L’excellent catalogue de l’exposition « Folklore » démontre que si la notion est construite dans un contexte précis, elle a de quoi intéresser les artistes contemporains.

Le folklore et la notion de « folklore » se présentent souvent comme un beau thème confinant à une nostalgie pour temps de vacances de l’esprit et tourisme de l’âme. D’ailleurs on se réjouit souvent d’assister à des moments exotiques de distraction pour après-midi de détente, qu’on peut bien appeler « folklore », surtout lorsqu’on a la certitude d’appartenir à un monde qui a dépassé ces conduites dites alors « folkloriques ». Est-il seulement possible d’en faire un concept ? Et si l’on s’en tient à la définition minimale de mœurs « dépassées », au nom de quoi le serait-elles ? et pourquoi des artistes modernes et contemporains s’y intéresseraient-ils ?

D’abord le terme. Certes, il ne peut guère évoquer un concept scientifique, malgré l’insistance de quelques chercheurs. Il est emprunté à la langue anglaise, afin de désigner littéralement une « science du peuple » (1846), quoiqu’il soit composé de racines germaniques. Mais si le mot désigne habituellement les traditions populaires d’une région ou d’un pays, cela ne dit pas tout. C’est la manière dont il est utilisé, qui en fait tout le sel. Il n’exprime surtout pas si aisément que cela l’approche éventuelle des phénomènes qu’il désigne. Car « l’esprit » du folklore navigue du pittoresque et de la nostalgie aux mœurs périmées et méprisables. Il prête aussi ses mots à une instrumentalisation de coutumes au profit d’une idéologie, selon les cas, de l’authenticité ou de la nation, du local, de l’identité ou de la transmission, etc.

En un mot, on n’a rien dit du folklore tant qu’on ne s’est pas attaqué précisément à la manière dont l’idée même d’un folklore a été élaborée, dans quelles circonstances, et avec la collaboration de qui. Et surtout, on n’a pas encore approché l’essentiel de ce que nous indique le superbe catalogue de l’exposition Folklore : le rapport aux artistes selon les époques, la manière dont les artistes s’emparent du folklore ou le transforment, la relation des artistes contemporains au folklore, etc.

Ce catalogue particulièrement riche a été édité en lien avec une exposition du Centre Pompidou-Metz et du Mucem, sous la direction de ses commissaires, Jean-Marie Gallais et Marie-Charlotte Calafat. Celle-ci devait se tenir au Centre Pompidou-Metz de mars à Septembre 2020, puis au Mucem jusqu’en février 2021. Si le projet d’exposition est bien évidemment suspendu à l’heure actuelle, reste, donc, le catalogue, publié hors collection, remarquablement agencé, et pourvu d’une iconographie fort belle et précise qui recoupe parfaitement les enjeux signalés ci-dessus : tradition et régionalisme, patrimoine vivant et immatériel, racines et exotismes, identités ou archaïsmes, rapport à la notion de modernité et aux arts contemporains. Le président du Centre Pompidou-Metz a d’ailleurs beau jeu, en tête de cette réflexion cataloguée, de rappeler que l’architecte du Centre (Shigeru Ban, quoiqu’accompagné de Jean de Gastines) a eu l’idée de sa charpente en regardant un chapeau de paille tressé de manière traditionnelle en Chine et… trouvé à Paris.

 

Un autre regard ?

Si cette exposition se concentre sur l’Europe, le sujet est bien sûr également d’une importance considérable pour des artistes d’Afrique, d’Asie ou des Amériques, bien que le folklore y revête d’autres définitions. L’Europe ici nourrit des réflexions, permet de citer des exemples et même d’explorer des modes de fabrication du folklore, ainsi qu’il en va pour la Suisse, grosse pourvoyeuse d’images folkloriques, et surtout d’une imagerie à l’usage des touristes.

Comment donc porter un autre regard sur le folklore que celui de ces pourvoyeurs ? Et surtout un autre regard que celui, atterré, des modernistes – aux goûts sans doute accentués pour l’urbanité, le travail moderne et la consommation –, modernistes pour lesquels le folklore, le plus souvent « rustique », reste le bastion de particularismes et convoque un imaginaire d’un passé aboli que trop de spectateurs encore souhaitent retenir de toutes leurs forces. Le catalogue tente à juste titre de dépoussiérer le terme et de questionner son usage, ainsi que les mouvements auxquels on peut le rattacher : Arts & Crafts en Angleterre, « art populaire » en France, etc. C’est en insérant cette question dans une histoire des cultures que le folklore peut devenir une donnée culturelle centrale. Tel est d’ailleurs, au passage, le rôle du Mucem : héritier des collections de l’ex-musée national des Arts et Traditions populaires, dont l’un des organisateurs a été Georges-Henri Rivière, afin de conduire ce type d’interrogation.

