Une étude innovante sur Descartes malheureusement lacunaire, qui ne permet pas en outre de se faire une juste idée du projet philosophique que poursuit l'auteure.

Peu de textes dans l’histoire de la philosophie demeurent aussi durablement énigmatiques que celui que Descartes écrivit au début de la Seconde Méditation métaphysique, pourtant immensément célèbre : « Il n’y a donc pas de doute, moi je suis, s’il [sc. le Malin Génie] me trompe ; et qu’il me trompe autant qu’il peut, il ne fera pourtant jamais que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose, de sorte que, tout bien pesé et soupesé, il faut finalement poser que cet énoncé, je suis, j’existe, moi (ego sum, ego existo), toutes les fois que je les prononce ou que je le conçois mentalement, est nécessairement vrai »   . Texte commenté un nombre incalculable de fois, et qui paraît néanmoins inépuisable, comme l’attestent les nouvelles interprétations qui en révèlent incessamment des aspects inédits   . La découverte du cogito, resituée au moment précis de l’ordre des raisons où elle est effectuée et dans le cadre plus général de cette œuvre d’une facture littéraire tout à fait particulière et même unique que sont les méditations, n’en a pas fini de donner du grain à moudre aux penseurs de tous les temps, et c’est sans donc surprise que l’on voit régulièrement paraître de nouvelles études sur Descartes, lesquelles viennent elles-mêmes grossir la volumineuse bibliographie internationale consacrée au philosophe français.  

Sans doute le livre que publie ces jours-ci Mazarine Pingeot – issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’université de Paris VIII – est-il un « livre de plus » sur Descartes, comme le disait plaisamment Canguilhem de son propre livre sur Descartes qu'il écrivit en 1947 mais n'acheva pas : « Un livre de plus sur Descartes ! Il en existe déjà tant. Mais en France, c'est à la fois un rite et presque un devoir, même d'abord au sens scolaire, que de s'essayer à discourir de Descartes, quand on prétend philosopher quelque peu »   . Un livre de plus, oui, mais certainement pas un « livre de trop » et encore moins un livre superflu tant il parvient à renouveler la lecture de Descartes, à telle enseigne qu’il n’est exagéré de dire que c’est ici et bien mieux qu’ailleurs que l’on trouvera élucidée la pensée du philosophe sur ces points fondamentaux que sont le rapport à l’enfance et l’expérience de la folie, que l’auteure met justement au centre de son attention.

L’enfant et le fou comme formes d’altérité à soi

Chacun a encore sans doute à l’esprit quelques-uns des textes fameux dans lesquels Descartes convoque la figure de l’enfant et celle du fou. Touchant l’enfance, citons celui-ci : « Pour ce que nous avons été enfants avant que d’être hommes », écrit Descartes dans la deuxième partie du Discours de méthode, « il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle ». Et touchant la folie, celui-là : « Mais quoi ? Ce sont des fous et je ne serais pas moins extravagant de me régler sur leurs exemples », lit-on dans la Première Méditation. D’autres textes pourraient bien sûr être mentionnés où l’enfant et le fou se voient associés dans l’élan d’une même réflexion. Mais qu’y a-t-il de commun entre l’enfant et le fou ? Comme le montre de manière convaincante Mazarine Pingeot, tous deux présentent cet intérêt aux yeux de Descartes d’incarner une forme d’altérité à soi-même.

Commençons par l’enfant – et commençons surtout par écarter un malentendu. Il est tout à fait inexact de présenter le cartésianisme, comme le faisait jadis Henri Gouhier dans un livre contenant fort heureusement de bien meilleures pages, comme un « infanticide »   . Descartes ne contresignerait à aucun prix la phrase du Cardinal de Bérulle, dont on sait qu’il encouragea fort l’entreprise cartésienne, dans lesquelles il décrit l’enfance comme « l’état le plus et le plus abject de la nature humaine »   . Il n’y a aucun mépris cartésien à l’égard de l’enfant, pas même une forme de suspicion. Dire que « nous avons été enfants avant que d’être hommes », ce n’est pas regretter de n’être pas né à l’âge adulte, c’est constater que nous naissons avant de pouvoir faire usage de la raison et qu’il ne peut en être autrement parce que la vie a nécessairement toujours un temps d’avance sur la pensée. Vivre, ce n’est pas penser et c’est encore moins penser à vivre, mais c’est satisfaire au plus court les besoins de la vie, lesquels sont aussi bien ceux du corps. C’est du fait cette priorité absolue des besoins vitaux – qui procèdent directement de l’union de l’âme et du corps – sur tous les autres besoins que l’esprit de l’enfant est empêché de penser comme il serait tout à fait capable naturellement de le faire si le corps, pour ainsi dire, ne le prenait de vitesse. Si un enfant se brûle au contact du feu, il pensera aussitôt (et ses parents le lui diront également) que le feu brûle, et il aura raison de le penser. Si le fait de pleurer produit une modification du monde dans le sens de ses vœux (obtenir d’être nourri, d’être changé, etc.), il pensera que le cri a un pouvoir de transformation magique, et il aura raison de le penser. Le développement de la vie obéit à des critères d’utilité et non pas de vérité – et c’est bien là le problème car c’est avec ce bagage de préjugés et de croyances erronées que l’adulte voudra plus tard se mettre à la recherche de la vérité, et qu’il soutiendra que la chaleur est une propriété objective de la chose ou que la « conduite magique » (Sartre) est une modalité de l’action technique.

