Une enquête complète sur la polyphonie des usages de l'écrit pour dire et raconter la guerre à l'époque médiévale.
Fruits d’un travail collectif, les sept contributions et l’anthologie rassemblées sous la direction de Catherine Croizy-Naquet et Michelle Szkilnik tentent d’éclairer « l’origine, les modèles, les permanences et les renouvellements » des différents genres relatifs à l’écriture de la guerre au Moyen Âge. Essentiellement menées par des spécialistes de la littérature médiévale, les analyses recouvrent une large période (XIIe-XVe siècles) dont le fil conducteur, « l’écriture de la guerre », est plus ou moins évident d’un article à l’autre. À noter toutefois, l’impasse faite sur le XIVe siècle rend ce vaste panorama incomplet, ce qui, malgré la qualité des analyses, prête davantage à une lecture ciblée que continue. Le résumé qui suit propose une synthèse générale et chronologique des contributions.
L’écrit performatif
De manière générale, si au Moyen Âge certains écrits pouvaient condamner telle ou telle action militaire en raison de son illégitimité ou de sa violence (cf. Raoul de Cambrai), les médiévaux n’envisageaient pas la disparition de la guerre, véritable état de fait. Cette conception du monde irriguait la culture des élites, renouvelée par l’essor - à partir de la fin du XIe siècle - de la chanson de geste. Parallèlement, d’autres formes scripturaires firent de la guerre un thème majeur, à l’image des chroniques ou, plus tard, des romans en prose. Fait notable, la fonction de ces multiples récits variait selon la forme donnée. Tandis que les chansons versifiées étaient destinées à être déclamées afin de renforcer l’ardeur des combattants, les textes en prose se prêtaient davantage à une lecture in silentio, propice à fixer leur caractère mémoriel. Dans tous les cas, c’est bien la performativité de l’écrit qui était recherchée.
Dans sa contribution, sans doute l’une des plus stimulantes de l’ouvrage, Patrick Moran rappelle que, depuis Paul Zumthor, les médiévistes savent que la notion de « genres littéraires » est discutable. Les médiévaux eux-mêmes ignoraient ce concept et les distinctions s’opéraient davantage au niveau de la matière servant de toile de fond (arthurienne, carolingienne, de croisade …), de la métrique ou de la rimique. Quant aux titres assignés aux œuvres, ils sont également sujets à discussions. Ce n’est par exemple qu’en 1837 que La Chanson de Roland reçut son nom actuel, les manuscrits médiévaux lui préférant les noms du Roman de Roncevaux ou du Livre des douze pairs. Ainsi, selon l’auteur, le « cauchemar taxinomique » médiéval s’est en réalité développé entre les XIXe-XXe siècles dans les ateliers des érudits et historiens férus de classification. De la sorte, pour être correctement appréhendé, le processus propre à l’écriture de la guerre doit tenir à bonne distance les typologies trop corsetées, au profit d’analyses plus fines. Dans cette perspective, il apparait que les auteurs des chansons de geste recoururent à des formulaires normés ainsi qu’à une logique macro-textuelle codifiée. Les affrontements épiques étaient, pour nombre d’entre eux, décrits selon un « patron relativement rigide », déroulant des étapes bien identifiées : après avoir éperonné sa monture, le combattant brandit son arme, porte un coup et brise l’armement défensif de son adversaire avant de l’abattre. D’un autre côté, le recours à la prose permettait aux auteurs de prendre plus de libertés et à davantage broder autour du motif originel, sans toutefois le dénaturer car « il n’y a aucune raison de changer un procédé qui marche » .
Langue de la culture, langue de l’autorité
Cette mise en perspective entre récit versifié et texte en prose est parfaitement menée par Christopher Lucken. Ce dernier montre comment l’auteur de la Chronique du Pseudo-Turpin (v. 1155-1160), en latin et en prose, réemploie La Chanson de Roland, en ancien français versifié, dans une logique néanmoins différente. D’une part, le recours à la prose permettait de renforcer la véracité des propos vis-à-vis des embellissements supposément déformants de la versification. D’autre part, l’usage du latin renvoyait à la langue des clercs et des chartes, donc à celle de la culture et de l’autorité. Ainsi, le Roland de la Chronique subit une transformation radicale : le héros de Roncevaux se vit dépouiller de ses habits de soldat valeureux pour endosser ceux d’un pieux « marguiller » (L. Gautier). La visée morale et pieuse de la Chronique nécessitait un tel réagencement. Si l’histoire de Roland est bien au fondement de ces deux récits, ce sont là deux manières d’écrire la guerre qui se profilent. L’une consistant à vanter les faits d’arme et la bravoure du comte, l’autre servant à livrer l’image du parfait miles Christi.
Écrire la guerre en Bourgogne
De manière plus singulière et comme l’illustrent Matthieu Marchal et Rosalind Brown-Grant dans leurs articles, la cour de Bourgogne fut, au XVe siècle, un haut-lieu de l’écriture de la guerre. Composé vers 1454, Le livre des haulx fais et vaillances de l’empereur Othovyen puisait une partie de sa matière dans des œuvres en prose du XIIIe siècle (Florence de Rome …). L’auteur, resté anonyme, ne manqua pas d’actualiser son récit en portant une attention particulière à la poliorcétique et à l’image du chevalier chrétien prêt à prendre la croix. L’écriture de la guerre semble ici entrer en résonnance avec le contexte politique immédiat : en effet, Philippe le Bon (1419-1467) venait d’officialiser, le 17 février 1454, le lancement du « voyage de Turquie ». Malgré tout, Le livres des haulx fais reste imprégné, telles les chansons de geste des siècles précédents, d’une « esthétique du ressassement » quant aux scènes d’affrontements. Plus généralement, les romans bourguignons en prose, telle l’Histoire des seigneurs de Gavre (1456), sont marqués par un fort ancrage géopolitique. La guerre, sous la plume de ces auteurs, est investie de considérations morales : les héros ne parcourent plus les landes celtiques en quête d’aventure mais mettent leurs armes – blanches ou à feu – au service d’un souverain légitime pour une juste cause. La littérature est, dans cette optique, fille de son temps.
Diversité des écritures de la guerre
En fin de compte, du XIIe au XVe siècle, l’écriture de la guerre usa de procédés tantôt topiques, comme le recours aux métaphores animales et végétales ou l’exportation de modèles traditionnels, tantôt plus originaux lorsqu’il s’agissait de rendre compte de la mentalité de son temps. En pleine Guerre de Cent Ans (1337-1453), Jean de Coucy, dans sa Bouquechardière (1416), composa une « pastorale de la peur » (p. 86) afin d’inviter le lecteur à mépriser les biens terrestres au profit de la recherche du Salut. Dans les esprits de ses contemporains, l’horreur de la guerre l’emportait désormais sur l’approche valorisante des siècles passés. De manière générale, les différents auteurs qui, à l’image de Christine de Pizan revisitant l’œuvre de Bovet, mirent par écrit le fait guerrier, possédaient une culture littéraire assurée. C’est sans doute ce qui, pour le lecteur actuel, confère à la littérature médiévale une unité apparente.
Ainsi, pétris de tradition, les médiévaux, tout en apportant des touches successives et des mises à jour afin d’être compris, se transmirent de génération en génération cet art si particulier de raconter la guerre.