Gérard Macé nous invite à ne pas désespérer des hommes et des catastrophes du monde. La vie a ses secrets de transformation et ses plaisirs.
Attraper un livre sur un rayonnage de bibliothèque, c'est comme tirer sur un fil qui nous renvoie à nos labyrinthes intérieurs ou encore à ceux du monde. Ces propos de l'écrivain Gérard Macé à l'orée de son livre, Le navire Arthur et autres essais, interrogent notre destin écologique et littéraire. Paraphrasant l'ouvrage trop peu connu selon lui de Pierre Gascar, Le présage, il interroge notre devenir qui voit disparaître les lichens, ces fleurs du mal d'une civilisation, la nôtre. Il ne s'agit pas toutefois de « pasteuriser » notre destin. Il s'agit de vivre les sensations. Gérard Macé nous invite au voyage sur le navire Arthur... dans l'ivresse du plaisir des métamorphoses, poésie du réel. Éloigné du goût du tragique, il préfère célébrer le vin, symbole de la vie et de ses transformations.
Suivre le fil
Découvrant dans une librairie du vieux Chinon, un livre qui avait attiré son attention, Le miasme et la jonquille de l'historien Alain Corbin, il s'attarde sur une note du livre consacrée au navire Arthur chargé de transporter de la « poudrette » aux Antilles. C'est l'occasion pour Gérard Macé de trouver le « prétexte », au sens propre de ce qui précède le texte, à la façon dont « le nuage précède la source », à son propre texte, une poétique de la métamorphose se substituant à la métaphore.
Historique au début, le livre présente deux graves épidémies : le scorbut sur le navire Arthur qui décime l'équipage et le transforme en vaisseau fantôme et la peste dont Adrien Proust, médecin et père de Marcel Proust, établira un lien de cause à effet à partir de son propre crayonnage d'un tableau de Nicolas Poussin où figurent des rats. Ces deux exemples sont d'abord l'occasion de présenter l'hygiénisme qui se développe au XIXe siècle. Il produira des dérapages eugénistes et antisémites où Céline occupe le premier rang. Pour Gérard Macé, Louis-Ferdinand Céline n'était qu'un charlatan nombriliste, un pseudo écrivain. Il portait la crasse sur lui comme en miroir de ses convictions. Il s'était donné les apparences d'un clochard, de médecin des pauvres, de persécuté. Tout en lui n'est que faux-semblants et élan morbide.
« Merde à Céline »
La Société des Nations lui donna un rôle dans la section hygiène. Ce nombriliste, rajoute l'auteur, en voulait aux Juifs de lui prendre sa place de grande victime de l'histoire. Et Gérard Macé de rajouter qu'il n'était même pas ce grand romancier que l'on évoque pour passer outre l'injustifiable appel au meurtre de ses pamphlets. L'écrivain dénonce « ce faux style parlé qui assimile le langage populaire à de la vulgarité », ou encore ces « hoquets », « les points de suspension, d'exclamation qui deviendront des tics » . « Un charlatan » qui entreprend de salir le langage : « le propre est le sale, et si cette inversion est possible, c'est que la propreté est dangereuse ». Céline est attiré « par la boue, le vomi, la pourriture et la merde » . Son projet est de corrompre, de salir une langue, le français qu'il juge figé, décanté. Le vaisseau fantôme, le navire Arthur, c'est aussi ce qui reste du langage lorsque la peste ou le choléra s'abattent sans crier gare : la mort.
Vivre les sensations
Le navire, transformé en vaisseau fantôme, montre que certains « transports » peuvent être mortels : « transport » est le sens étymologique de métaphore. Le transport transforme la matière à ses risques et périls. C'est le cas de « la poudrette », douce image pour dire « en clair de la merde fécale », écrit Gérard Macé, qui nourrit le sol des colonies de la Métropole au XIXe siècle où sévissait encore l'esclavage sur ordre de Napoléon. Les conditions de transport maritime de cette « poudrette » et ses modifications consécutives provoqueront l'empoisonnement de l'équipage du fait de l'humidité et du mauvais conditionnement. Parent-Duchâtelet, hygiéniste du XVIIIe siècle, rédigera un opuscule, résultat d'une enquête sur la cause de la mort de l'équipage du navire Arthur. Pour cela il procède « en paysagiste, en géologue, en médecin, en naturaliste, en observateur méthodique [...] ». Au discours quantitatif de la science ou à un pseudo discours poétique, aux métaphores de la dissimulation tel le vaisseau fantôme, il préfère la qualité, les sensations. Gérard Macé rajoute : « on peut se demander s'il ne prend pas plaisir à touiller ces déchets » . Mais il est scientifique alors il se sent protégé par « le regard froid de la science et son apparente objectivité » . Il « examine de près cette matière qui se métamorphose sous ses yeux : il la regarde, il la sent, il la tâte », mêlant la raison scientifique à l'épreuve de la vie.
Se protéger du monde comme une œuvre d'art ?
Gérard Macé, comme dans un jeu de ricochet, cite les travaux d'Adrien Proust sur la peste. Le chercheur-médecin ne rêve pas routes de la soie ou grandes découvertes sur les cartes du monde. À la différence de Parent Duchâtelet qui part à la rencontre de la maladie, la recherche se fait dans la lecture des œuvres, et il en rend compte dans son ouvrage La Défense de l'Europe contre la peste paru en 1897. C'est en observant un tableau de Nicolas Poussin et un texte biblique sur les Philistins atteints de la peste pour avoir dérobé l'Arche d'Israël, qu'il met à jour la liaison entre la peste et les rats. Les rats sont en or dans le texte biblique, signifiant la revanche de Dieu contre les idoles. Tenir le monde à distance par l'art en reclus. C'est ainsi que Marcel Proust sera influencé par le résultat des travaux sur la peste et plus largement des épidémies d'Adrien Proust, son père. Réfugié dans sa chambre à l'abri des microbes, « c'est le monde de la Recherche qui surgit devant nos yeux, le monde de la littérature et de l'art à l'abri des vraies tempêtes et des maladies contagieuses » . Recherche scientifique ou recherche du temps perdu à l'écart de la vie.
Propre et sale
Il s'agit pour Gérard Macé de « concilier les exigences du progrès et sa blancheur aveuglante imposée par la religion de l'hygiène, avec la tradition qui ménageait des ombres en diffusant des senteurs végétales dans des endroits propices au recueillement ? » Dans Toutes sortes de toilettes, l'écrivain japonais Tanizaki parle des toilettes et de la chute des excréments qui se fait sur un lit de phalènes, « luxe inouï » qui trouve sa source dans la Chine d'autrefois. Ne pas parler des excréments, cet impératif européen qui dissocie le propre du sale, est devenu au contraire chez les Japonais une source de raffinement. Relativisme culturel, marqueur social, le propre et le sale sont loin d'avoir valeur morale. Il y a ainsi dans l'acte d'aller aux toilettes en entrant chez soi après une longue absence, la confirmation que l'on a atteint son chez soi. Moment où remontent les souvenirs d'enfance. Célébration des retrouvailles avec son corps. Moment où l'éventail des sensations réconcilie « enchantement et pourriture ».
Nommer redouble le plaisir de la sensation, constate Gérard Macé à propos du vin. Élargir l'éventail des sensations par l'attention aux mélanges et à la vie, plutôt que de le réduire aux fades métaphores. Telle est peut-être la solution à la dégradation de la nature et à un discours hygiéniste aseptisant la langue. Invitation à relire Le Bateau Ivre de Rimbaud, Le navire Arthur, comme métamorphose de la vie.