Lettre ouverte à l'autrice du livre "Le Regard féminin. Une révolution à l'écran".

Chère Iris Brey,

J’ai lu avec grand intérêt votre livre, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, paru récemment aux éditions de l’Olivier. Cette publication – qui revisite dans une optique critique plusieurs films tournés par des femmes et quelques hommes tout au long de l’histoire du cinéma et qui accorde la part belle à des productions très récentes (comme Portrait de la jeune fille en feu [2019] de Céline Sciamma, ou encore la série I Love Dick [2016] de Sarah Gubbins et Jill Solloway) – tombe à pic. Sorti en librairie une semaine après le spectacle accablant de la 45ème cérémonie des Césars, votre ouvrage prend en charge des questions importantes. Quoiqu’on puisse penser de votre argument de fond, l’un des mérites de votre travail est celui de venir enrichir, qui plus est dans une optique "grand public", et au-delà du cercle strict des études universitaires, un genre encore peu audible en France (au moins dans les médias traditionnels): la critique féministe du cinéma et, par extension, de l’audiovisuel. Dans le contexte qui est le nôtre, ce travail est plus que jamais nécessaire.

Je suis personnellement sensible à la démarche qui consiste à interroger la mise en scène des expériences propres aux corps des femmes, sans pour autant négliger ce que vous appelez la "corporéité de l’image", c’est-à-dire les formes choisies pour incarner ces représentations. Telle que je la conçois, et je pense que nous sommes au moins d’accord sur ce point, la critique féministe du cinéma ne doit pas se limiter à l’attristant repérage du "syndrome de la Schtroumpfette" dans un grand nombre d’œuvres de fiction. Non que cette observation soit fausse, elle est au contraire amplement et dramatiquement vérifiée. Mais la critique féministe se doit d’aller beaucoup plus loin.

Pour n’évoquer qu’une autrice centrale dans votre livre (la britannique Laura Mulvey), on peut imaginer que le caractère foncièrement énigmatique et souvent contradictoire des films, des séries, somme toute de n’importe quelle œuvre, éveille chez la critique féministe une curiosité particulière, l’invitant notamment à lire ces œuvres à rebrousse-poil, en y exposant les contradictions de l’idéologie patriarcale. Mulvey estime que la curiosité féminine est particulièrement attisée par les images spectaculaires de la femme (voir notamment son livre Fétichisme et curiosité, récemment traduit aux éditions Brook). Pour ma part, je pense que cette curiosité est vite éveillée par tout ce que notre culture a "féminisé" : la matière, l’irrationnel, l’impureté, la nature, le végétal, etc.

L’argument qui structure votre travail est l’idée de regard féminin, ou female gaze. En vous appuyant sur la phénoménologie, vous définissez ce dernier comme une façon de filmer les corps (en particulier les corps des femmes) permettant aux spectatrices et aux spectateurs de "ressentir une expérience vécue féminine" (p.49) et d’aller ainsi au-delà d’un plaisir voyeuriste et phallocentrique. En soi, ce questionnement n’est pas nouveau; il possède même une généalogie illustre, à la fois du côté des femmes-cinéastes et des théoriciennes féministes du cinéma. Au-delà de votre corpus incluant des exemples très contemporains, l’originalité de votre travail réside dans le pari ambitieux de systématiser un ensemble de réponses à la question : "Comment traduire cinématographiquement l’expérience d’un personnage féminin ?". Ces réponses sont très diverses: la vision haptique ; le regard-caméra ; la "mise à distance viscérale" ; etc. Vous appelez cela le "regard féminin": voici donc une forme filmique que personne n’aurait encore théorisée – à part la réalisatrice et "showrunneuse" américaine Jill Solloway, qui vous en disputera sans doute cette prouesse, puisqu’elle l’avait réclamée haut et fort dans une conférence très remarquée au Toronto Film Festival de 2016.

Croiser féminisme et formes filmiques: voici un beau programme, qui était déjà celui de Laura Mulvey dans son célèbre article de 1975, "Plaisir visuel et cinéma narratif". Les réserves que j’ai envers l’argument exposé dans votre livre tiennent au double choix de faire système autour d’exemples historiquement très divers, nous conduisant d’Alice Guy à Phoebe Waller-Bridge, en passant par Chantal Akerman, Andrea Arnold, Jane Campion, Barbara Loden, Jill Solloway, Marie-Claude Treilhou, Agnès Varda, etc., et d’appeler la forme filmique qui les rassemblerait female gaze.

