Eric Chevillard entraîne ses lecteurs dans un nouveau roman vertigineux, entre poésie et philosophie.

La grande réussite des scénarios de films que Charlie Kaufmann a écrits pour Spike Jonze et Michel Gondry – Dans la peau de John Malkovitch (1999), Adaptation (2002), et Eternal sunshine of the spotless mind (2004) –, parmi lesquels certains sont justement devenus cultes, tient, nous semble-t-il, à ce qu’il a su leur donner une structure narrative pour ainsi dire feuilletée. Le charme de ces films opère, à quelque niveau que vous les regardiez. Chacun peut bien être vu et revu une dizaine de fois sans que jamais le spectateur ne se lasse, parce qu’à chaque projection une nouvelle strate de signification se révèle, de plus en plus profonde, dont on s’étonne après coup qu’elle ait pu ne pas nous apparaître dès la première fois alors qu’elle était pourtant partout visible.   

La merveille de la littérature que compose Éric Chevillard depuis maintenant plus de trente ans tient, à nos yeux, à son extraordinaire capacité à se prêter à ce type de lecture à plusieurs niveaux, démultipliant par là même ce que Roland Barthes appelait le « plaisir du texte » par quelque bout que vous preniez ses romans. Le dernier en date, qui paraît ces jours-ci aux éditions de Minuit, facétieusement intitulé Monotobio (mais, comme nous le verrons, la facétie, chez Chevillard, est aussi bien une forme du sérieux) pourrait bien être, de ce point de vue, l’un des plus aboutis de son œuvre déjà très riche.

Portrait de l’artiste par lui-même

De prime abord, comme le titre du livre l’indique, il s’agit bien d’un récit autobiographique, et l’étonnant, pour les lecteurs habitués à la manière inimitable de Chevillard, est que l’auteur tienne ses promesses jusqu’à un certain point. Aucun autre de ses romans n’offre en effet une telle manne de souvenirs et de confidences personnelles. La chose a de quoi surprendre si l’on se souvient que Du Hérisson (2002) – première tentative d’incursion de l’auteur dans le registre autobiographique, bientôt suivi par Oreille rouge (2005), L’auteur et moi (2012), Le désordre Azerty (2014) et Juste ciel (2015) – était une déconstruction ludique dans laquelle Éric Chevillard, loin de s’épancher sur sa vie privée, interrogeait les conventions de ce genre littéraire et s’amusait à jouer avec ses invariants thématiques : la naissance ou le récit des origines, les souvenirs d’enfance, assortis de la révélation d’un traumatisme sexuel, ce que le narrateur appelle son « douloureux secret » (en l’occurrence : le viol du narrateur enfant par un prêtre, à moins que ce ne soit par un archevêque, ou bien encore par le pape lui-même…)   , les expériences amoureuses de l’adolescence, ou encore les premiers poèmes qui annoncent l’écrivain à venir. Et à vrai dire, il ne fallait pas s’attendre à autre chose de la part d’un auteur secret, pudique, volontairement confidentiel, refusant systématiquement toute apparition télévisée, qui a de tout temps signifié sa profonde détestation de l’exhibitionnisme auquel confine la mode actuelle des récits autofictifs.

Éric Chevillard ne tient-il pourtant pas lui-même depuis 2007 un blog intitulé L’autofictif, qu’il transforme chaque année en version papier aux éditions de l’Arbre Vengeur, comptant à ce jour une douzaine de volumes parus ? – Sans doute, mais on remarquera que, là encore, Chevillard s’est employé à subvertir les codes d’un tel genre, de sorte que, sous sa plume, l’autofiction sert à peu près à tout sauf à l’écriture de soi : à chaque fois que l’auteur est sur le point de s’ouvrir à l’intime de sa vie, la confidence se dérobe et le lecteur-voyeur en quête de sensations et de scoops en est pour son argent   .

