De nombreux commentateurs de l'actualité politique mondiale considèrent avec effroi la montée des « populismes ». Encore faut-il comprendre ce phénomène dans sa complexité, avant de le dénoncer.

Dans son dernier ouvrage, Le Siècle du populisme, Pierre Rosanvallon s’attaque au phénomène politique central de ce début du XXIe siècle, le populisme. Les publications sur le sujet se comptent désormais par centaines, mais Rosanvallon fait valoir, de manière crédible, que la réalité du populisme n’a pas encore été véritablement pensée. On s’est attaché, poursuit-il, à ses causes, à travers des études de sociologie électorale et des monographies historiques, mais l’on n’a pas su encore le concevoir dans son essence. Rosanvallon s’attaque donc à la tâche, privilégiant une approche conceptuelle. Celle-ci se nourrit, toutefois, dans un chapitre central, de l’histoire du phénomène, de la France du Second Empire aux régimes latino-américains, auxquels le mot populisme renvoyait, il y a peu encore, à peu près exclusivement - avant que ce phénomène ne frappe à leur tour, de manière inattendue, les grands pays occidentaux.

Rosanvallon propose, pour commencer une « anatomie » du populisme, qui est une description systématique de ses caractéristiques constitutives. Y répond, ensuite, une critique minutieusement argumentée, car, affirme-t-il, le populisme n’est pas seulement l’expression d’une protestation, la manifestation, toute négative, de frustrations et de mécontentements profonds. Le populisme a sa positivité et il convient de le prendre d’autant plus au sérieux. De gré ou de force, le projet populiste pour nos démocraties doit être considéré et discuté pour lui-même si l’on entend, du moins, faire front à son irrésistible progression présente.

Pour terminer, Rosanvallon conclut son propos par l’esquisse d’une alternative aux idées populistes, car, si les attaques populistes s’enracinent bien dans certaines insuffisances de nos institutions, le défi est, pour les préserver, de renouveler et enrichir notre démocratie. En d’autres termes, la mise en cause populiste appelle un examen de conscience qui doit nous inciter à trouver les voies de son approfondissement. L’entreprise de Rosanvallon n’est donc pas seulement défensive, elle est, plus encore, constructive.

 

Ambivalence de la référence au peuple

Si le populisme est, indiscutablement, un phénomène nouveau, il est, toutefois, étroitement lié à la démocratie, factuellement et conceptuellement. D’un côté, en effet, le populisme surgit, sous sa forme actuelle, du sein même des régimes démocratiques occidentaux. De l’autre, il ne se propose pas, en principe, de tourner le dos à la démocratie. Bien au contraire, il se présente comme une critique de la démocratie existante, en particulier dans son caractère parlementaire, dans la perspective d’un approfondissement de ses principes et de ses exigences.

La première difficulté que l’on rencontre, donc, dans une enquête sur le populisme, est l’embarras que suscite sa dénomination puisqu’il est formé à partir du mot peuple, référence normative obligée de tout régime démocratique. L’ajout du suffixe –isme, utilisé de manière péjorative, ne suffit pas à lui donner un sens précis. Comment faire, alors, pour distinguer une référence négative d’une référence positive au peuple ? Certes, nous disposons de quelques ressources lexicographiques pour ce faire. Le français, par exemple, distingue entre peuple et populace, foule ou encore masse, avec des connotations tantôt positives, tantôt péjoratives. Par ailleurs, pouvoir du peuple n’est pas seulement l’étymologie bien connue du mot démocratie, il est également un principe central de nos régimes et est inscrit, en tant que tel, au cœur de nos constitutions   . Si, donc, le peuple est et doit être, en régime démocratique, le souverain, le pouvoir suprême, comment se référer à lui peut, parfois, être problématique ? Telle semble être l’énigme à déchiffrer du populisme.

 

Prendre au sérieux le populisme

La caractérisation du populisme proposée par Rosanvallon tient en cinq points principaux. Le populisme est, pour commencer, captif de l’image d’un peuple-Un. Il est appréhendé sous la figure de l’unité, de telle sorte que les divisions sociales d’une part, la pluralité des opinions et des partis politiques, en sont exclues. De ce fait, c’est l’idée de l’unanimité qui, pour lui, doit prévaloir et toute divergence est, de ce point de vue, interprétée comme une faction et, par suite, rejetée. La démocratie, dit Rosanvallon, se trouve ainsi polarisée entre, d’un côté, le peuple pris en bloc et, de l’autre, les élites ou, autre version, entre les gros et les petits, les 99 % et les 1 %. Ensuite, le populisme revendique, contre toutes les médiations, à commencer par la représentation parlementaire et les corps intermédiaires, une forme de démocratie directe. Le référendum est, pour lui, la procédure démocratique par excellence, par laquelle le peuple peut exprimer directement sa volonté et sa spontanéité. Le populisme entend également privilégier le face-à-face direct entre le peuple et un leader, « l’homme-peuple », censé l’incarner dans sa personne même. Rosanvallon retient encore deux autres critères régulièrement pointés au demeurant. Le populisme défend un national-protectionnisme, qui est plus une philosophie de l’économie qu’une idée de politique économique. Cette position découle de l’accent exclusif que le populisme met sur la souveraineté, qui exclut tout partage ou toute relativisation de la souveraineté nationale. Enfin, le populisme comprend une réévaluation des passions en politique. Rosanvallon propose à cet égard une distinction entre plusieurs types d’émotions qui, toutes, déprécient l’intellect et la raison. L’espace public hérité des Lumières, comme lieu des échanges argumentés, y est dévalorisé.

