La Bible hébraïque envisagée, à travers les récits de la création, comme réinterprétation de la pensée antique et de la conception divine.

Pourquoi faudrait-il commencer ? Cette question d’ordre philosophique précède ou accompagne tout récit de la création dans la mesure où celui-ci paraît consubstantiel à la naissance des civilisations. Il en est comme le soubassement organique et le point de départ à partir duquel peut se développer une histoire civilisationnelle. Si la culture occidentale corrèle l’expression « récit de création » au célèbre texte de Gn 2, 3, il semble intéressant de replacer l’étude de ce texte ou plus largement des textes bibliques de la création dans le cadre plus large d’une approche historique et comparée visant à faire résonner la richesse d’un dialogue antique sur la création à la lumière des récits de création de l’Orient ancien et du bassin méditerranéen.

Une approche historique et comparée

C’est précisément dans cette perspective que vient s’inscrire l’ouvrage de Stéphanie Anthonioz, docteur en histoire et en civilisation de l’Antiquité et en philologie et histoire du Proche-Orient, intitulé Premiers récits de la création. Si la notion de création répond de nos jours à une exigence de type scientifique, elle relève dans l’Antiquité d’une mise en récit et d’une mythologie, ce qui nous autorise parfois à parler de « mythe de création » ou « mythe des origines ». L’auteure entend ainsi dans son ouvrage, à la suite des travaux de O. Keel   et S. Schroer   , « faire place à la diversité des traditions bibliques de la création à la lumière des cultures du bassin méditerranéen et de l’Orient ancien. » L’approche se veut comparée mais également historique puisque susceptible de permettre de repérer une évolution de la pensée religieuse dans l’Antiquité.

Fondant sa réflexion sur un chapitre liminaire consacré aux traditions de la création, du Golfe Persique à la mer Méditerranée, l’exégète y montre que « la création est représentée en Orient ancien et en Méditerranée par un certain nombre d’images et de concepts ». Et d'évoquer ainsi les motifs cosmique et chtonien en Mésopotamie, un mode de création privilégiant le combat (on parle à ce sujet, en exégèse, de la « théorie du Chaoskampf ») dans le mythe baalique d’Ougarit, le système hésiodique en Grèce mettant en lumière le mode de séparation du ciel et de la terre ou encore le caractère ordonnateur d’une divinité mazdéenne à travers les inscriptions royales perses-achéménides. L’étude de ces sources diverses permet non seulement de souligner des jeux de résonance entre les textes de l’Orient ancien étudiés, mais également d’ouvrir la voie à un possible renouvellement de la vision des textes bibliques.

Les textes bibliques et la réinterprétation des récits antiques de la création

Que la pensée de la création dans les textes antiques réponde à une exigence étiologique certaine ne doit pas masquer pour autant un fait majeur : les différents modes de création (entendus comme manière dont la création est pensée ou représentée) repérés dans les sources antiques jettent une lumière nouvelle sur certains textes bibliques : on sera attentif par exemple au mode de création par la parole, identifié non seulement à partir de l’Enuma Elis    (tablette IV, 25-26), lorsque Marduk crée, par sa parole, un astre, mais aussi à partir du dieu Ptah à Memphis ou encore à partir d’Enki à Summer. Quant à la création à « l’image et la ressemblance », elle est repérable dans les sources égyptiennes puisque les pharaons sont créés à l’image des dieux, tout comme les rois dans les sources mésopotamiennes.

C’est ainsi que l’auteure se propose d’étudier plus avant les traditions de la création au sein des textes bibliques à travers les modes de création et éventuellement les motifs (à distinguer des topos littéraires en ce qu’ils sont définis par leur fonction au sein d’un texte). S. Antonioz entend suivre la réception classique du texte hébraïque : Tora (Pentateuque), Neviim (Prophètes) et Ketouvim (Hagiographies). Les récits de la création du Pentateuque sont d'abord l’occasion pour l’exégète de souligner le caractère synthétique d’une pensée qui ressaisit bon nombre de modes de création antiques dans une interprétation et une réappropriation libres. Il en va ainsi de Gn 3 reflétant un mode de création par le combat (« Chaoskampf »), de Gn 2-4 témoignant d’une pensée de la création par génération ou encore du Deutéronome privilégiant, non pas la création du ciel et de la terre par Dieu, mais celle d’une histoire du salut s’accomplissant dans une création au-delà de la mer fendue. L’auteure y voit un dépassement par le récit sacerdotal des traditions du dieu El, créateur de l’homme, et de celles du dieu YHWH, sauveur, au profit de la reconnaissance absolue d’Elohim, créateur et séparateur du cosmos. On mesure donc ici, avec ce dernier exemple, l’évolution d’une pensée religieuse qui, à l’époque exilique, redéfinit le dieu créateur de l’humain pour en faire une divinité cosmique.