Qu’on ne s’y trompe donc pas : Monotobio, dans lequel Chevillard se propose ironiquement de « raconter par le menu »   douze années de sa vie – de 2007, année de fondation de son blog, à 2019, bornes temporelles au demeurant approximatives puisque l’auteur ne s’interdit pas de remonter à l’occasion jusqu’en septembre 1982 et de se projeter jusqu’à la fin de l’été 2165 ! – ne rompt pas avec le vœu de silence qu’il a fait sur son intimité. On ne trouvera rien notamment sur le sujet où « culmine l’hystérique impudeur de l’autofiction »   , à savoir la sexualité : « ces pages », écrit-il avec humour, « ne se feront pas l’écho de ma vie sexuelle. Il me semble en effet inutile, suspendu aux ficelles des Parques, de me montrer encore assujetti à mes instincts primaires, mon pénis n’ayant qu’une idée en tête, celle-ci assez communément partagée par ses semblables et qui ne fera guère progresser la science. Ce pénible gnome caricature de manière trop simpliste à mon sens ma personne accessible à d’autres tourments, certains de ceux-ci ayant même trouvé leur plus belle expression dans Shakespeare »   . On l’aura deviné : mictions et défécations, « quoique ponctuellement quotidiennes »   , seront également absentes de ce récit.  

Et pourtant, bien que la recherche du témoignage de vie débouche presque toujours sur un résultat déceptif, le tour de force de Chevillard dans Monotobio est de réussir à livrer quelque chose d’éminemment personnel tout en ne donnant de lui-même qu’une version négative. Le matériau de vie retenu est certes quantitativement très supérieur à la moyenne des autres livres où l’auteur s’était risqué à l’écriture de soi puisqu’ici chaque paragraphe contient des éléments autobiographiques, mais ces derniers demeurent anecdotiques dans l’immense majorité des cas (un voyage à l’étranger, un instant passé auprès de ses enfants, un regard échangé avec une passante, etc., presque tous véridiques, pour autant que nous puissions en juger). Par on ne sait quelle magie, Monotobio tient véritablement la promesse de son titre et parvient à recréer l’ambiance d’une existence au jour le jour, en évitant soigneusement tous les pièges de l’autobiographie. À ce titre, Monotobio nous paraît être le livre le plus touchant qu’ait écrit Éric Chevillard – ce à quoi le lecteur qui le feuillettera ne manquera pas d’être immédiatement sensible.

Le temps se dit en plusieurs sens

Mais tel n’est précisément que le tout premier feuillet du livre, le tout premier niveau de lecture auquel il se prête, et auquel il est impossible de s’arrêter sauf à se méprendre profondément à son sujet. Car Monotobio est avant tout une réflexion sur le sens et la valeur de l’acte autobiographique, dont l’objectif ultime est de comprendre ce qui définit un individu et ce qui fait la matière d’une vie. C’est cette thématique qui détermine la forme très originale que revêt le livre : c’est en effet parce que le temps d’une vie est fait d’un ensemble de systèmes temporels stratifiés ou emboîtés les uns dans les autres, comme va s’employer à le montrer Chevillard, que le seul moyen d’en rendre compte est d’adopter une structure narrative feuilletée, où la temporalité propre à chaque niveau particulier de l’existence doit être à la fois élucidée pour elle-même et mise en relation avec celle dans laquelle elle s’insère.

Nul n’aura oublié les premières lignes de la célèbre et magistrale analyse augustinienne du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus »   . Car le temps se dit en plusieurs sens : il y a en effet le temps du monde (celui de l’alternance des saisons, du jour et de la nuit, celui de l’évolution des espèces, de la formation d’une galaxie, etc.) ; le temps des horloges (celui que mesure un chronomètre, une montre ou un calendrier) ; le temps biologique (celui des rythmes circadiens, des mécanismes biologiques et chimiques de tout organisme vivant) ; le temps entropique (celui au cours duquel toute chose se dégrade, périclite et meurt) ; le temps du renouveau (celui du commencement ou du recommencement, de la naissance, de la reprise, des premières fois) ; le temps vécu (celui des états de conscience, des souvenirs, des émotions, de la « durée » bergsonienne, laquelle peut s’étendre ou se contracter selon les circonstances) ; le temps de la réflexion (celui de la pensée, de l’écriture et de la lecture) ; le temps social (celui des rencontres, des voyages, des sorties entre amis) ; le temps événementiel (celui des péripéties de l’histoire de l’humanité), etc.