De là la nécessité, non pas de rompre avec l’enfance, mais au contraire de renouer avec soi-même en nous débarrassant de nos anciennes croyances et du poids des habitudes qui lestent l’esprit. Tout le propos de Descartes est de rétablir une continuité de soi à soi par-delà les intermittences de l’enfance, ce qui ne peut se faire qu’en resaisissant sa vie en pensée afin de la reconnaître comme vie de la pensée – autrement dit, qu’en racontant son parcours de vie. Et c’est en effet ce que fait Descartes dans deux des grands livres qu’il nous a laissés : dans le Discours de la méthode, sous la forme d’un récit autobiographique, et dans les Méditations métaphysiques, sous la forme d’une série de six méditations se déroulant en six jours (et six nuits), saturées de notations temporelles (« j’ai remarqué, il y a quelques années… c’est donc le moment aujourd’hui… tout ce que je sais à présent… la méditation d’hier… »). A chaque fois, le sujet qui pense se ressaisit de lui-même, selon des stratégies diverses, à travers une histoire qui comporte des péripéties et qui prend « beaucoup de temps ».

Qu’en est-il du fou ? En quel sens la folie met-elle en cause l’identité à soi ? Il est difficile d’aborder une telle question chez Descartes sans songer à la polémique qui opposa naguère Michel Foucault à Jacques Derrida sur le sens à donner à la séquence de la Première Méditation consacrée à l’hypothèse de la folie, et Mazarine Pingeot ne manque bien entendu pas d’y renvoyer – sans doute avec trop de longueur, et en se perdant dans un commentaire de commentaire élevé au quatrième voire au cinquième degré lorsqu’elle examine la réponse de Foucault à la critique de Derrida des quelques pages que le premier a rédigées dans l’Histoire de la folie à l’âge classique sur les Méditations métaphysiques (comme elle s’égarera à nouveau en répondant pied à pied, sur plus d’une dizaine de pages, à la critique du cogito cartésien par Jean-Marie Schaeffer, qui ne mérite guère cette attention soutenue).

Pour aller vite, disons que tout le problème est de savoir si l’hypothèse de la folie évoquée par Descartes est structurellement différente ou pas de l’expérience qui lui fait suite immédiatement dans le texte, à savoir celle du dormeur qui peine à distinguer le rêve de la réalité. La grande force de la lecture de Mazarine Pingeot est de montrer, au fil d’une analyse brillante, que ces deux états sont essentiellement distincts dans la mesure où la veille et le sommeil ne rompent pas la continuité de soi à soi, ce que fait précisément la folie puisque celui qui dit « Je » peut n’être pas le même d’un instant à l’autre, et peut même en venir à perdre sa propre identité - à l'instar du personnage principal du chef d'oeuvre de Samuel Fuller Shock Corridor (1936), qui se fait interner dans un asile psychiatrique pour démasquer l'auteur d'un meurtre qui s'y est déroulé et tirer de cette histoire un livre qui lui vaudra, comme il l'espère, le prix Pullitzer, mais qui finit par sombrer lui-même dans la folie et ne plus savoir qui il est. Or si la folie est la condition d’impossibilité de l’identité à soi-même, alors elle est ipso facto condition d’impossibilité de la pensée elle-même en tant qu’elle prend nécessairement place dans le temps, c’est-à-dire dans l’ordre des raisons tel qu'un seul et même esprit en supervise le déroulement. « Ce qu’attaque la folie », écrit Mazarine Pingeot, « c’est la temporalité de la raison. La folie c’est un saut dans l’abîme, rupture dans l’identité, impossibilité de constituer une identité dans le temps. La folie est l’impossibilité de la pensée, non en ce qu’elle se trompe (…), mais dans la mesure où elle empêche une succession de raisons, où elle fait barrage à la méthode »   .