Qu’est-ce qu’un « folkloriste » ? D’où vient-il ? Que veut-il ? Comment se met-il en scène ? Quels sont les apports scientifiques et esthétiques du folkloriste ? Par exemple, pour en citer quelques-uns : un René Kerviler (1842-1907), un Lionel Bonnemère (1843-1905). Ainsi que ceux qui se sont intéressés aux bardes bretons et aux félibriges provençaux, sous couvert de la reconstruction de la légende d’Ossian, par les romantiques. Ce sont, le plus souvent, des notables et bourgeois, des érudits locaux, des médecins et notaires, des collectionneurs et amateurs…

Au moment de sa constitution, le folklore est d’ailleurs une discipline que l’on a pu associer sporadiquement à l’art. On a pensé en effet que l’artiste, par sa sensibilité, pouvait avoir accès plus facilement aux rites « provinciaux ». Pourtant, il convient d’aller plus loin, il n’agit pas uniquement en tant qu’artiste, il lui faut aussi figer des données, archiver des informations, recenser, observer…

On connaît à ce titre les collectes et enquêtes portant sur les contes, les croyances, les costumes, les mœurs, les traditions musicales. On sait bien que des artistes s’y sont consacrés : V. Kandinsky, C. Brancusi, B. Bartok ou I. Stravinski   . En effet, on ne peut oublier l’engouement des artistes européens pour le folklore dès le milieu du XIXème siècle. On le doit au pittoresque et au romantisme (avec un retour aux sources pour objectif). D’ailleurs, il n’est nul besoin d’aller à l’autre bout du monde pour examiner du folklore. Il suffit parfois de se faire explorateur du (de son) monde contemporain, et d’insister sur l’idée selon laquelle les habitants, les styles de vie et les pensées de tous méritent d’être à tout le moins relevés. Gauguin fait bien de la Bretagne le centre d’une partie de ses activités, c’est bien connu, et il n’est pas seul. Les uns et les autres aiment rencontrer un passé enfoui se transmettant cependant à travers le mysticisme de la religion, des coutumes locales et des usages particuliers. On retrouve, chez Sérusier, la Bretagne légendaire et superstitieuse. Sauvage parfois. Et ce qu’on prend vite pour des survivances archaïques.

 

Des questions émergent

Certes, donc, les artistes sont devenus, pour un temps, des observateurs de l’art populaire, voire des collectionneurs des artefacts rencontrés. Il n’en reste pas moins vrai que leur rapport au folklore n’est pas uniquement de type folkloriste. Ils portent aussi intérêt à l’inventivité formelle de ce qu’ils rencontrent, et s’y attellent d’autant que l’idée de dégager des formes nouvelles de ces traits les poussent à des innovations artistiques qui leur importent d’autant plus que les académismes parisiens demeurent nombreux. Et l’un des auteurs de préciser : « L’imagerie populaire, par sa simplification des formes dans un monde sans perspective, son travail du contour et de la couleur appliquée en champs, est le dénominateur commun de nombreuses collections d’artistes ».

Trois réflexions s’ensuivent. L’une porte sur les rapports entre les arts, qui auraient pu être plus fouillés, même s’ils sont signalés. Elle aussi s’empare des contes et des almanachs ou calendriers de bergers… Des lueurs poétiques sourdent de là. L’autre porte sur un point plus délicat à prendre en compte et que le catalogue effleure à peine : qu’en a-t-il été de l’existence ou non d’une ethnologie inversée, par exemple des « Bretons » vis-à-vis des mœurs des artistes, ou des « Provençaux » vis-à-vis de ceux qui « débarquaient de Paris » pour les visiter ?

