Une relecture vivante du « tour du monde » de Magellan qui invite à reconsidérer la place de l’Europe dans la « première mondialisation » et à découvrir des acteurs méconnus de cette dernière.

En 2008, Patrick Boucheron publiait Léonard et Machiavel chez Verdier. Dans ce livre, le futur professeur au Collège de France prenait quelques libertés avec l’Histoire et imaginait une rencontre, probable, mais dont aucune archive n’a gardé d’éventuelles traces, entre les deux grands hommes de la Renaissance.

Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan de l’historien Romain Bertrand, publié également chez Verdier avec la complicité de Patrick Boucheron, ne s’écarte pas des contraintes imposées par la discipline historique en termes de démonstration, en témoigne l’appareil critique fourni et placé en fin d’ouvrage. L’auteur s’affranchit en revanche d’une certaine neutralité de ton et fait la part belle au style, dans la continuité de son précédent Détail du monde (2019) à la forme littéraire déjà très aboutie, à laquelle s’ajoutent l’humour et la vivacité du récit. Et bien sûr un attachement à la pluralité des voix et des protagonistes – des populations rencontrées par Magellan aux divers membres de son équipage.

Nul doute que la direction récente de L'Exploration du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes, publié au Seuil en 2019, ainsi que la célébration des 500 ans du départ de Magellan pour son « tour du monde », ont donné envie à Romain Bertrand de revenir sur cet épisode de l’histoire du monde, ou plutôt de l’Europe. L’auteur de L’Histoire à parts égales (2011) entreprend ainsi de démystifier la légende de Magellan, le découvreur, symbolique d’une certaine idée de l’Europe, sûre d’elle-même.

 

Du Portugal à l’Espagne, en passant par Malacca et le Maroc

Peu de choses sont connues au sujet du portugais Fernand de Magellan, ce qui est un avantage pour se construire un mythe. Celui-ci a laissé peu de traces écrites et encore moins d’ouvrages de sa main. Né vers 1480, a priori à Porto, il est d’extraction modeste. En 1505, Magellan participe à une expédition maritime du vice-roi des Indes, Francisco de Almeida, qui s’inscrit dans le contexte de l’implantation portugaise en Inde et la volonté du royaume de rétablir un semblant d’ordre dans son très relatif « empire des Indes ». Magellan combat en 1511, lors de la prise de Malacca (actuelle Malaisie) convoitée pour ses épices, prise toute sauf glorieuse à en croire les témoignages locaux exhumés par Romain Bertrand.

De retour au Portugal, Magellan s’engage dans de nouvelles batailles, au Maroc cette fois-ci, où il perd son cheval et en ressort boiteux. Pour la perte de sa monture, il exige un remboursement de la part du roi du Portugal. Le refus de ce dernier vexe le navigateur qui passe au service du roi d’Espagne.

 

Le tour du monde approximatif de Magellan

En 1517, Magellan s’installe donc à Séville et bénéficie des réseaux portugais sur place, et notamment de la protection d’opposants au monarque portugais. Il correspond avec un ami resté aux Indes et rêve d’îles aux épices qu’il pourrait conquérir pour le compte du souverain espagnol. En effet, ce dernier rivalise avec celui du Portugal depuis le partage du globe entre les deux royaumes, acté par le traité de Tordesillas de 1494. Magellan pense avoir trouvé un raccourci par l’Ouest afin d’atteindre l’Asie sans enfreindre le traité. Dans le contrat qu’il signe avec le roi d’Espagne pour cette expédition, il n’est fait nulle part mention d’un quelconque tour du monde, démontant ainsi cette idée associée à Magellan. Il ne s’agit pas non plus d’un voyage par amour de la vérité géographique ; c’est l’appât du gain qui le motive. La constitution de l’équipage et le rassemblement de l’équipement nécessaire constituent déjà des entreprises en elles-mêmes.

Une fois les navires en route, des tensions apparaissent entre les Portugais et les Espagnols qui composent les membres de l’expédition. Une mutinerie éclate près des côtes argentines, réprimée avec cruauté par Magellan, bien que soucieux de conserver des matelots pour continuer son voyage. Il aborde le Brésil, mais les relations des chroniqueurs à bord témoignent à la fois d’une indifférence autant pour la nature que pour les habitants rencontrés, faisant écrire à Romain Bertrand : « Il y a souvent chez le conquistador quelque chose du touriste déçu, de celui qui, s’étant avant son départ fait une image trop nette de ce qu’il ne connaît pas encore, enrage, une fois sur place, que le réel déroge à son rêve. » L’expédition franchit ensuite le fameux détroit - qui porte désormais le nom de l’explorateur - après s’être confrontée aux éléments et au climat.

Leur voyage les mène ensuite aux Philippines, déjà visitées par les Malais : « Les Espagnols ne sont donc pas les premiers étrangers d’au-delà des mers à fouler le sable des plages de Cebu ; ce sont même des tard venus dans l’histoire au long cours de l’Asie marchande. […] L’Histoire ne débute pas avec cette arrivée des Européens en Asie. Elle les y attend, un sourire narquois au coin des lèvres. »

Sur l’île de Cebu, étonnamment, Magellan ne procède pas au rituel d’annexion au profit de la couronne espagnole. Peut-être parce qu’il pense que l’île revient au Portugal du fait du traité ? En revanche, il se livre à une intense activité de conversion au catholicisme, l’assimilant vraisemblablement à un chaman aux yeux des populations locales. Magellan s’allie au seigneur local, mais meurt lors d’une bataille avec les rivaux de ce dernier, le 27 avril 1521, pour un motif futile. Il décède à plus de 3 000 kilomètres de Malacca. « Presque. Magellan a presque fait le tour du monde. »

 

Le tour du monde des autres et la fin d’une certaine idée de l’Europe

Si Magellan n’a pas fait le tour du monde, qui est alors le premier à l’avoir réalisé ? Et si c’était Enrique, l’esclave malais du Portugais capturé à Malacca ? En suivant son maître, puis en lui survivant et, dans l’hypothèse où il aurait pu regagner sa patrie, il aurait effectivement fait le tour du monde. En creux, la supposition de Romain Bertrand nous invite à redécouvrir d’autres acteurs – non-occidentaux – de cette « première mondialisation », comme les « Maures » musulmans.

Il narre ensuite le retour, peu glorieux, des compagnons de Magellan. Les survivants de l’expédition arrivent à regagner l’Espagne, où le royaume célèbre toutefois en grande pompe ce tour du monde, bien que plus que partiel et marqué du sceau de l’incompréhension. Par ailleurs, au sujet des compagnons de Magellan, l’historien nous rappelle qu’il « faut se souvenir de tous ces hommes, de toutes ces destinées ; il le faut pour se rappeler de cette simple et âpre vérité : il faut quantité de vies infimes pour faire une vie majuscule. »

Le récit s’achève sur le suicide de Stefan Zweig, auteur d’une biographie de Magellan écrite dans les années 1930. Le navigateur était pour Zweig le symbole d’une certaine idée de l’Europe à laquelle il était attaché. La mort de l’écrivain, en 1942, désespéré par la tragédie en cours, signifie aussi la fin de sa croyance en cette Europe. Et Romain Bertrand de conclure : « Car les héros sont comme les fées et les divinités des contes pour enfants : ils ne meurent vraiment que lorsqu’on ne croit plus en eux. C’est douloureux, ça ne se fait pas sans un pincement au cœur, mais ça s’appelle grandir. »