Immersion, plongée, noyade… L'écriture, emblématisée par le motif de l'eau, ondoie et frissonne au long d'un roman du désir et de la perte.

L'interrogation liminaire « Est-il une île ? » – titre conféré au premier chapitre, dans un récit qui en comporte treize, chaque fois dûment annoncés par une formule suggestive ou interprétative –, vaut tant pour une géographie physique que mentale. Les personnages évoluent entre Quiberon, la Corse, Belle-Île, quêtant solitude, nature, concentration, et Paris, avec ses conventions sociales, Paris, dont l'artifice apparaît comme l'absolue nécessité de l'entrée en littérature. Mais une nécessité de quoi ? de relations, d'appuis, de clichés pris faussement sur le vif ? de visibilité ou de perte de l'innocence ? « Elle avait donc traversé la mer, animée par un état d'esprit conciliant, le désir de se ménager un tête-à-tête avec elle-même » : dans ce milieu d'écrivains, s'énoncent les choix, spéculation ou engagement, et elle, justement, qui sera le personnage principal, nous invite à parier sur l'écart.

 

L'exhibition

L'écriture, segmentée entre la manière assidue, incarnée par Jeanne Doré, auteure de L'Absente, et la manière virevoltante, représentée par Armand Fresnay, auteur des Eaux noires de Clèves, s'entend comme un moyen ou comme une fin, ce que souligne cyniquement le personnage de l'éditeur qui ne semble pas revendiquer le poétique mais la guerre : « L'écrivain n'est plus un homme de plume, aujourd'hui, son arme, c'est le trait sacrificiel de la flèche aiguisée qu'il lance pour anéantir sa victime ».

Jeanne Doré, vient de recevoir le Prix de Clèves, et, outre le prix, la robe somptueuse réalisée par sa compagne Rose, grande styliste, qui la pare et l'isole dans ce milieu qu'elle découvre à la faveur de cette première consécration. Dans cet espace littéraire de Saint-Germain-des-Prés (mi-imaginaire, mi-réel, on y fait notamment référence à des figures comme celles de Jérôme Lindon, Duras ou Houellebecq, mais d'autres, comme Catherine Ivraie, sont de transparents pseudonymes) évolue avec une parfaite aisance une Renée Monthélie dont la vie exposée est devenue un symbole de la réussite orchestrée du dévoilement. Par elle la morsure jalouse inaugure l'autre dimension du livre, désir et sexualité, vécus ou médiatisés par la parole : « Vous retrouver, vous, sous vos cheveux d'automne, avec ces lèvres roses sur lesquelles fleurissent des mots précieux, des mots d'or fin, la tête déjà m'en tourne ». La flatterie d'un simple billet esquisse le lien indissoluble entre le corps et l'œuvre.

 

« Écrire, c'est fictionner le réel et, si possible, frictionner le désir »

Armand Fresnay détourne provisoirement Jeanne de ses amours lesbiennes, le provisoire s'entendant du fait de ratages et de rattrapages à distance, la lettre étant peut-être entre eux plus érotique que l'étreinte. Lorsqu'Armand s'inscrit en tiers entre Rose et Jeanne, ils se prennent l'un l'autre comme enjeu de la page. Armand s'adonne à l'autofiction, une approche qui met en abyme la réflexion sur la technique même. Puisque, ainsi que le sous-titre l'annonce, Autofixion, constitue une réflexion sur le rapport au moi, ce qui fixe et doit être fixé, ce qui s'abandonne et doit être abandonné. Avec la publication de Cristal, Armand Fresnay cède à son tour à la tentation du genre, avec ce qu'il comporte de vanité quant à l'aveu public de la conquête d'une femme célèbre, Jeanne Doré. Si l'écrivain prétend que l'écriture du moi permet le passage constant entre les degrés de la vérité, la conclusion fatale, conséquence de la mise à nu, laisse au contraire à penser que l'intime, livré à l'avidité des lecteurs, est déchirure plus que dépassement.

On comprendra que Marie-Hélène Inglin, en spécialiste de littérature, interroge par la médiation du récit un état, celui d'un aujourd'hui des textes et des auteurs de textes, tout en inventant un monde romanesque qui regarde vers hier. Ses personnages traduisent la souffrance éprouvée face au désastre d'une création littéraire discontinuée.