Tout le propos d’Éric Chevillard dans Monotobio est de montrer, tout d’abord, que l’épaisseur d’une existence est faite de l’enchevêtrement de ces diverses temporalités, et, ensuite, que l’isolement d’une strate au détriment des autres a pour effet de rendre l’ensemble incompréhensible, en dissimulant ce fait fondamental qu’un même déterminisme préside aux destinées de tout ce qui est.

L'art des poupées gigognes

Que le temps d’une vie soit essentiellement fait de l’enchevêtrement de temporalités feuilletées, c’est ce dont Monotobio est la brillante démonstration. L’art de Chevillard consiste, à ce niveau, pourrait-on dire, à ouvrir ces poupées gigognes pour mieux montrer de quel bois elles sont faites. Chaque événement de la vie personnelle, du plus banal au plus marquant, demande, pour être rendu intelligible, à être placé aux quatre vents de l’histoire, et c’est bien pourquoi toutes les modalités du temps sont convoquées pour soutenir le récit qui nous en est fait.

Monotobio s’ouvre et se referme sur l’évocation d’un petit verre de raki au miel et aux épices bu cul sec sous le soleil de plomb d’une petite île grecque du nom d’Amorgos, en plein de cœur de l’été, enchâssant ainsi tout le récit dans le cadre du temps cosmique qui préside à l’alternance des saisons. Bientôt il sera question des feuilles mortes de l’automne qui jonchent les rues, de l’allée qu’il faut déneiger, des premières pousses printanières du jardinet que cultive le narrateur, des pommes de saison que lui offre son voisin, etc.

Le temps des horloges fait lui aussi entendre son tic-tac avec l’impitoyable régularité d’un métronome, en déterminant le rythme de la narration, à l’occasion notamment des nombreux anniversaires qui sont fêtés (les soixante-dix ans du père du narrateur, les cent ans de sa grand-mère, les soixante-treize ans de son ami Bruno, les dix ans de sa fille Agathe, sans oublier l’anniversaire du premier baiser échangé avec Cécile sous le pont de Noirmoutier, le vingtième anniversaire de leur rencontre). C’est de lui encore qu’il est question lorsque le narrateur souffre du syndrome du décalage horaire du fait de ses voyages à l’étranger (à Mexico ou à New York).

Le temps biologique fait sentir son emprise sous la forme des maladies et petites misères saisonnières (rhume, grippe, coups de soleil, piqûres de moustiques), des maladies infantiles (varicelle, scarlatine), des maux de la vie courante (poux, verrue digitale, orgelet, entorse, panaris, conjonctivite), des pathologies plus invalidantes ou plus sévères (tendinite, sciatique, cervicalgie, cancer), jusque dans le déroulement des divers mécanismes métaboliques (faim, digestion, pousse des cheveux, sommeil).

Mais le temps est aussi cet insecte qui, comme le dit le poète, « pompe [notre] vie avec [sa] trompe immonde » et nous laisse exsangue. Et c’est alors le temps entropique qui exerce sa « loi inflexible »   en semant partout derrière lui la mort (tombe de Jim Morrison, de Baudelaire, de Beckett, de Proust, mort d’Aimé Césaire, de Guy Lardreau, de Chris Marker, de Gaétan Soucy, de Léonard Cohen, d’Eléonore Hirt, du père du narrateur, de grand-tante Marguerite, de la grand-mère âgée de cent deux ans, de l’oncle Gérard ; mais mort aussi d’un petit passereau gris au ventre roux, des hérissons Zig et Zag, d’une musaraigne dont le narrateur découvre le cadavre à demi momifié, et mort d’un pigeon dont le corps est retrouvé à demi dévoré) ; en ruinant lentement toutes choses et en les entraînant vers la décrépitude et l’abîme (barquette de framboises moisies, concombre pourri, tiges mortes des iris ; moisissure sous la fenêtre d’une chambre, effondrement d’un mur de jardin vieux de cent quarante ans ; tambour déglingué du lave-linge, lattes vermoulues du plancher, couvercle qui se dégonde, accoudoir d’une chaise qui se casse, housses élimées des deux fauteuils du bureau, sommier qui grince, voiture qui ne démarre plus, tour d’ordinateur qui tombe en panne, cordes de raquettes qui se cassent, sèche-cheveux qui ne s’allume pas, robinet de la baignoire qui fuit, corde du hamac qui se rompt). C’est encore lui qui, plus discrètement ou plus sournoisement, laisse sur le corps les stigmates de son passage (calcification, calvitie, rides sur le visage, empâtement – le narrateur étant passé de 72 kg dans Oreille rouge à 78,3kg aujourd’hui).

