Selon Ernst Cassirer, les catastrophes politiques du vingtième siècle s’enracinent dans le mode mythique de la pensée humaine.

La réédition du Mythe de l’Etat, dernier ouvrage du philosophe Ernst Cassirer, publié pour la première fois en 1946, n’est pas l’effet d’un hasard. Elle répond visiblement, aux yeux de l’éditeur, à une actualité. En effet, notre époque peut sembler de nouveau en proie à de mauvais démons, bloquée si ce n’est déstabilisée par des fractures sociales, tandis que les régimes démocratiques sont contestés et fragilisés. Une inquiétude sourde hante de plus en plus les esprits, celle d’un retour aux années 1930. Or, Cassirer, réfugié à partir de 1933 en Suède puis aux Etats-Unis, écrivit son livre à l’instigation d’amis qui le pressaient d’éclairer de son regard de philosophe l’actualité tragique de l’époque, la Deuxième Guerre mondiale et les régimes totalitaires.

Cassirer, né en 1874, est un philosophe néo-kantien, héritier au sein de l’Ecole de Marbourg de Hermann Cohen et Paul Natorp. D’un esprit encyclopédique, il publia de nombreux ouvrages d’histoire de la philosophie, érudits et réputés, qui s’efforçaient d’intégrer les connaissances scientifiques modernes dans tous les domaines. Son œuvre majeure est, toutefois, La philosophie des formes symboliques, dans laquelle il élabore, dans un esprit kantien, une philosophie de la culture. Les idées qui y sont développées forment l’arrière-fond théorique du présent essai.

Comment le philosophe universitaire qu’est Cassirer aborde-t-il donc son sujet, la terrible actualité de son temps ? Comme le titre du livre l’indique, le mythe est son point d’entrée. La thèse principale, qui est aussi bien le fil conducteur de l’enquête, est que les régimes totalitaires, tout particulièrement le nazisme qui retient l’essentiel de l’attention de l’auteur, tiennent à la résurgence massive du mythe dans les affaires humaines. Cette idée est, il faut l’avouer, décevante, même à prendre en compte la date du livre, écrit à chaud avant même que la séquence historique, sur laquelle il se penche, ne se fut achevée. C’est, avant tout, la thèse d’un Aufklärer, d’un digne héritier de la philosophie des Lumières. Dans cette perspective, l’histoire de l’humanité est le lieu d’un combat entre le mythe et la raison, celle-ci s’étant d’abord difficilement émancipée de celui-là, sans avoir jamais totalement triomphé.

 

Une généalogie des mythes politiques modernes

Partant de là, l’essentiel de l’ouvrage de Cassirer consiste à proposer une généalogie des mythes politiques contemporains en remontant à leurs origines historiques les plus lointaines. Ce parcours débute avec les sociétés primitives dont Cassirer, s’appuyant sur les travaux anthropologiques alors disponibles, soutient qu’elles sont dominées par la pensée mythique. En quoi consiste celle-ci ? Cassirer résume, ici, les analyses du mythe auquel il avait consacré le deuxième volume de sa Philosophie des formes symboliques. Selon lui, le mythe est une forme d’art par lequel les hommes ont appris, à partir d’un moment, à exprimer par des moyens symboliques leurs instincts et leurs émotions. Les mythes, toujours sociaux, jamais individuels, objectivent et organisent ce domaine d’expérience en les transformant en images et en significations. Ainsi, certaines des expériences de la vie individuelle et collective, en particulier les plus pressantes et les plus intolérables, telle la mort, sont mises à distance par le pouvoir de la symbolisation, qui est, dirait-on en termes psychanalytiques, une sublimation.

Cassirer retrace donc le parcours des poussées et des reculs successifs du mythe et de la raison dans le domaine des représentations politiques. Cela donne lieu à un récit très classique. La Grèce ancienne y est le site où la raison émerge du mythe et s’émancipe par rapport à lui. Ensuite, des différentes étapes distinguées, se détache, après la formulation médiévale des linéaments d’une première théorie de l’Etat de droit, un moment machiavélien, décisif, selon l’auteur, dans la genèse des mythes politiques modernes. Machiavel est, dit-il, l’inventeur d’une science politique révolutionnaire qui, en son cœur, consiste à mettre entre parenthèses toute considération morale des fins, pour se concentrer sur un savoir technique des moyens du pouvoir, mis au service des ambitions d’un chef. Cassirer décrit ensuite comment, s’inspirant d’idées stoïciennes, émerge, à partir du 16e siècle, une première théorie du droit naturel moderne. Dans le même temps, pointe-t-il, les hommes de la Renaissance, si éclairés à certains égards, continuent de subir l’attrait des idées les plus irrationnelles. Les fondateurs même de la révolution scientifique moderne du 17e siècle, rappelle-t-il, Kepler ou Galilée, cultivent aussi bien l’astrologie que l’astronomie. Puis viennent les Lumières qui semblent introniser définitivement la raison tant en matière pratique (morale et politique) qu’en matière théorique (sciences et philosophie). Pourtant, dès le début du 19e siècle, le romantisme exprime une puissante réaction aux Lumières et marque un retour virulent à la pensée mythique. Bientôt, ce courant ouvre la voie aux principaux mythes dont les totalitarismes vont s’emparer à leurs propres fins. Pour l’illustrer, Cassirer s’arrête sur le culte du héros selon Thomas Carlyle et la pensée raciste d’Arthur de Gobineau. Tout est alors disposé, semble-t-il, pour que le mode mythique de pensée submerge – formidable régression – l’univers politique du 20e siècle.

