Grâce aux dioramas, des peuples entiers ont été « visités » par des spectateurs. Noémie Étienne en propose ici une exploration scientifique, artistique, artisanale et en fin de compte idéologique.

Été 2017 : une exposition du Palais de Tokyo, intitulée « Dioramas »   rappelait comment ces techniques de diffusion des idéologies imagées avaient participé à la fois à la formation du regard colonial (à l’égard des cultures vivantes) et au montage du regard des Occidentaux à l’égard de leur propre passé « primitif ». Au fil de l’exposition, ce n’étaient pas seulement des dioramas qui étaient reconstruits, reproduits et à nouveau exhibés, cette fois à des spectateurs post-coloniaux, mais encore des montages auxquels savants, artistes, metteurs en scène, artisans avaient pris part. Les poètes s’y sont aussi laissés prendre, si l’on consulte les écrits de Charles Baudelaire ou Pierre Loti, par exemple.

Le diorama est né au début du XIXème siècle, autour des tableaux de jeu de lumière et de profondeur réalisés par Louis Daguerre (en 1822, il invente même le terme « diorama »). Ces ouvrages mettent en espace et en lumière des environnements exotiques reconstitués, afin de donner une illusion de réel à l’égard d’une culture ou d’un pan de l’histoire (si on pense aux musées de cire), aux spectateurs. Mais, de nos jours, ils sont approchés avec un esprit plus critique. Des chercheurs, mais aussi des membres des cultures présentées, condamnent à la fois la facture de ces dioramas et l’idée même d’en produire. Interrogeant alors non seulement leur contenu, mais aussi leur rôle pédagogique, ainsi que les orientations des musées qui les abritent – ou plutôt, qui les abritaient dans un passé largement révolu.

Pourtant, jusqu’à peu, des autorités ethnologiques semblaient y trouver leur compte. Il est vrai qu’elles y célébraient « un lieu magique où les rêves de l’enfance se sont donné rendez-vous »   , et qu’elles référaient simultanément au pionnier de l’ethnologie : Franz Boas, et à la partie des dioramas qu’il avait réalisés (dont une partie mettaient en scène des animaux dans leur milieu). Cela suffit-il à les sauver ?

L’auteure de ce livre s’intéresse spécifiquement aux dioramas anthropologiques, c’est-à- dire ceux qui sont explicitement tournés vers des problèmes culturels, et qui utilisent des mannequins en cire ou en plâtre à l’effigie de tel ou tel ou explicitement moulés sur la personne. Elle se penche sur les installations, aujourd’hui démantelées, fabriquées dans deux institutions américaines avant la Première Guerre mondiale   . Aucune ne cache d’ailleurs sa manière de mettre en scène les « indigènes » et de vouloir créer une identité américaine.

 

 

 

Diorama ?

L’auteure rappelle que le terme « diorama » désigne littéralement l’acte de « voir à travers ». En langue anglaise, il désigne plus précisément des « expositions optiques » qui créent une « illusion ». Après 1900, le terme est utilisé en priorité dans deux contextes : le domaine de l’histoire naturelle et celui de l’anthropologie. Des dioramas se répandent alors dans le monde entier, surtout pour le grand public.

Ces dispositifs prennent la forme d’espaces rectangulaires, entourés d’un cadre de bois. Les spectateurs sont maintenus dans le noir. La lumière reste dans l’installation. Ils sont protégés le plus souvent par une vitre. À l’intérieur du diorama, des figures humaines sont organisées pour permettre d’appréhender des scènes culturelles, mais véhiculant les partis pris de l’époque considérée, le plus souvent sous forme de scènes de film. Les dispositifs font d’ailleurs l’objet de réflexions diverses, parfois de controverses opposant des systèmes de classification.

 

Les spectateurs

Du point de vue matériel, les spectateurs sont placés en face de la scène représentée. Ils parcourent les salles en se promenant le long des dioramas. Le sens de la vue est au cœur des expositions. Mais l’auteure remarque que la question du contact est tout aussi cardinale.

Elle s’essaye à une typologie des dioramas étudiés, à partir de leurs régimes perceptifs. Parfois le diorama suppose un spectateur fixe. Parfois, au contraire, en mouvement, afin de mieux appréhender la scène ; parfois d’ailleurs il peut pénétrer dans la scène et s’identifier à tel ou tel personnage.