De ce tableau du populisme, Rosanvallon reprend ensuite les principaux traits pour leur opposer de manière détaillée ses objections. A l’image du peuple-Un, il oppose la thèse anthropologique que toute société humaine est essentiellement divisée   et la thèse normative que le régime démocratique, loin de chercher à abolir cette division, doit la mettre en scène et lui donner forme. C’est le principe du pluralisme et de l’alternance des majorités. A l’idéal d’unanimité, il convient d’opposer l’expression libre de la diversité des opinions antagonistes. Ainsi, la multiplicité des divisions sociales l’emporte sur l’idée caricaturale de deux forces polarisées, le peuple et ses ennemis. A la démocratie directe et au référendum, Rosanvallon répond par les institutions représentatives et les intermédiaires professionnalisés qui, soutient-il, sont indispensables à la mise en forme politique d’une société complexe et différenciée. La critique de la procédure référendaire est, au demeurant, l’un des passages les mieux argumentés du livre. A l’homme-peuple, cette fusion qui tend vers le culte d’une personnalité, il faut, de même, opposer les médiations, qui ont la vertu d’instaurer un écart entre électeurs et représentants, entre gouvernés et gouvernants, favorable à la réflexivité politique. La démocratie est inséparable, fait valoir Rosanvallon, de manière convaincante, d’un espace public animé, pourrait-on dire par référence à Habermas, par une raison communicationnelle. C’est le domaine où les citoyens sont assujettis à l’effort de persuasion en tant que locuteurs capables d’argumenter et disposés à subordonner leurs passions à un dialogue rationnel. Enfin, au souverainisme caractéristique du national-protectionnisme, Rosanvallon oppose classiquement l’ouverture à la fois économique, juridique et politique aux autres et au monde.

 

Libéralisme et démocratie

Ce portrait du populisme est globalement assez convaincant. Il n’est pas certain, toutefois, qu’il soit tout à fait original et à la hauteur de l’ambition annoncée : penser, enfin, le populisme. Rosanvallon fournit, à n’en pas douter une bonne synthèse de ce qui se dit et s’écrit sur le sujet, mais le lecteur n’y trouvera pas réellement de nouveaux concepts, propres à lui donner plus d’intelligibilité   . On peut également lui adresser deux reproches, l’un au plan sociologique, l’autre au plan de la philosophie du droit.

En premier lieu, s’il convient, en effet, d’articuler, selon ses termes, peuple civique et peuple social, la nouvelle configuration à laquelle nous avons affaire aujourd’hui ne tient pas à une innovation conceptuelle au plan juridico-politique, mais à une évolution sociologique. Or, à cet égard, Rosanvallon donne le portrait, peu crédible, d’une société, la nôtre, composée de manière prédominante d’individus singuliers, requis socialement pour leur singularité même. C’est confondre l’idéologie de notre société avec sa réalité sociologique. Certes, jamais société humaine n’a placé si haut l’individu comme valeur, n’a été si attentive, de ce fait, à ce que chacun est susceptible d’apporter en propre à la collectivité, ainsi qu’aux manières dont tout ce qui est commun se réfracte subjectivement. Il n’en reste pas moins qu’il n’est d’individu que social, formé en profondeur par la société dans ses manières de faire, de penser, de sentir et de désirer et que l’individu contemporain est, à ce titre, aussi conformiste qu’il est imaginable.

En deuxième lieu, nous y avons fait allusion plus haut, la représentation populiste de la démocratie pose la question classique de l’articulation du principe fondateur et ultime de la souveraineté populaire et des institutions propres à l’incarner et la concrétiser. Or, Rosanvallon ne donne pas, nous semble-t-il, une réponse pleinement satisfaisante à ce problème, il est vrai, fort épineux. Pour quelle raison, faut-il demander, le principe de la souveraineté populaire ne justifie-t-il pas l’idée populiste qui se concentre en cette seule formule : tout le pouvoir au peuple et rien qu’à lui ? Il est essentiel à la démocratie, martèle Rosanvallon, qu’il existe des pouvoirs indépendants qui ne soient pas issus des élections   . C’est là exprimer la tension classique entre le pouvoir constituant qui, selon nos principes constitutionnels, appartient directement au peuple, et les dispositifs institutionnels, législatifs et gouvernementaux, conçus comme limites à l’emprise de sa souveraineté. Pourtant, celle-ci doit rester, en démocratie, la source la plus élevée du droit. Rosanvallon doit donc reconnaître, in fine, la légitimité des moments où le peuple entre en scène pour créer un nouvel ordre politique   . Or, dans cette perspective, les institutions libérales, en d’autres termes, l’Etat de droit, conçues comme contrepoids à « l’électoralisme », ont leur source dans la souveraineté populaire même. Ainsi, respecter les droits et les libertés, c’est, pour le souverain démocrate, être fidèle à l’un de ses engagements. En revanche, il aurait fallu le pointer, il n’existe aucune garantie du peuple contre lui-même, car, en dernier ressort, pour le pire ou le meilleur, il a la puissance de défaire un ordre juridique et de lui en substituer un autre.

 

Rosanvallon ne défend pas notre démocratie libérale de manière conservatrice. Conscient de ses insuffisances, il est pleinement favorable à des réformes propres, écrit-il, à « complexifier et démultiplier » la démocratie. Pourtant, il semble, parfois, céder à une certaine méfiance libérale à l’égard de la démocratie, relancée depuis une vingtaine d’années par le thème de la démocratie « illibérale »   . Dans cette perspective, nos meilleures institutions sont rattachées à une source étrangère à la démocratie, nécessaire pour empêcher que celle-ci ne dérive vers une « démocrature ». Rosanvallon appuie, principalement, un libéralisme individualiste, prenant parti, donc, pour une vision prudente et pragmatique de la démocratie contre une vision plus idéaliste.