Le livre unique d’Alain-Fournier, mort au front en septembre 1914, à moins de 28 ans, entre dans la Pléiade et bénéficie d’un riche appareil critique.
Le Grand Meaulnes, publié en 1913, et manquant cette année-là le prix Goncourt d’une seule voix, est l’œuvre littéraire française la plus traduite et lue dans le monde après Le Petit Prince de Saint-Exupéry (en Pléiade depuis 1999). « Le roman d’Alain-Fournier totalisait à la fin du siècle dernier plus de quatre millions d’exemplaires vendus en format de poche », indique Philippe Berthier, universitaire spécialiste de la littérature française du XIXe siècle, qui a dirigé cette édition et en signe la préface, très décapante, en commençant par cette citation iconoclaste d’un article de Jean Chalon, à l’été 1971 : « Qui nous délivrera du Grand Meaulnes ? » Il faut pourtant reconnaître que la grâce de ce roman agit depuis plus d’un siècle sur ses lecteurs, selon un processus expliqué par Rachilde dans Le Mercure de France peu après sa parution : « L’aventure ordinaire se précipite dans le vertige de la liberté. Le grand Meaulnes ne voit plus les choses comme elles sont, mais comme il les rêve depuis qu’il a le goût de l’aventure et celui de la beauté. Rassurez-vous : tout est réel, tout arrive, on vous en donnera les preuves, vous les toucherez du doigt en coupant les pages, mais un vent étrange, venu d’on ne sait quel au-delà que connaissent bien les enfants, les adolescents, toutes ces âmes encore en fleur, secoue ces pages entre vos mains tremblantes. Il y a derrière elle une fée qui vous guette et vous jette tout à coup, telle une exquise poudre aux yeux, le don d’enfance… »
Une très riche bibliothèque secrète
On connaît le point de départ de cette histoire de désenchantement en trois parties : à 18 ans, le 1er juin 1905, Henri Fournier (qui adoptera le nom de plume d’Alain-Fournier pour ne pas être confondu avec un pilote automobile de l’époque) croise le regard d’Yvonne de Quiévrecourt, en sortant du Grand-Palais, et la suit dans Paris. Il s’agit de « l’année climatérique » de la vie de l’auteur, comme l’appelle Philippe Berthier dans la chronologie très détaillée. Cette jeune femme est à l’origine du personnage fascinant d’Yvonne de Galais dans le roman : « une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous ces déguisements de la veille, parut d’abord à Meaulnes extraordinaire. » Dans ce chapitre intitulé « La rencontre », son « regard innocent et grave » semble dire au héros : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. » La note précise un des ancrages littéraires de ce personnage, parmi les nombreuses sources du roman : « Une photographie d’Yvonne de Quiévrecourt, datée "vers 1908", la montre pourtant indubitablement brune… La sœur de Frantz devrait-elle obligatoirement être blonde, pour se plier à l’inoxydable fantasme de la Lorelei ? » L’annotation, érudite et très éclairante, fait découvrir de nombreuses références littéraires et musicales qui irriguent tout le roman : les récits du Graal, Sylvie de Nerval, le roman d’aventures anglo-saxon, Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, le Children’s corner de Debussy, les Scènes d’enfant de Schuman, sans oublier les livres de prix… « Loin de s’épuiser dans une surface qu’on dirait parfois ingénue ou lisse, c’est un livre polyphonique, complexe et plein de dessous que Le Grand Meaulnes, un épais feuilleté culturel », commente le maître d’œuvre de cette édition.
Loin du roman mièvre pour adolescents, la violence latente des pulsions
Alors que Gustave Lanson, professeur à la Sorbonne y voyait un « conte bleu » dans un article de 1913, destiné aux adolescents, Philippe Berthier montre qu’il s’agit d’un roman pour adultes « avertis » : « le dégonflement, voulu et méchant, d’un très bref et miraculeux mirage ». Le narrateur, François Seurel, « qui n’aura osé être ni homo - ni hétérosexuel, restera vierge et pourtant deux fois veuf, condamné à perpétuité à regarder la vie des autres sans vivre la sienne. » Il s’agit d’un texte hanté, où s’expriment « des terreurs archaïques, la panique face à l’incarnation du désir, forcément transgressive et peccamineuse. » On trouvera, dans les esquisses proposées dans le très riche appareil critique de cette édition, un chapitre finalement retranché par l’auteur, « La dispute et la nuit dans la cellule », qui met en évidence tout son travail pour « gazer » la violence des pulsions sexuelles intenses qui affleurent tout au long du récit. Les lettres et les documents rassemblés à la suite du roman montrent comment se tissent l’histoire d’une passion impossible et l’écriture du roman. L’expérience singulière fait naître un chef-d’œuvre universel. « Ce qu’Alain-Fournier appelle "ce petit coin de terre" […] devient celui de tous, le paradoxe consubstantiel à l’art étant que plus il nous parle de lui, plus il nous parle de nous. »
Voici donc une occasion rêvée de lire ou relire Le Grand Meaulnes, et donc de s’y lire ou de s’y relire, en voyant son plaisir prolongé par la belle et intelligente érudition de cette édition tout à fait remarquable.