Mais il est non moins évident qu’à cette perspective visuelle tient la question du point de vue culturel et politique porté sur des peuples, des cultures, des « autres ». Le dispositif d’exposition manifeste toujours un pouvoir performatif. C’est une construction pensée qui porte une charge politique. En cela, l’auteure reprend, en la changeant de terrain, la thèse déployée par Donna Haraway à propos des dioramas animaliers : ils sont au service d’un idéal de progrès et même d’un idéal conservateur promu par le musée qui les abrite. Ce sont des machines au service de discours évolutionnistes.

Et de résumer, en ce qui regarde cette fois les dioramas anthropologiques : paternalisme, racisme, sexisme…

Mais l’auteure souhaite aller plus loin dans ses analyses. Elle ne se contente pas de témoigner de l’existence des dispositifs, elle fouille les archives qui entourent l’élaboration des dioramas : correspondances entre les anthropologues, l’administration muséale, les artistes, les mouleurs des plâtres, etc. Elle s’attache ainsi aux modes de production de ces dispositifs dans leurs différents contextes culturels, mais aussi épistémiques. Elle complète son travail par des notes portant sur le rapport des artistes contemporains à la fois aux dioramas et aux mannequins (Duchamp, Kienholz, Segal, par exemple). Mais cette fois, il ne s’agit plus de défendre une conception culturaliste ou évolutionniste du monde.

 

La transmission

Il fallait aussi analyser la pédagogie des artefacts de ce type. Bien sûr, au principe du diorama se trouve l’idée selon laquelle l’image, parlant au premier regard, est un excellent instrument pédagogique. Le propos est par ailleurs très large puisqu’on l’utilise souvent pour commenter les vitraux des cathédrales. Pertinent ou non, du point de vue de la nature de l’image, le propos offre une certaine conception du public, et de la médiation à son endroit. Les dispositifs imagés deviennent le principe d’une explication et d’une diffusion des lumières de la raison. La muséographie est entièrement traversée par cette conception de l’enseignement, issu de la tradition des Lumières.

Les dioramas examinés par l’auteure font œuvre de cohérence. Ils rattachent des humains et des objets, ils inventent même des environnements, donnant l’impression de l’in situ. De ce fait, ce ne sont pas uniquement les musées qui sont engagés dans la tâche pédagogique, mais aussi les arts décoratifs, les artistes, les architectes… La question du meilleur mode de présentation des mannequins et des objets agite les esprits qui œuvrent à ces réalisations. La volonté d’éduquer le public règne sur les esprits. Mais cela ne peut s’accomplir, dans cette optique, que si on emploie des stratégies d’exposition liées aux divertissements populaires, voire aux vitrines des grands magasins. Ce sont ainsi trois paramètres : atmosphère, éducation, divertissement, qui favorisent l’implantation des dioramas aux États-Unis autour de 1900.

 

Franz Boas (1858-1942)

L’ethnologue Franz Boas est au centre de la recherche de l’auteure. Ainsi raconte-t-elle comment, tout juste arrivé d’Allemagne, il critique l’accrochage du musée de Washington, en 1887, et comment il reviendra à Brême et Hambourg pour visiter spécifiquement les installations allemandes représentant des populations non occidentales, avant de s’inspirer plutôt de celles de Dresde et de Berlin. Il souhaite renouveler cet accrochage pour mieux affirmer la relativité des cultures, en opposition à des présentations de type évolutionniste. Il affirme, en lien avec ses publications, la cohérence et la relativité de chaque culture, et prône une lecture des sociétés en cellules homogènes et cohérentes. Sa perspective est comme on le dit « culturaliste ». Pour étayer le parti-pris de Boas, l’auteure rappelle que l’idée de culture lui permet d’affirmer que le comportement de tous les êtres humains, indépendamment de leur race, est d’abord déterminé par un certain nombre de principes et de règles engendrées au sein du groupe auquel ils appartiennent.

En reconstituant les discussions de l’époque autour des réalisations étudiées, l’auteure redonne à lire et à entendre les rapports de l’Occident aux différentes cultures « autres ». Car parfois ce ne sont pas des ethnologues, certes de l’époque, qui agencent les diaporamas, mais des directeurs d’institutions qui s’inspirent de planches dessinées dans des Jardins d’acclimatation, par exemple celui de Paris. Ce qu’on appelait alors des « villages humains », tableaux vivants pour foires et expositions coloniales ou « universelles », deviennent des modèles qui se propagent partout. L’auteure examine précisément un de ces tableaux, plutôt littéraire : Robinson Crusoé et Vendredi (1855). Le spectateur pouvait même entrer dans la grotte de Robinson.

