colonie, du discours sur une possible colonisation. Ces Nouvelles énoncent un profond décalage, incarné par la spécificité des locuteurs, des animaux (un singe, un chacal, par exemple), tandis que les auditeurs sont des humains. L’abîme censé séparer animal et humain devient étude des différences et des classifications. Et pour Seloua Luste Boulbina, il est possible d’y lire la subjectivation de la situation coloniale, ainsi que le rapport aux exhibitions coloniales (dioramas ou expositions, type Jardin d’Acclimatation tropicale). Qu’entendre par là ? Que le rapport colonial repose sur l’assujettissement des uns à des images fabriquées par les autres, sans qu’ils l’aient demandé. De là la question centrale : Suis-je l’image que l’on a fabriqué de moi ?

Kafka transforme celui qui n’a pas la parole en personnage discourant. Celui qui ordinairement n’est qu’un objet de discours en devient le sujet. Dans La colonie pénitentiaire, le personnage évoque alors les marques de coup qui lui ont été portés, sa capture, la manière dont il est devenu boiteux, et celle dont se fabrique le complexe du colonisé (qui dérange).

Dans une colonie, les coloniaux nient la colonie puisqu’ils font d’un espace tout à la fois la continuation d’une politique et la continuité d’un territoire. Les colonisés ne sont au fond jamais considérés comme tels par les coloniaux qui n’y voient pas un régime politique mais un fait de nature. Enfin, il n’y a pas de colonie sans ennemis et sans diffamation ni discours injurieux.

Mais depuis longtemps déjà on croit pouvoir solder la colonisation par une nouvelle attention à l’autre. Or, remarque l’auteure, une telle altérité les colonisés l’ont déjà connue, de manière forcée, sur le mode de la violence. Ils ont inévitablement été détournés de ce qu’ils étaient jusqu’alors. Ils se sont européanisés. La colonie, dans l’optique coloniale, est toujours déjà une provincialisation culturelle de l’Europe. La question demeure à l’inverse : que faire de ce que l’on a fait de nous ?

 

Le postcolonial

Ce concept, le postcolonial, a été forgé par Achille Mbembe, qui entendait alors sortir ses réflexions de l’aire indienne et de la notion de « subalterne », tout en souhaitant faire émerger l’Afrique au monde comme continent poscolonial. En un mot, il s’agit d’un concept heuristique. Mais comment le relier à la question des résistances établies ci-dessus, résistances aux analyses qui font l’impasse sur les assignations et les subjectivations ? Seloua Luste Boulbina recourt à une autre nouvelle de Kafka, Le silence des Sirènes. Elle expose une situation de résistance remarquable. Ulysse se bouche les oreilles alors que les Sirènes ne chantent pas (et si les Sirènes représentent l’Afrique, etc.). Il n’entend pas leur silence. Il ne veut rien entendre, il fait le sourd. Par peur de se perdre sans plus jamais se retrouver. Hors de chez lui, il craint de ne plus s’appartenir. Il défend son for intérieur.

Mais comment contribuer à l’amélioration de l’acuité auditive d’Ulysse ? Comment rendre son ouïe efficace ? Ces questions permettent au moins de revenir sur un point central concernant la colonie. Cette dernière est aussi un espace de fantasmes et de rêves audacieux. La parole y repose sur un monde imaginé et un territoire de l’imaginaire.

Justement, on considère généralement, rappelle l’auteure, que la postcolonie est la situation des États devenus indépendants après avoir été sous domination étrangère. On estime alors que l’espace colonial est délimité par les territoires colonisés, et que la métropole est restée extérieure à l’emprise de la colonisation. Ce qui est intenable. La France contemporaine, désormais, peut aussi être considérée comme une postcolonie. Ce qui signifie, elle a raison d’y insister, que le travail politique et intellectuel de décolonisation la concerne autant que les pays anciennement colonisés.