Renouvellement de la pensée religieuse

Dans une même perspective, S. Anthonioz s’intéresse en priorité à trois livres prophétiques développant une pensée de la création suffisamment riche : Isaïe, Jérémie et Ezéchiel. Elle y repère ainsi dans le Deutéro-Isaïe une pensée de la création en partie influencée par la cosmogonie mazdéenne avec le motif de la tente et de la hutte cosmique, ainsi que certains aspects partagés par YHWH et Ahuramazda. Nous sommes bien en présence ici d’un renouvellement de la pensée religieuse au regard d’une création entendue comme théologie du salut et de l’histoire politique du peuple. L’histoire de la représentation biblique de Dieu se pare en effet d’une forte dimension politique que certains passages du livre de Jérémie (chp 5 entre autres) soulignent en faisant par exemple de YHWH le créateur absolu des cieux et de la terre. Comprenons qu’une telle évolution de la pensée religieuse ne peut être pleinement appréhendée qu’à la lumière d’un contexte rédactionnel hellénistique où les scribes entendent contester la puissance des grandes divinités grecques. Quant au livre d’Ezéchiel, il met en avant, notamment à travers le motif de la traversée, une divinité non plus seulement cosmique, mais transcendante et ouverte à la promesse d’une re-création dans une perspective eschatologique (voir la célèbre vision des ossements desséchés en Ez 37, 1-14). Enfin, on verra pointer, particulièrement dans les livres de Proverbes et Qohélet, une représentation dite sapientiale de la divinité YHWH puisqu’elle se trouve intimement associée à la sagesse, sous l’influence probablement prépondérante d’une pensée platonicienne plaçant la sagesse divine dans l’immanence au monde (voir à ce sujet le Timée de Platon). 

La Bible et la réinterprétation de la pensée antique : l’émergence d’une théologie monothéiste

Le travail de S. Anthonioz s’inscrit dans une vaste tradition d’études comparées des religions qui prit un nouvel essor, à partir de la fin du XIXe siècle, grâce aux précieuses découvertes archéologiques relatives aux civilisations mésopotamienne, ougaritique ou encore cananéenne. De ce point de vue - et l’auteure le souligne elle-même - la première partie relative aux mythes et modes de création en Orient et Méditerranée ne fait que synthétiser les recherches passées. En ce sens, souligner la dépendance des textes bibliques aux différentes influences proches-orientales ou levantines ne constitue pas un apport réellement novateur (on pense entre autres ici bien sûr aux travaux de J. Bottéro sur la Mésopotamie et la Bible, à ceux de Th. Römer : Ce que la Bible doit à l’Égypte, Paris, Bayard, 2008, ou encore à ceux de N. Vray : Les mythes fondateurs de Gilgamesh à Noé, Paris, Desclée de Brouwer, 2012).

En revanche, ce qui nous paraît intéressant d’un point de vue exégétique, c’est la façon dont S. Anthonioz piste les éventuelles influences proches-orientales antiques par-delà les textes traditionnellement cités ou étudiés quand on parle du thème de la création dans la Bible (ceux de Gn bien sûr). Que l’auteure prenne ainsi en considération, dans la perspective des récits de la création, des textes aussi variés (du point de vue du genre, de l’époque rédactionnelle ou du contexte historique) que les textes prophétiques ou les textes sapientiaux ouvre à une richesse d’interprétation et donne véritablement de l’épaisseur historique à cette démarche.

L'exégète parvient ainsi, au fil de l’ouvrage, à esquisser les grandes étapes de l’évolution d’une pensée religieuse qui court, dans la Bible hébraïque, sur quelque six siècles. Si la pensée de la création dans les sources antiques est mue de l’intérieur par une dimension étiologique, elle est loin cependant d’apparaître comme une réflexion systématisée ou codifiée. De cette richesse précisément, la Bible saura se nourrir en réinterprétant de manière parfois étonnamment libre la pensée antique. C’est par le jeu des motifs, de l’identification des modes de création, mais aussi par la mise en lumière du contexte historique que l’auteure évoque l’évolution d’une pensée religieuse toujours en mouvement.

Démarche d’autant plus riche qu’elle est servie régulièrement par des études (ou considérations) philologiques des textes bibliques. Le lecteur découvrira ainsi avec bonheur dans l’ouvrage certains passages bibliques accompagnés du texte original en hébreu agrémenté parfois d’une analyse grammaticale, à partir de la langue source, très précise. Là réside véritablement, nous semble-t-il, l'un des intérêts majeurs de l’ouvrage : ressaisir, à la lumière des sources antiques disponibles, dans le déploiement des motifs, thèmes mais aussi de la philologie, la richesse et la diversité d’une pensée de la création qui traverse l’ensemble de la Bible hébraïque et qui ouvre, dans un jeu de miroirs, à l’histoire de la naissance du monothéisme (voir à ce sujet l’excellent ouvrage d’André Lemaire, Naissance du monothéisme. Point de vue d’un historien, Paris, Bayard, 2003 ou Enquête sur le dieu unique, Paris, Bayard, 2010).