Dans l’introduction de votre ouvrage, vous êtes précautionneuse, anticipant notamment des accusations d’essentialisme, qui foisonnent tôt ou tard dans ce genre de débats. Bien que je ne la partage pas, j’entends tout à fait la position qui consiste à adopter "l’expression ‘regard féminin’ afin de valoriser l’expérience féminine" (p.13). De mon point de vue, ce choix a de quoi surprendre aujourd’hui (j’y reviendrai). Au-delà de ce désaccord, qui traduit la variété de positionnements féministes, il me semble surtout que, dans votre souci de donner un sens "féminin" aux images que vous analysez, vous négligez parfois leur complexité intrinsèque – soient-elles filmées, comme vous l’écrivez, "à travers" un male ou un female gaze. La tentation totalisante de "faire système", de trouver un "langage visuel commun" à des réalisatrices des premiers temps du cinéma et à des scénaristes contemporaines rendent votre lecture quelque peu schématique.

Appuyée sur des exemples relativement consensuels (où des figures comme Cheryl Dunye, Sumiko Haneda, Sarah Maldoror ou Merata Mita ne trouvent pas de place, par exemple), cette démarche correspond à une approche finalement très "auteurale", que l’historiographie féministe du cinéma n’a cessé de questionner, sans amener de réponse définitive (faut-il réécrire le canon, en y ajoutant les noms systématiquement écartés et oubliés des femmes-créatrices, ou doit-on s’en débarrasser, le modèle canonique étant, qu’on le veuille ou non, un instrument de la domination masculine et patriarcale, privilégiant une notion et une mythologie, celle de l’Auteur, qui escamote des aspects de la création très investis par les femmes, comme le montage par exemple ?). Je peux comprendre par ailleurs que, pour la critique anglo-américaine, un film comme Wonder Woman [Patty Jenkins, 2017] soit devenu l’étendard d’une quatrième vague féministe hantée par la situation effarante des femmes à Hollywood (et ailleurs) et les nécessités de leur empowerment, mais confronté ne serait-ce qu’à La Leçon de Piano [Jane Campion, 1993], le "regard féminin" de ce film laisse à désirer. Pour reprendre la boutade de la réalisatrice argentine Lucretia Martel, "Wonder Woman ne va pas sauver les femmes de la dictature de la taille de guêpe".

Un autre élément qui me semble être passé à la trappe dans votre ouvrage, c’est la véritable mine d’or que constituent une quarantaine d’années de théories féministes du cinéma. Dialoguer plus ouvertement avec cet héritage aurait permis de nuancer un certain schématisme, que la référence juste (mais rapide) à la notion d’écriture féminine ne suffit à estomper. Je trouve cela bien dommage, car la pénurie éditoriale française en termes de critique féministe du cinéma mériterait, notamment en ce qui concerne ce dernier point, davantage de rigueur.

L’expression male gaze renvoie à l’article fondateur de Laura Mulvey, "Plaisir visuel et cinéma narratif", que vous évoquez en ouverture de votre ouvrage. Pour rappel (c’est à vous que j’adresse cette lettre, mais elle sera lue par d’autres), le male gaze est la formule que la théoricienne et cinéaste britannique a choisi pour nommer une économie scopique pensée en termes psychanalytiques. Celle-ci assigne des rôles précis aux un.e.s et aux autres, reconduisant des hiérarchies et des rapports de domination, à la fois dans le film et dans la salle de cinéma. Articulé sur la façon de filmer les corps des femmes, mais aussi sur des formes narratives ("trajet oedipien" du héros masculin ; "punition sadique" du personnage féminin qui menace "l’ordre phallocentrique", etc.), le male gaze est, par ailleurs, un phénomène dont l’avènement est historiquement situable (voir, entre autres, les études de Miriam Hansen sur le cinéma muet, Babel and Babylon. Spectatorship in American Silent Film en 1991, et de Mary Ann Doane sur le "film de femmes" des années 1940, The Desire to Desire. The Woman’s Film of the 1940s en 1987).