En contrepartie, le temps du renouveau demande à être célébré comme il se doit, sous la forme de la vie qui recommence (grossesses, naissances, « geste inaugural » par lequel le narrateur coupe le cordon ombilical, baptême républicain, mariage de Justine et Karim), de la nature qui reprend ses droits (graines du gazon du jardin d’Arno Schmidt semées dans celui du narrateur, coléus qui poussent, lilas qui fleurit) et soigne les plaies (queue de lézard qui repousse). S’il est vrai que toutes choses périclitent, il suffit souvent d’un peu d’huile de coude pour les remettre à neuf (balle de ping-pong qui retrouve sa rotondité, volets poncés au papier de verre, chambre repapiétée, collant d’Agathe recousu, casserole récurée, poêle décapée, joint du robinet, cordes de la guitare, ampoule du plafonnier du bureau et roue arrière du vélo remplacés, taches de cerise sur la marinière de Suzie frottées, store de la salle de bain réparé).

Le temps du renouveau est aussi celui de toutes les « premières fois » mémorables (où le narrateur voit sa fille Suzie s’éloigner sur un vélo sans roulettes, où il déguste du papet vaudois à Lausanne, où il fait sauter une crêpe dans une poêle trop lourde) qui constituent la source du temps vécu, celui des souvenirs dont Monotobio est tout entier empli, pas seulement ceux qui sont compris entre 2007 et 2019, mais encore certains souvenirs d’enfance (souvenirs des vacances de Pâques au Vigen, de l’appartement de fonction du grand-père en face du parc Monceau ayant appartenu à Sarah Bernhardt, de l’entrée au lycée en 1982 en qualité d’interne), et de ceux qui commencent déjà à s’effacer (souvenir de Chelsea Crowe qui chantait au Dizzy’s Club).   

Que serait toutefois le récit d’une vie, particulièrement celle d’un écrivain, si aucune place n’était faite au temps de la réflexion (celui des lectures ou relectures : L’île du Docteur Moreau de H.G. Wells, Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal,  1984 de Orwell, La Bourse de Balzac, La Paupière philosophale de Ghérasim Luca, Lettres à Véra de Nabokov, Septembre ardent de Faulkner ; celui de l’écriture de ses propres romans, de Choir à Défense de Prosper Brouillon), et au temps social (celui bien sûr des moments partagés entre amis, mais aussi celui des rencontres dans des médiathèques, des lectures publiques, des colloques, festivals littéraires, spectacles musicaux, expositions, etc.), lequel se détache lui-même sur la toile de fond, parfois sombre, du temps événementiel (mort de Ben Laden, attentats perpétrés par Mohamed Merah, présidentielle de 2012, attentat de Charlie Hebdo, Brexit de juin 2016, attentat à la voiture-bélier à New York en octobre 2017, présidentielle de 2018, finale de Wimbledon de juillet 2015, de l’Open d’Australie de janvier 2017, de Roland Garros de juin 2018) ?