Afin d’étendre sa recherche, elle entreprend un vaste parcours à la recherche de la genèse de l’usage des mannequins ou des tableaux vivants dans les expositions, naviguant ainsi du Moyen Age au XIXème siècle. Elle évoque même les cabinets de curiosité, destinés à l’éducation princière. C’est bien sûr un thème à approfondir, autour duquel elle réunit de nombreux documents.

 

Quelles idées des civilisations ?

La critique contemporaine des dioramas se situe évidemment dans la post-colonisation, et après une longue période de réflexion de l’ethnologie sur soi. Ce qui ne signifie pas que le public ne se laisse pas encore prendre par ce statut ambigu des dioramas : à la fois « scientifiques », artistiques, ludiques et pédagogiques, mais sur fond d’idéologie coloniale ou nationale. S’agissant de la recherche spécifique portant sur les États-Unis, il est clair que la thématique devait se concentrer sur le sort des Amérindiens dans les musées américains : cultures primitives, cultures autres, ancêtres ? L’identité américaine peut-elle se développer en inscrivant dans sa généalogie les Amérindiens ? Tels sont les débats qui gouvernent la volonté de réaliser des dioramas et de les réaliser de telle ou telle manière. Tantôt, les discussions privilégient l’idée d’une altérité radicale, mais périmée, muée en relique, et le diorama met en scène une disparition : il faut ici évoquer les propos d’Arthur C. Parker et sa critique implacable des images des Amérindiens véhiculées par les spectacles itinérants de l’époque. Tantôt, les discussions mettent les Amérindiens au cœur d’un idéal de régénération de la société nord-américaine. Tantôt, ces mêmes Amérindiens passent pour les « ancêtres » dont on peut encore s’inspirer. Cette dernière visée devenant une étape essentielle dans l’émergence des « arts primitifs » autour de 1910.

Cela dit, l’auteure fait part de nombreux autres débats, cette fois autour de la pédagogie matérielle des musées : quel sort faire aux objets ? le visiteur peut-il les manipuler ? pourquoi placer des vitres entre la scène et le visiteur ? les mannequins doivent-ils regarder les spectateurs ou non ? quelle théâtralité adopter ? doit-on expliciter les dioramas ou les faire rejouer par les enfants en visite ? etc. À quoi s’ajoutent les questions plus prégnantes encore des « races » des physiognomonies, des empreintes radicalisées de traits prétendument exemplaires. Autant de questions examinées avec patience par l’auteure et qui donne toute leur présence aux dioramas dans une optique civilisationnelle et/ou idéologique. Ce sont bien évidemment ces traits ou les réponses à ces questions qui actent chez les visiteurs telle ou telle option, leur identification à un certain passé, ou leur rejet de certaines cultures voire leur curiosité pour les « autres ». Contrairement d’ailleurs aux panoramas qui entourent les spectateurs, les dioramas jouent sur l’approche par le visiteur du spectacle présenté. Il peut basculer à l’intérieur de la scène, ressentant alors, s’identifiant aussi, entrant dans un jeu de rôle.

S’agissant, au cœur du propos, des Amérindiens, l’ouvrage donne à voir une riche iconographie, dont les images proviennent soit de documents anciens conservés dans des archives, soit d’œuvre encore exposées – dont certaines d’ailleurs redeviennent objets d’âpres discussions de nos jours, du moins tant qu’on n’arrive pas à les traiter comme des témoins (à critiquer) de ce que l’Occident a conçu et valorisé (plutôt que de les détruire).

La recherche entreprise donne donc des résultats parfaitement éclairants. Elle est très vaste, puisqu’aux personnes citées ici, l’auteure ajoute des analyses littéraires, artistiques, et autres. Ce qui permet de se confronter à des perspectives assez cohérentes pour avoir duré, et pour avoir organisé un réseau de dioramas assez « crédibles » pour être devenus les moteurs d’une éducation occidentale et européenne dont nous avons encore du mal à nous défaire.