Un ouvrage riche, précis et complexe, qui rend compte de la cohérence de la pensée de Hegel et montre comment, d’une certaine façon, sa philosophie peut être dite la plus chrétienne de toutes.

Romain Debluë est l'auteur d'une thèse sur Hegel et, entre autres, d'une édition de pamphlets de Bernanos.

 

Cohérence systémique

Parce que toute philosophie rigoureuse, comme le rappelle R. Debluë, doit justifier la possibilité pour le sujet pensant de se poser les questions auxquelles il parviendra grâce à cette philosophie, il faut d’abord voir comment la philosophie de Hegel entend exhiber sa possibilité et sa cohérence. En effet, se demander ce qu’il est, c’est, pour un sujet, se demander comment le moi peut se penser et se trouver dans l’être. À cette question cruciale, l’auteur montre comment d’autres grandes philosophies ont répondu. C'est d’ailleurs un grand mérite du livre de R. Debluë, que de montrer comment Hegel répond aux questions que posent nécessairement les différents moments de sa philosophie, non pas en réduisant les positions hégéliennes à d’autres positions philosophiques peut-être considérées comme plus simples ou plus intuitives, mais en montrant, à l’aide d’une fine connaissance de leur philosophie, comment d’autres philosophes ont pu et dû répondre à des questions analogues imposées par leur propre système.

R. Debluë explique admirablement la pensée de Saint Thomas d’Aquin qu’il connaît fort bien. Cela lui permet, en montrant comment ce dernier répond aux questions que lui pose le développement de sa pensée, de montrer comment Hegel répond aux siennes propres). Autrement dit, non pas identité de réponse ou transposition de thèses, mais analogie dans la façon de répondre à des questions différentes parce que spécifiques à un système.

 

À partir de Kant

Pour voir dans quel contexte intellectuel Hegel élabore sa démarche, R. Debluë essaie de présenter relativement simplement les apories de la pensée kantienne, apories que voudraient dépasser Hegel. De la philosophie kantienne, on peut rendre compte par une image picturale (selon une indication que R. Debluë tire de « l’appendice à la dialectique transcendantale » dans la Critique de la raison pure), celle de « la quête d’un point de fuite où vont s’unir, forcément à l’infini – en l’infini – les lignes de perspective du monde et de l’homme ». Autrement dit, comme l’explique l’auteur, si le point de fuite n’est pas localisable sur le tableau, il est cependant ce point imaginaire artificiellement construit par l’artiste « afin de lui permettre d’ordonner sa toile selon une perspective structurée comme si l’œuvre montrait la réalité sous de véritables proportions », de telle sorte que le spectateur du tableau retrouve l’ordre apparent du monde dans le tableau. De manière analogue, les idées transcendantales, d’après Kant, jouent le rôle de point de fuite en ce qu’elles permettent à l‘entendement de l’homme de tracer les lignes rationnelles grâce auxquelles il peut saisir le divers du monde et de son esprit. L’homme fini ne peut connaître que ce qui peut faire l’objet d’une expérience, mais il est tel qu’il ne peut s’empêcher de vouloir connaître au-delà de cette limite. Autrement dit, il y a en l’homme, conçu comme sujet transcendantal une faculté de « transcender » vers l’infini. Et cette dernière est la raison dont Kant veut légitimer l’usage et les limites.

Dans la Critique de la raison pure, Kant renvoie la question de la métaphysique comme disposition naturelle à celle de la métaphysique comme science. Cela signifie qu’il s’attache plus au fait que l’homme, dans l’usage qu’il fait de sa raison, dépasse les limites légitimes de ce qu’il peut légitimement savoir, qu’à la question proprement critique entendue comme science des limites de la connaissance. En effet, dans la Critique de la raison pure, Kant ne répond pas à la question de savoir d’où vient cette capacité de l’homme. Aussi R. Debluë lit-il le début des Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, texte dans lequel Kant s’appuie sur les deuxième et troisième chapitres de la Genèse. La première manifestation de la raison y est présentée comme liée à un acte de comparaison qui outrepasse les limites de l’instinct auxquelles il était jusque-là tenu : il cherche à élargir sa connaissance des aliments en associant à un élément différents sens qui le lui présentaient. La raison est alors vue comme synthèse qui relie les points de vue divers que les instincts offrent au sujet. Comme le dit l’auteur : « la raison s’offre ici comme la faculté permettant à l’homme de fonder l’unité de l’objet saisi instinctivement, et qui se présentait auparavant – on le peut supposer – comme seulement esquissé par les divers instincts imperméables les uns aux autres, qui le sollicitaient ».