Les ficelles des Parques

Le propos d’Éric Chevillard n’est pas seulement de montrer que ce système complexe de lignes temporelles est requis pour faire le récit d’une vie, mais plus fondamentalement qu’un tel système suffit à épuiser la substance de toute existence. Le reste n’est que vaine agitation. Et Dieu sait que l’on s’agite beaucoup dans Monotobio (comme le suggère l’orthographe étrange du titre, avec ses quatre O figurant quatre roues motrices, lesquels sont très loin d'être réservés au titre d'ailleurs car il n'est presque pas une seule phrase dans le livre qui ne comporte plusieurs O, comme autant de petites roues sur lesquelles roule le récit) : on court, on boite, on marche, on rampe, on nage, on avance, on recule, on joue avec les pédales de frein et d’accélérateur, on prend de la vitesse, on retourne en arrière, on roule en voiture à vive allure, on ralentit, on fait du vélo, on galope, on vole en avion à 900 km/h, on ne se presse pas, on dévale des marches d’escalier, on fait des faux pas, on pousse un landau, on glisse sur un toboggan, on remonte la pente, on fait des loopings, on chevauche un cheval à bascule, on fait du pédalo, on prend l’ascenseur, on fait de la trottinette, on franchit des virages, des bosses, des tunnels et des ponts, on navigue à bord d’un vieux gréement de 1887, on emprunte un chemin, on fait trois fois le tour du monde en sautant d’un continent à l’autre (Angers, Antibes, Bruxelles, Lisbonne, Stuttgart, Berlin, Vérone, New York, Pointe-à-Pitre, Prague, Rome, etc.). Certaines choses sont faites dans l’urgence, pour d’autres on prend son temps. Parfois, il est trop tard, et parfois il est trop tôt. On agit ici à contretemps, et là en temps opportun.

Mais tout cela n’est qu’une comédie, et « cette comédie ne tromp[e] personne »   , ainsi que le narrateur en prend douloureusement conscience lorsqu’il se met à rêver de pouvoir ralentir le cours du temps pour retarder le développement des métastases cancéreuses qui envahissent l’organisme de son père. Le fait est que nous ne sommes pas maîtres des horloges – et si, à la faveur du décalage horaire dû à un voyage au Mexique, « les Moires, filles de la Nécessité », nous donnent à revivre, « avec une générosité suspecte », sept heures à l’aller, gageons que ces mêmes heures nous seront ponctuellement reprises au retour   . Qu’on le veuille ou non, « la vie continue avec ou sans nous », et la nôtre elle-même s’arrêtera quand notre heure sera venue   . Comme le dit Sergueï Essenine, « même lancé au galop on n’échappe pas à son destin »   .

« L’enchaînement des circonstances qui finit par former la trame de notre existence », prévient immédiatement l’auteur, « obéit à une logique terriblement simpliste »   . Nous nous plaisons à nous imaginer maîtres de notre propre destin et organisateurs de l’aventure, en possession d’une « formidable volonté existentialiste de choix et de décision », mais la vérité est que nous sommes « porté[s] par le courant des heures et des jours comme un bonhomme de liège »   . À bien y regarder, de quoi décidons-nous dans cette vie ? Certainement pas du sexe de notre futur enfant ; pas davantage de nos rêves érotiques nocturnes où, ici plus qu’ailleurs, nous ne faisons qu’« obéir aux sommations hormonales, aux phéromones, à leurs effluves capiteux et captieux »   . Le temps du monde, le temps des horloges, le temps biologique et le temps entropique échappent par définition à notre contrôle et nous soumettent à un « déterminisme implacable »   . Ce sont les Moires (grecques) ou les Parques (romaines), maintes fois invoquées au cours du récit – Clotho, Lachésis et Atropos, ou Nona, Decima et Morta – qui tirent les ficelles et se substituent littéralement à l’écrivain pour écrire à sa place, dans ses grandes lignes, le destin de tous les hommes. L’amère constat que doit faire l’écrivain, à l’heure d’écrire son autobiographie, est qu’on ne l’a pas attendu et que tout est déjà écrit. 

De te fabula narratur

Tout, vraiment ? Mais, dira-t-on, ces dimensions du temps sont très loin d’épuiser la substance d’une existence ! Que faites-vous de la liberté et de la contingence ? Est-il donc absolument impossible que naissent « des aventures et des histoires que nul destin ne propose », et de se montrer par là même « plus inventif que la vie »   ?