Enfin, le catalogue le suggère aussi, le rapport au folklore puise dans le postmodernisme contemporain des raisons éventuelles de résurrection. Par son refus d’un grand récit universel au profit d’un regard multifocal, il ouvre de nouveaux horizons à des artistes contemporains face aux académismes modernistes. En fouillant cette veine plus longuement, il aurait été intéressant de se demander comment on invente le « primitivisme » des autres, celui dont on a besoin pour mieux « avancer ». C’est le problème du jeu des antithèses. Cela aurait par ailleurs donné plus de corps à l’idée parcourue dans quelques pages, et selon laquelle le sens du rituel existe chez de nombreux artistes modernes (J. Beuys et son rapport à la magie, au chamanisme… si le parallèle est fructueux). Les auteurs citent aussi les artistes de la trans-avant-garde (F. Clemente, G. Baselitz, M. Lüpetz) et les mouvements qui tentent de régénérer les arts en passant par un retour à des fondements non conventionnels, ainsi qu’on l’observe chez Marina Abramović, lorsqu’elle décide de mettre en scène des rites des Balkans liés à la fertilité ou à l’amour, dans lesquels la sexualité est centrale.

 

Un musée sentimental

L’expression est de Daniel Spoerri, elle est prononcée en 1977. Elle vise des objets qui nous séduisent par l’émotion que nous y investissons. Dans ce cas, le rapport au folklore est sans doute un peu rapidement affirmé. Il n’en reste pas moins vrai que l’artiste s’intéressant aux terrains marginaux au sein de sa propre culture s’apparente par bien des aspects au folkloriste des premiers temps de la discipline. Il est alors possible de se jouer de la manière dont le folklore a été parfois un élément capital de la construction des imaginaires nationaux.

L’exemple de J. Beuys est donc décisif ici et trouve des échos dans de nombreux mouvements ritualistes. Il nous fait circuler entre ethnologie et poésie. Afin de pénétrer la démarche plus profondément, il faut se souvenir du Rameau d’Or de James Frazer, des écrits de Wilhelm Worringer, de ceux de Heinrich Wölfflin. Tous ces auteurs puisent aux sources celtiques et eurasiatiques, pour en relever les énergies.

Mais est-ce légitime – la question est bien posée par le catalogue – d’affirmer que cette interrogation sur des objets, des souvenirs, des traces, des modes de vie, parfois teintée de nostalgie, en rapport avec le moment du déclin de la ruralité, se retrouve dans de nombreuses pratiques artistiques qui émergent durant ces dernières années, comme celles de Christian Boltanski, Lothar Baumgarten ou Daniel Spoerri, cité ici pour nombre de ses travaux ?

Si la réponse est positive, alors le paradigme de l’artiste comme folkloriste est encore au cœur de démarches artistiques actuelles, comme en témoigne le projet de Pierre Fisher et Justin Meekel réalisé durant l’été 2009, lors duquel ils entament un tour de la France mystérieuse, transformant leur voiture en imprimerie mobile et colportant de village en village des histoires, des légendes locales réactualisées, des faits prosaïques et de nouveaux phénomènes, parfois dérisoires et éphémères. Ils en rapportent des écrits sur des savoir-faire, justement parce qu’ils ont ouvert les yeux et ne se sont moqués de rien. Ils ont donné raison à l’historien de l’art Aby Warburg (1866)1929), connu pour son approche anthropologique de l’art, et qui collaborait d’ailleurs à la revue Le Folklore de France de Paul Sébillot tout en travaillant sur les fêtes de Bayonne autant que sur les rituels des Indiens Pueblo, et qui a écrit : « Pour le folkloriste qui veut étudier les racines vivantes des manifestations des cultures humaines, rien n’est plus dangereux que l’instant où il rit de coutumes populaires qui lui semblent comiques. On a tort de rire des aspects comiques du folklore, car on s’interdit au même moment d’en voir l’élément tragique. »

 

Le peuple dans le folklore

Relevons un point explicité dans ce catalogue. Le Mucem ne classe plus les objets sous la mention « folklore », terme désuet, mais sous la rubrique « arts populaires ». Ce qui nous renvoie encore à une autre question, celle de la relation entre « folklore » et « peuple ». Il convient de rappeler que des expéditions d’artistes et d’écrivains célèbres ont été lancées souvent dans les « provinces ». George Sand, A. de Lamartine, E. Sue... ont pratiqué le voyage au sein du « peuple », interprétant souvent ses mœurs en contrepoint de celles des villes et de l’industrialisation. Une sorte de retour à la terre qui traverse les manuels et les écrits des romantiques. Emile Nourry écrit à ce propos : « En résumé, il est incontestable que le romantisme et sa conception d’une histoire concrète et pittoresque, tournée vers le peuple et ses mœurs, a véritablement préparé les esprits à l’étude du folklore en général et spécialement des traditions populaires. »

Cette relation au « peuple » repose sur un présupposé : le rapport intrinsèque entre peuple et beauté. Disons aussi esthétique et tradition. Il s’agit bien sûr du peuple de J. Michelet, du « peuple » qui prouve que le vrai beau est d’origine populaire. Cette beauté-là a pour principe le sentiment inconscient et l’instinct affectif. Il donc du devoir des explorateurs du peuple de révéler les vrais canons du peuple, la beauté originelle qui lui a été volée. Il entre ainsi dans un champ patrimonial, celui de l’étude des savoirs du peuple afin de révéler la beauté populaire.