Outre une critique de la lecture du texte de la Genèse opérée par Kant, R. Debluë attribue aux analyses de ce dernier l’apparition d’une nouvelle logique dans la démarche de l’homme qui se dissocie de la conduite instinctive. La raison pousse l’homme à se détacher du rapport immédiat et instinctif qu’il entretient avec les objets. Raisonnant, le sujet se libère des objets auxquels il était enchaîné par son instinct en vue d’une satisfaction immédiate. Ainsi, le sujet transcendantal doit avoir « une double dimension de spontanéité et de réceptivité, laquelle fonde sa capacité d’à la fois recevoir en lui les objets alentours, de les faire siens, c’est-à-dire de les déterminer, et tout aussi bien de leur ajouter quelque chose, la liaison qui leur donne sens par rapport à sa structure interne et non plus seulement par rapport à leurs propriétés évanescentes vers quoi ses instincts guidaient aveuglément le sujet. Ce n’est que par la conjonction de ces deux activités et leur ressaisie en une synthèse originelle qui fonde l’identité à soi-même du sujet, que celui-ci peut être dit véritablement présent à soi ; et la faculté qui conduit à cette re-présentation de soi est la raison, entendue en un sens large de capacité réflexive. » Ainsi l’auteur met-il en évidence le paradoxe de Kant : la connaissance ne peut pas dépasser ses limites, mais la raison pose ces mêmes limites, donc, implicitement les outrepasse.

 

Le dépassement des contradictions

Depuis Descartes, c’est bien connu, le sujet se définit comme ce qui pense, par opposition au corps. D’où l’idée d’un dualisme ontologique. Ce dualisme est encore accentué par Kant, dans la mesure où, comme le souligne R. Debluë, l’être, chez ce dernier, est renvoyé à la chose en soi. On est alors face à une scission radicale, césure fondamentale entre le sujet et l’objet. Avec Kant en effet « se font plus imperméables encore les frontières qui séparent le sujet de son objet, la pensée de l’être, l’âme du corps, la res cogitans de la res extensa, toutes deux maintenues fermement l’une en face de l’autre par ce que Hegel a coutume de nommer une pensée d’entendement, c’est-à-dire une pensée vouée à la rigidification des différences, à leur solidification et au renforcement de leur opposition », comme l’écrit encore l’auteur. Dès lors, et c’est ce qui permet de ben comprendre le geste, l’intérêt et la pertinence de sa pensée, pour Hegel, la raison supprime les oppositions, non en les effaçant purement et simplement, mais en leur faisant droit. La raison chez Hegel dépasse en le supprimant l’isolement figé des pensées d’entendement. Aussi faut-il comprendre la suppression par la raison, non pas au sens où chacun des termes disparaîtrait complètement, mais au sens « où chacun se trouve supprimé dans son isolement même, et en tant qu’il était seulement ce qu’il était. Le fini ne disparaît pas, annihilé, dans l’infini, il en devient moment », comme le dit l’auteur. Autrement dit, ce qui est n’existe que d’être en relation avec d’autres moments.

Pour l’entendement, tout étant est un être posé. Mais du même geste, il est un être opposé à ce qu’il n’est pas, conditionné par et conditionnant ce qu’il n’est pas. Tout ce qu’il exclut est aussi ce qui l’exclut. L’auteur illustre cette notion avec l’exemple  d'une prairie, qui est à penser comme ce qui est sans arbre. Il complète sa réflexion avec l’étude d’un texte assez peu connu de Hegel. Dans un texte de 1807, Wer Denkt abstrakt, Hegel prend l’exemple de la réaction de personnes de la « bonne société » face à un condamné à mort amené sur le lieu de son exécution. Le penser abstrait serait pour Hegel de ne voir en lui que cette qualification de « meurtrier » et d’oublier que celui qui passe est aussi un fils et peut-être un père ou un mari. Il serait tout aussi abstrait de ne retenir qu’une seule autre détermination. Dans ces deux cas, le mouvement de l’esprit est identique et consiste en l’isolement d’une détermination (c’est aussi, souligne R. Debluë, le problème de Javert qui ne voit en Valjean qu’un forçat dans Les Misérables).