Qu’en est-il, demandera-t-on, du mythe de l’Etat mis en avant dans le titre de l’ouvrage ? L’expression est ambiguë, puisqu’elle ne permet pas de décider entre l’idée que l’Etat est animé par un mythe, dont on attend alors qu’on nous dise quel il est, et celle que l’Etat est, en lui-même, un mythe, comme, plus haut, le héros ou la race. La réponse est apportée dans un long chapitre consacré à la philosophie politique de Hegel. Le mythe de l’Etat, c’est, selon Cassirer, la conception de l’Etat élaborée par ce philosophe, qui, affirme-t-il, introduit une rupture avec toutes les théories précédentes. Hegel absolutise l’Etat et le glorifie véritablement. Il lui subordonne tout, en particulier l’universalité de la loi morale, qui, de ce fait, cesse d’être un recours possible contre lui. Chez lui, la morale subjective devient moralité, c’est-à-dire objectivité des mœurs, propres, chaque fois, à un peuple. Cassirer juge que le système hégélien « est devenu l’une des plus grandes forces révolutionnaires de la politique moderne » (p. 340) et que sa considérable influence fut désastreuse.

 

Lumières de l’Aufklärung ?

La narration de Cassirer demeure, pour l’essentiel, au plan de l’histoire des idées, même s’il est possible de la comprendre comme l’expression, sur ce plan, des représentations collectives qui animent les acteurs de l’histoire. Elle apparaît, dans son adhésion foncière à la philosophie des Lumières, assez conventionnelle. Cependant, de nombreux auteurs, aujourd’hui, comprennent les troubles du temps présent comme des attaques, de plus en plus vives et décomplexées, contre l’esprit des Lumières, qu’ils appellent, en conséquence, à constituer en ligne de front et de résistance   . Cette idée n’est pourtant pas parfaitement convaincante, car elle repose sur un groupe de dichotomies (raison vs. mythe, raison vs. affects ou passions, raison vs. imagination, discours vs. action) qui tend, à son tour, à se constituer en une mythologie.

Au fond, la compréhension des phénomènes totalitaires de Cassirer reste trop ancrée dans la psychologie. Par contraste, l’approche structurale des idéologies de l’anthropologue Louis Dumont fournit une compréhension beaucoup plus contextualisée historiquement. Pour lui, le national-socialisme est un phénomène typiquement moderne. Il constitue « la variante allemande de l’idéologie moderne ». Dans cette perspective, plus intellectualiste, il est conçu comme la combinaison contradictoire et explosive du thème holiste de la communauté du peuple et du thème individualiste, darwiniste social, de la lutte de tous contre tous   .

Peut-être est-ce la manière même dont Cassirer conçoit les formes symboliques qui est problématique. Elles comprennent, outre le mythe, le langage, la connaissance scientifique, la religion et l’art. Ce ne sont pas des a priori au sens kantien, mais des activités de l’esprit que Cassirer essaie de saisir à un niveau intermédiaire entre les catégories fondamentales et les données empiriques. Il les comprend comme des fonctions culturelles dont il entend mettre au jour les structures fondamentales et qui, toutes ensembles, forment un système dont il faut dégager l’unité constitutive. On peut, à cet égard, s’interroger sur la pertinence de la liste proposée. Quel critère, demandera-t-on, permet de distinguer clairement le mythe de la religion ? Le langage doit-il vraiment être mis sur le même plan que les autres formes alors qu’il y est, lui-même, centralement à l’œuvre, hormis dans les beaux-arts ? Anthropologues et historiens des sociétés traditionnelles font valoir que ces distinctions sont absentes de nombreuses sociétés où tous ces aspects sont ou organisés différemment ou condensés de manière indissociable. Ainsi, l’idée même de la pensée mythique, sur laquelle Cassirer fonde ses analyses, pose des problèmes de fond.

Le récit proposé dans cet ouvrage comprend un aspect nettement évolutionniste quand l’auteur semble retracer les étapes par lesquelles l’esprit humain doit nécessairement passer avant que ne s’impose la raison comme guide dominant de son existence. Cassirer n’emboîte pas pour autant le pas à la vision optimiste d’un Condorcet. Il semble hésiter, en fait, entre deux idées. La première est celle d’un combat sans fin entre la pensée rationnelle et la pensée mythique, puisque celle-ci est capable, aujourd’hui comme autrefois, de prendre le dessus sur celle-là. Mais, ailleurs, s’interrogeant sur le contraste entre le triomphe contemporain des mythes les plus irrationnels et l’immense développement, dans le même temps, de la rationalité des sciences et des techniques, il en déduit que la raison s’est essentiellement cantonnée à l’investigation de la nature et qu’il lui faut, désormais, s’étendre aux domaines de l’homme, encore en proie à des tendances primitives.

Quoi qu’il en soit de ces insuffisances, la réédition du Mythe de l’Etat est une occasion opportune d’éprouver l’interprétation rationaliste et jus-naturaliste du phénomène totalitaire et de s’interroger sur le sens du phénomène populiste contemporain que beaucoup, aujourd’hui, inscrivent dans la continuité du précédent. Le lecteur y trouvera, en outre, de riches éléments d’histoire des idées politiques. Enfin, il convient de noter la foncière honnêteté de Cassirer. Toujours il reconnaît les grandes qualités des philosophes et des écrivains dont il expose les idées. S’il juge régulièrement que leur influence a été délétère, il souligne tout autant qu’elle ne tînt pas tant à leurs intentions qu’à leur réception, qui souvent fut aussi une récupération ou une instrumentalisation. D’autant plus, souligne-t-il, que ces auteurs ne furent guère, en général, animés par un impératif d’action. Ainsi, le mythe de l’Etat manifeste « le destin tragique de l’hégélianisme » (p. 370).