Parvenu à ce point de profondeur de son récit, Éric Chevillard se garde bien de tout dogmatisme, et s’il cite expressément un passage du texte fameux d’Aristote issu du chapitre XI du De Interpretatione sur les futurs contingents, ainsi qu'un autre de Diderot sur le fatalisme tiré de Jacques le fataliste et son maître, s’il fait allusion au mythe d’Er du livre X de La République de Platon (614b-621d), s'il renvoie à demi-mots à la doctrine du labyrinthe de la liberté et à celle de l’harmonie préétablie de Leibniz, et s’il mentionne pour finir les travaux de Jacques Bouveresse et de Jules Vuillemin sur le principe de nécessité conditionnelle   , il n’entre évidemment pas dans ses intentions de défendre une thèse philosophique sur l’existence ou l’inexistence du libre arbitre. Sans doute serait-il faux de dire – concède-t-il –, « en dépit de l’inéluctable succession des heures fatidiques », que « tout roule », que notre wagonnet glisse imperturbablement sur des rails parfaitement « droits et parallèles » : « il y a des grincements, ça grippe »   . Mais, inversement, ce serait aller bien vite en besogne que de sous-estimer la part énorme de détermination dans notre existence individuelle.

Avec subtilité, Chevillard va s’employer à instiller le doute dans l'esprit du lecteur en montrant qu’il n’est pas aussi facile que nous le croyons d’« inverser le sens de nos destinées »   . Ce serait se tromper, et se tromper grandement, que de croire par exemple que nous pesons toujours patiemment le pour et le contre, que nous examinons scrupuleusement les différentes options qui s’offrent à nous avant d’agir ou de prendre une décision. Il y a des décisions, et non des moindres, où l’idée d’une option à faire entre plusieurs fins ne se présente tout simplement pas à la conscience, ou du moins pas assez longtemps pour que des alternatives puissent être envisagées. Que l’on songe à des actes très simples ou très habituels, à tous ces actes que nous faisons quotidiennement de manière machinale, sans y penser, en se mettant pour ainsi dire en « pilotage automatique » (se laver, s’habiller, lacer ses chaussures, etc., et, dans le cas du narrateur, se rendre au Comptoir des colonies pour boire un café, effleurer compulsivement quelques tableaux célèbres). Leibniz disait en ce sens que « nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions » – proposition qui se vérifie même dans le cas des activités intellectuelles où toutes sortes de mécanismes et d’habitudes se mettent rapidement en place, où règne l’association des idées, « mécanique mentale aussi inexorable que n’importe quel autre système de roues dentées, de pignons et de vis sans fin »   .

Nos actions apparaissent bien souvent « comme des réponses à des questions qui n’autorisent aucune alternative ni ne soulèvent aucun dilemme », de sorte que « la solution qui paraît émaner de nous obéit en réalité à l’injonction contenue dans l’énoncé même du problème, l’injonction de sa résolution, et qu’il n’y a pas à : barguigner, tergiverser, ergoter, pinailler, atermoyer ou chicaner jamais »   . Un nombre incalculable de situations de la vie quotidienne pourraient être décrites selon un tel schéma : « Si tu loues une rosalie dans le parc de la Colombière, il est évident que tu vas pédaler. Ta fille sort du bain, tu vas vite l’envelopper dans son petit peignoir vert à capuche. On te propose des macarons et tu ne les mangerais pas ? Même pas celui au caramel ? Allons ! (…) Ton autre fille te donne pour la fête des pères un bonhomme porte-clés en plastique fou fabriqué à l’école et, vraiment, tu ne la soulèves pas de terre en disant merci, merci, c’est magnifique ma jolie belle ?! (…) Eh bien, bravo, tu es un homme libre, tu marches à ta guise au milieu de la chaussée en méprisant les trottoirs. N’empêche que je t’ai vu (oui, c’était toi), quand la bise s’est levée, remonter la fermeture Éclair de ton blouson »   .       

L’orientation que nous avons donnée à notre existence, quant à elle, a-t-elle jamais fait l’objet d’un quelconque choix de notre part ? On peut toujours rêver de ce que l’on aurait pu être et que nous ne sommes pas, ou de ce que nous aurions pu faire et que nous n’avons pas fait   , il reste que, fondamentalement, « nous n’irons jamais que là où nous sommes attendus et que rien ne nous fera dévier de cette trajectoire », comme si « avant même le flagelle du spermatozoïde s’[étaient] activées d’autres ailes, d’autres pattes, d’autres palmes, d’autres queues pour impulser la dynamique et définir la trajectoire de notre course terrestre »   . Aussi longtemps que nous vivons, nous demeurons celui que nous sommes, et, sauf le miracle de ces brefs instants d’amnésie complète ou d’oubli momentané de notre identité où l'opportunité nous est offerte « de n’être plus personne, de [nous] soustraire à [notre] destin »   , notre sort est bel et bien scellé et notre voie d’ores et déjà tracée. « Pour un homme sagace », écrit Chevillard, « l’avenir est déjà une promenade dans le passé », de sorte que l’on parlera indifféremment des « prémisses » d’un parcours d’existence comme de ses « prémices »              