Nul n’a à céder à un complexe du colonisé. Il s’apparenterait à l’impossibilité de se défaire de soi. Il y a d’ailleurs contradiction manifeste dans le fait d’être soi-même et de vouloir être, dans le même temps, et, également, dans le même lieu, un autre. Cela ne renvoie-t-il pas à la tyrannie que le colonisé, candidat à l’assimilation, exerce à son propre égard. L’écrasement du colonisé est compris dans les valeurs colonisatrices. Lorsque le colonisé adopte ces valeurs, il adopte en inclusion sa propre condamnation, ce que ne va pas sans évoquer les travaux d’Albert Memmi. Faut-il, pour se libérer, se détruire ? Mais n’y a-t-il pas d’autre solution ?

Ce à quoi nous invite Seloua Luste Boulbina, selon une leçon qu’elle emprunte à Michel Foucault, c’est à oublier activement la colonie plutôt que la rappeler sans cesse comme « origine » des problèmes français. Foucault écrivait en effet (sur un autre plan, évidemment) : « Pas de réflexion, mais l’oubli, pas de contradiction, mais la contestation qui efface ; pas de réconciliation mais le ressassement ; pas d’esprit à la conquête laborieuse de son unité, mais l’érosion indéfinie du dehors ; pas de vérité s’illuminant sans enfin, mais le ruissellement et la détresse d’un langage qui a toujours déjà commencé »   . On ne peut laisser la colonie entre l’abus d’histoire et l’excès de mémoire. On ne peut non plus la laisser traiter au seul prisme de l’Algérie. Il est même essentiel d’éviter les mystifications et les jugements qui permettent de se dédouaner.

En suivant par ailleurs les propos de Friedrich Nietzsche portant sur l’histoire (dans les Considérations inactuelles), nous pouvons sans doute affirmer que nous sommes, sous le coup des récits des historiens, devenus des ventres exposés à l’indigestion. Cela nous empêche de comprendre que le présent trouble le passé, même si le passé inquiète le présent. Ce que l’on doit aux morts d’hier, c’est cette vérité qui suppose qu’on s’interroge sur eux, dans leur étrangeté, comme s’ils étaient à la fois présents et inconnus. On ne leur doit ni la mémoire, ni le jugement, mais la vérité, comme nous nous la devons à nous-mêmes.

Et la vérité, ici, consiste à rompre avec l’anonymat dans lequel les colonisés ont été enfermés. Comment faire valoir la parole, par exemple, d’un ex-indigène de nationalité française ou d’un enfant d’ex-indigène français ? Comment faire valoir sa parole, la rendre légitime ?

On le comprend bien, la colonie ne peut rester un sujet périphérique. Et la mauvaise conscience politique est souvent le masque de l’absence de réel sentiment de culpabilité, et de l’occultation du passé.

En un mot, de cet ouvrage, de très nombreux éléments sont à retenir en sus de la méthode d’analyse proposée ou de la philosophie qui s’en dégage. Évidemment, nous n’avons pu rendre compte de tous les arcanes du propos. Par exemple, il faudrait encore insister sur les relations, en fin de parcours, des positions de Alexis de Tocqueville et de Pierre Mendès-France sur la colonie. Du premier, par exemple, l’auteure examine les propos sur la Martinique et la Guadeloupe, et l’Algérie. Tocqueville déploie une optique quasi-exclusivement coloniale, quoiqu’il envisage bien l’abolition de l’esclavage. S’il paraît sensible aux questions d’égalité entre Noirs et Blancs, en Amérique, il demeure totalement indifférent au sort de toute la population du territoire algérien. Il prône à son égard les moyens réprouvés dans le cas de l’Amérique. Dans un cas, il se fait spectateur éloigné et témoin désintéressé. Les Américains sont condamnables. Mais plus tard, les intérêts coloniaux prédominent. Il faut abolir l’esclavage, mais de façon à préserver la colonie elle-même et il faut défendre l’État plutôt que les intérêts de habitants locaux. Par exemple encore de la question, à nouveau soulevée récemment dans un ouvrage dont nous avons rendu compte sur Nonfiction, des rapports de Kafka avec la Palestine, sous couvert de l’héritage de ses manuscrits. Etc. Tant pis, le lecteur retrouvera tout cela en lisant cet ouvrage incontournable.