Mais le male gaze est aussi une affaire de conditions de production. Si l’industrie hollywoodienne n’a eu cesse de diffuser l’idéologie patriarcale, le "cinéma alternatif", facilité par la démocratisation des moyens de production qui s’accélère à la fin des années 1960, serait capable de s’inscrire en faux contre cette dernière. Quand Mulvey appelle à "libérer le regard de la caméra" et à "cultiver la dialectique et le détachement passionné", elle n’a donc pas en tête le développement d’un quelconque female gaze, mais une offensive contre les moyens de production capitalistes et l’idéologie hégémonique qu’ils véhiculent. Comme l’a récemment souligné Émilie Notéris dans son article "Pour un regard féministe", "le male gaze n’a pas d’envers" et c’est pourquoi la foule d’autrices et d’auteurs qui se sont penchés sur les propositions de Mulvey n’ont pas eu l’idée de théoriser un female gaze (en tout cas pas au sens d’un "mode de représentation" alternatif, car l’expression a bel et bien servi à nommer l’une des absences les plus remarquées de "Plaisir visuel", à savoir le regard de la spectatrice). Ce que défend Mulvey est l’amplification d’un "cinéma d’avant-garde politique et esthétique", qui connaît alors un essor considérable. Que ce cinéma soit aussi un cinéma féministe est une évidence, le féminisme dépassant largement le problème de l’égalité de genre.

Comme vous, j’ai été frappée par la circulation de plus en plus répandue du terme female gaze dans les médias, souvent à contre-courant du féminisme universitaire, pour qui le gaze était devenu un concept un peu vieillot, à l’enrobage psychanalytique désuet. Ayant moi aussi baigné dans la culture de la troisième vague féministe, celle qui à partir des années 1990 semblait avoir définitivement chassé le serpent de mer de la pensée dichotomique, en théorisant la performativité du genre, la labilité queer, l’intersectionnalité, ou encore l’universalisme problématique de la notion de "patriarcat", ce "retour" du female gaze m’a surprise. Je mets "retour" entre guillemets, car bien que reconduisant des questionnements plus anciens sur une subjectivité genrée, l’acception contemporaine du female gaze se détache clairement de l’usage qu’on en a fait auparavant. La fortune récente de l’expression me semble accompagner la montée en puissance de la quatrième vague féministe, en particulier dans sa déclinaison #MeToo, la dénonciation des violences sexistes dans le milieu du cinéma trouvant dans l’épinglage du sexisme institutionnalisé des images dominantes son développement logique.

Je suis moi-même catastrophée de constater la difficulté française à s’attaquer frontalement aux problèmes qui gangrènent toujours le milieu du cinéma et de l’audiovisuel. Et pourtant, et pour revenir à la théorie et à la critique féministes dans ces deux domaines, je suis profondément gênée par la façon dont on fait table rase du très riche passé qui est le nôtre. Je suis très choquée quand vous écrivez que "l’expérience féminine a toujours été mise en scène au cinéma, mais son impact n’avait pas encore été théorisé" (p.10). Sur ce point, nous sommes des naines juchées sur les épaules de géantes. Mulvey elle-même n’a cessé de se pencher sur "l’expérience féminine", en revisitant le cinéma hollywoodien et ses mélodrames, ou encore en y consacrant toute une partie de son dernier livre, Afterimages: On Cinema, Women and Changing Times.

Dans son ouvrage The Desire to Desire. The Woman’s Film of the 1940s [1987], l’américaine Mary Ann Doane revient sur "les difficultés apparemment insurmontables dans la conceptualisation du female gaze" (p.7). En 2020, ces difficultés ont apparemment, si l'on vous en croit, été surmontées. Entretemps, où sont passées Teresa De Lauretis, Miriam Hansen, Trinh T. Min Ha, Kaja Silverman, pour ne citer que quelques autrices qui auraient très facilement pu vous accompagner ? Leurs lectures complexes et rigoureuses, leur inventivité, nous sont toujours précieuses. Nous pouvons évidemment nous détacher de leurs interprétations, exprimer nos désaccords, regretter leur peu d’attention à des enjeux d’ethnicité ou de classe, mais elles peuvent encore nous servir d’interlocutrices, en particulier lorsqu’il s’agit de mobiliser une notion si largement discutée comme celle de gaze et d’y apposer le qualificatif très chargé de "féminin".