Le temps est hors de ses gonds 

Mais la grande force de Monotobio est de tirer de cette compréhension de l'existence toutes les conséquences qui s'imposent sur le plan de l'écriture jusqu’à en en déduire une forme de poésie inédite. Car si une « aveugle nécessité gouverne notre vie », si ce que nous prenons pour notre libre arbitre n’est que « l’une des forces sur lesquelles s’appuie justement le fatum pour nous tenir sous sa coupe », si notre « présence est moins déterminante que déterminée », alors il s’ensuit que rien n’est indifférent dans le cours d’une existence, que « tout se tient » et que « l’enchaînement des scènes et des tableaux » est par lui-même significatif   .

Il en va ici des choses humaines comme dans ces tableaux anamorphiques dont parle Bossuet dans un passage célèbre de son Sermon sur la Providence du vendredi 10 mars 1662 : « Quand je considère en moi-même la disposition des choses humaines, confuse, inégale, irrégulière, je la compare souvent à certains tableaux, que l'on montre assez ordinairement dans les bibliothèques des curieux comme un jeu de la perspective. La première vue ne vous montre que des traits informes et un mélange confus de couleurs, qui semble être ou l'essai de quelque apprenti, ou le jeu de quelque enfant, plutôt que l'ouvrage d'une main savante. Mais aussitôt que celui qui sait le secret vous les fait regarder par un certain endroit, aussitôt, toutes les lignes inégales venant à se ramasser d'une certaine façon dans votre vue, toute la confusion se démêle, et vous voyez paraître un visage avec ses linéaments et ses proportions, où il n'y avait auparavant aucune forme humaine ». S’il nous était loisible de regarder le cours d’une vie par le point de la nécessité, sa confusion apparente pourrait alors se dissiper et sa justesse cachée se découvrir. Mais à défaut de pouvoir comprendre la logique à laquelle obéit l’enchaînement des circonstances qui forme la trame de notre existence, il nous reste toujours la possibilité de danser sur les ficelles que tirent les Parques.   

De là la multiplication, dans l’écriture de Monotobio, de fausses liaisons, de fausses coordinations et de fausses consécutions entre les divers faits mentionnés qui brouillent toutes les frontières temporelles. Le temps est littéralement hors de ses gonds. Les locutions adverbiales et conjonctives, les expressions utilisées pour exprimer la conséquence (de ce fait, si bien que, c’est pourquoi, en conséquence, en résulte, en vertu de quoi, raison pour laquelle, grâce à quoi, après cela, dès lors, de fil en aiguille, etc.), les locutions adverbiales et les adverbes servant à marquer le surgissement dans le temps (tout à coup, soudainement, etc.), les adverbes signifiant qu’un événement s’enchaîne avec un événement antérieur (puis, ensuite, alors, après, etc.), les conjonctions et les adverbes exprimant la simultanéité de deux actions (tandis que, pendant que, cependant, etc.), les adverbes, prépositions et locutions signifiant l‘opposition (pourtant, néanmoins, toutefois, en outre, par ailleurs, malgré, en dépit de, en revanche, en contrepartie, en compensation de quoi, etc.) n’assurent plus du tout leur fonction, comme finit par l’admettre le narrateur lui-même qui ne sait plus s’il doit écrire « en vertu de » ou « en dépit de », « malgré » ou « grâce à… »   .

Il en résulte un pêle-mêle éblouissant de souvenirs qui, telle des perles, semblent avoir été « pioch[és] au hasard dans un grand sac et enfil[és] aléatoirement les un[s] à la suite des autres »   . Montobio doit une bonne partie de sa grande puissance poétique à la mise en œuvre de ce procédé extrêmement original. C’est lui encore qui fait de la lecture de ce livre une expérience inoubliable.