Les folkloristes entrent alors dans une phase d’observation puis d’interprétation. Ils élaborent des questions de véritables ethnographes : faut-il se situer au cœur d’un territoire pour l’animer ou en marge de celui-ci pour mieux le comprendre ? Il est recommandé de délaisser les préjugés et les normes, d’adopter une position marginale, hors cadre, pour devenir meilleur observateur Toutefois, pour revenir au « peuple », il faut encore préciser que celui-ci reste du côté des sauvages. Gauguin l’écrit : « J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif ». Mais parce qu’il a su se faire agréer, acquérir la sympathie de ce « peuple ».

Quant au public parisien, au retour des explorateurs, il aime fréquenter les dioramas qui rende compte des observations. Encore faut-il préciser que, d’une certaine manière, il s’agit aussi de donner à chaque peuple son musée d’ethnographie nationale. Double mission des musées du peuple : lui donner accès à ses origines, et lui permettre d’entrer dans l’avenir en toute fidélité à son identité. Mais aussi double processus à observer : une conversion intellectuelle et esthétique qui accorde de la valeur à des objets, matériels ou immatériels, précédemment jugés triviaux (des chansons de vachers aux tabourets paysans), et aussi des opérations de réfection qui rénovent et améliorent les traditions populaires à l’usage d’un public socialement plus élevé́.


Le peuple, le folklore, la nation et les artistes

Dans le cadre de ces réflexions, Anne Marie Thiesse reprend en mains le problème de la genèse du rapport peuple-nation-identité par la tradition. Elle nous renvoie au philosophe Herder, pour lequel tous les peuples chantent, agissent. Ils chantent leurs actions. Leurs chants sont archives du peuple, trésor de sa science. Surtout elle insiste à juste titre sur la manière dont a été conçue la notion de tradition. Et la manière dont elle est d’abord utilisée, en référence à une disparition, en victime de la modernité. Elle ne néglige pas de commenter le fait que la référence aux traditions populaires reste vivace de nos jours notamment pour soutenir des affirmations identitaires, au sein d’un vaste éventail politique qui va des revendications d’autonomie aux replis xénophobes (sans oublier, dans le passé, la récupération du folklore par le régime de Pétain, sous le couvert de la « révolution nationale » s’appuyant sur le régionalisme, le retour à la terre, la figure du paysan, etc.).

Le jeu autour du tourisme folklorique n’échappe à ce catalogue. Certains folklores se déploient à partir du goût des touristes plutôt qu’à partir d’une réalité régionale. Dès 1869, Roqueplan peut noter que les touristes croient découvrir des « trésors héréditaires » quand ils « entrent dans les maisons de paysans ». Et de préciser encore que ces trésors
« ont été fabriqués à Paris puis déposés en province pour y prendre le parfum de la vétusté et le crédit de l’histoire. [...] Les paysans [s’en] chargent, pour le compte des marchands de Paris ». Dans quelle mesure ces faux peuvent-ils être lus comme une revanche économique et culturelle des « indigènes » sur les touristes, c’est évidemment une question corollaire.

Une note supplémentaire pour finir : le catalogue nous offre de superbes photos de l’esprit du folklore dans toutes les dimensions signalées ci-dessus. Des photos de travaux d’artistes notamment, des ateliers des uns et des autres (mais peu de femmes), voire de ces voyages des artistes au pays du peuple, de Gauguin et Sérusier à Kandinsky, mais aussi à Brancusi (qui n’est pas vraiment le paysan des Carpates qu’on a voulu faire de lui), de Mircea Cantor s’appropriant le travail des artisans du bois roumains. Répétons-le le « folklore » constitue pour les artistes un inépuisable répertoire de techniques, de formes et de motifs, symboles d’une vision abstraite et codifiée du monde. Les artistes modernes constituent également d’immenses répertoires de motifs folkloriques : à partir d’une appropriation et d’une analyse formelle, ils en proposent de nouvelles interprétations et techniques de confection.