Vous me rétorquerez peut-être que les théoriciennes que je viens de citer ne se réclament pas de la phénoménologie féministe, ou qu’elles n’ont pas leur place dans un livre "grand public", d’autant plus que leurs écrits n’ont pas été traduits en français. Revenons alors sur votre choix de l’adjectif "féminin" pour qualifier le regard. Dans son étude (que vous évoquez) On Female Body Experience : "Throwing Like a Girl" and Other Essays [Oxford University Press, 2005], Iris Marion Young se penche sur la question de l’expérience "des femmes / féminine" (female/feminine experience). Cette distinction est importante car, comme vous le savez bien, le "féminin" renvoie à une construction culturelle (hétéro)normative qui est, en amont, indissociable d’une conception dualiste du monde. Même si vous précisez que vous n’imaginez pas le female gaze comme le concept miroir du male gaze (ou que vous consacrez quelques pages à l’idée d’un queer male gaze), la rhétorique féminin / masculin opérée dans votre ouvrage occlut la multiplicité dont nous avons aujourd’hui besoin et prête à confusion.

Ceci dit, ce qui me surprend le plus dans votre choix tient beaucoup à mon ressenti de notre contexte actuel – et c’est peut-être cet aspect très personnel qui m’a conduite à rédiger cette critique sous la forme d’une lettre. Il est aujourd’hui indéniable que "le féminisme" (je mets le mot entre guillemets, car on a bien à faire à des féminismes) connaît une vigueur nouvelle. Au-delà du mouvement #MeToo, l’exemple de nos camarades hispanophones (Ni Una Menos) traduit pour moi toute la puissance de cet élan. Vis-à-vis la troisième vague, ce mouvement contemporain semble plus militant que théorique – heureusement, car ce n’est pas la théorie (en tout cas une théorie dissociée de l’action et du monde dans lequel nous vivons) qui va nous assurer les victoires politiques dont nous avons besoin.

Face à cette marée qui monte, des résistances se mettent en place et des difficultés plus ou moins nouvelles se profilent dans l’horizon. L’une d’elles concerne l’émergence d’un "féminisme d’extrême droite" (un oxymore) ; une autre tient à la façon dont le féminisme se prête à des prises de positions ouvertement transphobes. Vous écrivez (à mon avis naïvement) que "nous vivons dans une époque queer, fluide et trans" (p.13) : or, malheureusement, les droits des femmes et de la communauté LGBTQ reculent dans le monde. Il n’y a pas qu’au Brésil, où des militants bolsonaristes ont brûlé une effigie de Judith Butler fin 2017, qu’on appelle à envoyer "Les sorcières au bûcher". Désormais, on peut l’entendre dans les rues de Paris. Ce n’est qu’un fait-divers parmi tant d’autres, mais nous nous devons d’être vigilantes. C’est pourquoi, stratégiquement, dans ce contexte, votre choix du qualificatif "féminin" me laisse perplexe. Comme le note toujours Émilie Notéris, il serait préférable de parler de "regards des femmes" ou, mieux encore, de "regard féministe". De mon côté, je pense que les réflexions sur l’oppositional gaze de bell hooks, que vous évoquez à bon droit dans la conclusion de votre travail, pourraient encore nous venir en aide. Nous n’avons pas accordé à cet essai l’importance qu’il pourrait avoir, y compris comme moteur potentiel de nouvelles réflexions.

Lors d’une année universitaire fortement perturbée par la mobilisation contre la réforme des retraites et la LPPR, mais aussi par la "crise sanitaire" sans précédents que nous traversons, j’ai pu, malgré tout, discuter de votre livre et des différentes questions qu’il suscite avec des étudiantes et des étudiants passionné.e.s. Je continuerai de le faire, car l’essentiel, c’est de faire avancer les débats. Cette lettre, que je vous adresse aujourd’hui, est donc aussi pour elles et pour eux.

Bien cordialement,

Teresa Castro