Il faut donc alors penser avec Hegel que le Moi n’est pas définitif, figé ou fixé, égal à lui-même en permanence, sous peine d’en rester à une pensée d’entendement. Bien plutôt, comme l’écrit l’auteur, « « Moi = Moi » signifie un Soi, qui n’est autre que l’acte même de poser l’égalité entre ces deux moi qui ne sont qu’un, dans leur différence même ; mais le seul moyen d’offusquer l’étouffant de cette relation qui ne laisse nulle place au fondement même de ce mouvement que pourtant Hegel affirme qu’elle est bel et bien, en dernier lieu, le seul moyen, donc, est précisément d’ériger le dynamisme de l’identité lui-même en dernier mot, de penser de Subjekt comme un jet […] comme le jaillissement perpétuel de l’autre en soi-même, comme une contra-diction permanente dont il faut bien entendre la verbalité (contra-dicere : l’acte même de dire « contre », et en ce « contre », de dire « avec »). » En effet, en termes hégéliens, si le Moi est extérieur à l’Absolu, alors l’Absolu n’est point ce qu’il prétend être, puisqu’il est limité et n’est pas Totalité de ce qui est. L’Absolu doit donc être sujet, et con-tenir en sa propre auto-position réflexive l’activité et l'être même des sujets singuliers sensibles.

 

Hegel et la théologie

Dans sa conclusion, qui éclaire le titre pour le moins intriguant de l’ouvrage, R. Debluë s’intéresse à la question de Dieu, Dieu loin d’avoir été absent du reste des analyses de l’ouvrage ( on peut pas passer sous silence le beau moment de philosophie dans lequel l’auteur rappelle les problèmes que pose à la pensée thomiste la connaissance du singulier : dans la Somme théologique, l’Aquinate répondait que notre intellect ne peut connaître les singuliers qu’indirectement, dans les réalités matérielles que les sens lui permettent d’appréhender car ce qui dans le singulier fait obstacle à la connaissance directe par l’intellect, ce n’est pas tant sa singularité que sa matérialité. Notre intellect procède par abstraction d’universels intelligibles, et par définition la singularité même de la chose échappe à tel procédé puisque son individuation est inextricablement liée à sa matière – laquelle, de facto, ne peut absolument pas être élevée à l’intelligible abstrait. La connaissance indirecte des singuliers se fait donc, dit Thomas d’Aquin, par « une sorte de réflexion » qui s’avère possible par le recours nécessaire de l’intellect aux « images » des espèces intelligibles qu’il abstrait des objets matériels).

Or, la philosophie chrétienne, étudiant êtres et étants, ne pouvait pas ne pas rencontrer Dieu, puisqu’il est le principe de l’être, mais si elle n’avait rencontré que Dieu, elle se serait identifiée à la théologie, au sens étymologique du terme. « La doctrine hégélienne, tout au contraire, fait valoir R. Debluë, ne rencontre plus que Dieu, même dans la Nature, elle rencontre l’Autre de Dieu et la pense comme telle, donc la pense comme moment de l’Absolu, quand bien même elle serait le moment de sa propre perdition, car celle-ci n’est là que pour permettre qu’à l’extrême de son aliénation, il se retrouve et, avec lui-même, se réconcilie ». C’est ce qui explique le titre de l’ouvrage : Dieu, comme Saturne, dévore perpétuellement ses enfants, et se trouve obligé ce faisant de les réengendrer tout aussi perpétuellement, dans le mouvement cyclique de la vie. Du coup, pour Hegel, si Dieu est parfait, ce que la tradition philosophique accorde bien volontiers, si rien ne manque à Dieu, alors Dieu ne doit avoir rien en lui qui le limite et le rende relatif à quelque chose que lui-même. Cependant, comme, de fait, le monde est là, il doit être en Dieu. Ce qui a pour conséquence, si on reste rigoureusement logique, que l’Absolu ne crée pas, il se déploie, et si son nom est singularité, c’est précisément parce qu’il n’a aucun autre qui ne soit en lui-même.

 

Ainsi cet ouvrage, dense et bien écrit, mêlant citations et allusions littéraires, connaissance profonde de la tradition philosophique et théologique - et de l’œuvre de Hegel, s’attache à montrer la cohérence de la pensée hégélienne, en présentant quelques aspérités du philosophe, la transposition possible entre la démarche de la Phénoménologie de l’esprit et l’Encyclopédie. S’il n’est pas à la portée immédiate de tout lecteur, ce bel ouvrage passionnera celui qui cherche à comprendre pourquoi, indépendamment de l’importance de sa réception dans l’histoire de la philosophie au XXème siècle, la philosophie hégélienne est un modèle de cohérence et de pertinence philosophique.