C'est pour cette raison que les deux états (celui du dormeur et celui du sujet aliéné) n'ont pas du tout le même statut aux yeux de Descartes : je puis bien être à la fois celui qui dort et qui s'éveille, mais je ne peux pas être fou sauf à renoncer à la possibilité même de penser. Le fou, ce ne peut être que l'autre parce que la possibilité d'une telle forme d'altérité dans le rapport à soi rompt toute identité à soi. Si je suis fou, alors je ne peux même plus douter parce que douter « c'est introduire à l'intérieur de soi un écart, une dualité. Si la folie est écart, écart absolu, elle ne permet pas d'introduire à l'intérieur d'elle-même un écart »   . Le propre du fou est que, précisément, il 'est pas habité par le doute, il colle à sa représentation ; tout lui paraît apporter une confirmation de ce qu'il pense (tel le paranoïaque), il est incapable de mettre quoi que ce soit à distance pour l'ébranler et en éprouver la solidité. Comme l'enfant, il croit dur comme fer en la vérité d'un monde familier, il croit en toutes ses représentations mais à la différence de l'enfant il n'y a pas d'identité du Je auquel se rattache toutes ces représentations.

La vie (tronquée) de l’esprit

La grande originalité de Descartes dans l’histoire de la pensée aura été d’avoir su conférer au cogito une épaisseur temporelle qui le rend irréductible à un sujet transcendantal dans le style kantien. Comme le dit justement Mazarine Pingeot, « il n’y a de philosophie cartésienne que dans le temps du déploiement d’un sujet , autrement dit que dans la temporalisation d’une identité ou dans une identité temporelle »   , laquelle est proprement la « marque philosophique et révolutionnaire de l’écriture philosophique de Descartes »   . Descartes, dans l'histoire de la pensée, ce sera toujours ce cavalier français qui partit d'un si bon pas, comme le disait Charles Péguy, en parcourant un chemin le conduisant à lui-même, puis à Dieu, à travers un parcours qui est assurément guidé, volontaire, balisé  par la pensée, mais qui a la densité même de la vie.  

C’est cette vie de l’esprit qui se déploie sous nos yeux dans les Méditations et que Mazarine Pingeot élucide remarquablement dans ce bel ouvrage, dont les envolées de style augmentent encore l’éclat, et qui constitue en l'état une contribution significative aux études cartésiennes. Il faut toutefois regretter que de l'ample thèse de doctorat dont cet ouvrage est tiré, et qui compte initialement plus de 500 pages, seule la troisième partie, dédiée aux enfants et aux fous, ait été retenue pour la publication. Un tel choix, dont les raisons nous semblent incompréhensibles, n'a pu être fait qu'au détriment de la cohérence et de la pertinence du propos lui-même, qui exigeait impérativement d'être complété par une étude de la doctrine de la mémoire chez Descartes, laquelle se trouve bel et bien dans la quatrième et dernière partie du travail doctoral. L'absence d'une telle étude dans le livre tel qu'il a été publié lui retire une bonne partie de sa valeur démonstrative et le rend au fond assez peu utilisable du strict point de vue historiographique.

Plus profondément, il est fâcheux que les décisions qui ont été prises sur le plan éditorial ne permettent pas d'apprécier la nature exacte et la portée du projet philosophique de Mazarine Pingeot, lequel ne se laisse pas réduire aux limites d'une étude relevant de l'histoire de la philosophie. Le lecteur n'a alors pas d'autre recours que de consulter la très courte présentation de l'auteure en quatrième de couverture pour se faire une idée du projet qu'elle poursuit, alors qu'il est parfaitement explicite et effectivement mis en oeuvre dans la thèse. En l'état, le livre ne peut donc donner pleinement satisfaction ni aux spécialistes de Descartes, qui s'étonneront de ses lacunes et de son caractère incomplet, ni aux lecteurs intéressés par l'entreprise philosophique que conduit l'auteure pour son propre compte, qui n'apparaît que de manière allusive et elliptique. Il y avait sans doute un bien meilleur livre à tirer de cet important travail.