Un essai passionnant - le premier du genre - dédié à la question de l'animalité sur la scène lyrique.

Dans Le désordre Azerty, Éric Chevillard, observant que les romanciers contemporains ont purement et simplement chassé les animaux de leurs livres, déplorait « l’ennui de ces pages où jamais ça ne rugit ni ne hennit ni ne barrit ni ne cacarde – où ça ne fait au contraire que déblatérer »   . Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en va pas de même sur la scène lyrique : des monstres baroques au bouledogue d’Offenbach, des éléphants vénitiens aux oiseaux dégénérés de Braunfels, des perroquets comiques au rossignol de Stravinsky, des grenouilles de Rameau aux renards de Janáček, de la femme serpent de Casella aux chats chanteurs de Henze, de la fourmi de Ronnefeld aux dinosaures de Leininger, l’histoire de l’opéra, depuis plus de quatre siècles, est remplie d’animaux de tous poils, tour à tour allégoriques, simples figurants ou héros de l’intrigue. « Les animaux sont partout présents à l’opéra », écrit Jean-François Lattarico dans le beau livre qu’il vient de consacrer à la question de l’animalité sur la scène lyrique, « et ce dès les origines, car ils ont justement une voix, même si cette voix ne se fait pas toujours entendre, à défaut de posséder une parole articulée »   . Et c’est cette voix que les auteurs d’opéra depuis la création du genre au XVIIe siècle, se sont efforcés de faire entendre en utilisant à cette fin divers procédés qui sont ici minutieusement détaillés.

Veut-on avoir un rapide aperçu de ce riche bestiaire lyrique, curieusement délaissé par la critique musicale ? Songez à la Petite renarde rusée de Janáček, à l’envoûtant vol du bourdon dans l’interlude orchestral du Conte du tsar Saltan de Rimski-Korsazkov, au Cœur de Chien d’Alexander Raskatov, à la chienne Cheeky dans Kein Licht de Philippe Manoury, au duo miaulé de l’Enfant et les sortilèges de Ravel, aux Animaux raisonnables de Gilliet, à l’Oiseau bleu d’Albert Wolff, à la Conférence des Oiseaux de Michaël Levinas. Et la liste n’est évidemment pas exhaustive. Jean-François Lattarico mentionne, et en partie analyse, dans ce livre, plus de deux cents trente œuvres, essentiellement empruntées au répertoire italien et français (avec de nombreuses incursions dans le répertoire anglo-saxon, russe et ibérique), où les animaux sont mis en scène et en musique – ce qui peut paraître bien peu au regard des milliers d’opéras composés depuis le XVIIe siècle, mais qui est loin d’être négligeable en soi, au point de justifier pleinement d’en faire un objet d’études à part entière. L’étonnant est que personne n’ait eu l’idée de mener une telle enquête à ce jour, ce qui est sans doute le propre de toutes les bonnes idées, lesquelles paraissent s’imposer dans leur évidence et leur nécessité sitôt que quelqu’un les a énoncées. Le Chant des bêtes est en ce sens la juste réplique du Silence des bêtes d’Élisabeth de Fontenay (1998) – vaste enquête sur le statut des animaux en philosophie depuis les Anciens jusqu’à Derrida – et sera très certainement promis à la même postérité.

De l’animal dansant à l’animal chantant

Genre hybride aux formes instables où le texte et la musique se combinent dans un relatif équilibre, constamment précaire et constamment menacé, l’opéra est une forme d’expression artistique littéralement déroutante où le spectateur ne sait jamais bien où donner de la tête ni de quel côté tourner l’oreille. Au XVIIe siècle, il fait, à ses débuts, l’objet d’une suspicion très largement partagée : Corneille, Racine, Boileau, La Fontaine (Molière constitue la seule exception d’importance) doutaient que l’opéra soit doué d’une réelle autonomie esthétique, comparable à celle de la comédie ou de la tragédie, au motif que la musique se trouve par nature dans l’incapacité d’exprimer ou de signifier au même titre que le langage parlé.

De là cette situation paradoxale : alors que le chant des bêtes se faisait entendre en musique depuis des siècles, avec primauté des roulades, trilles et gazouillis des oiseaux chanteurs (alouette, canari, passereau, manchot, étourneau, etc.) dans les œuvres de Clément Janequin et d’autres compositeurs du XVe siècle comme Claudin de Sermisy, Antoine de Févin, Josquin des Prez ou Jacob Obrecht, sans oublier les nombreuses autres onomatopées animalières (le coquelinement du coq, l’aboiement du chien, le trompétement de la grue, le caracoulement de la tourterelle, le couinement du porc, le hennissement du cheval, le chevrotement de la chèvre, etc.) dans des œuvres polyphoniques et instrumentales médiévales et renaissantes, l’animal, au théâtre, demeurait obstinément une voix absente et silencieuse, n’apparaissant que dans les titres des ouvrages, dans les coulisses de la scène, dans les divers ballets insérés entre les actes. Curieusement, l’animal pouvait bien danser sur scène et faire toutes les cabrioles qu’il voulait, mais il ne devait pas chanter.

Comme le montre de manière convaincante Jean-François Lattarico, l’opéra, en tant que genre par essence subversif bouleversant toutes les hiérarchies établies, aura inlassablement œuvré à réintroduire les animaux sur scène au point de faire de ces derniers les protagonistes du drame : le chien (Barkouf), le chat (La chatte métamorphosée en femme) ou l’ours (Boule de neige) – tous trois d’Offenbach – « étirent leurs griffes sur les planches et ouvrent la voie à une zoocratie lyrique contemporaine, critique et irrévérencieuse qui finira par régner, aux XXe et XXIe siècles »   , aussi bien sur la cité (Les oiseaux de Baunfels) que sur les âmes (La métamorphose de Levinas).

Les animaux lyriques n’auront cessé de défier l’homme sur scène : telle est l’histoire passionnante que documente Jean-François Lattarico, depuis les toutes premières œuvres où l’animal n’apparaît pas encore comme un personnage à part entière, même s’il est évoqué sur scène, et où il a alors une fonction essentiellement allégorique et où son expression musicale n’est encore qu’instrumentale (Première partie), aux œuvres qui cèdent la place à une représentation in praesentia des animaux, où ces derniers jouent un rôle diégétique de plus en plus important et où la parole maîtresse des hommes perd de sa superbe et de sa puissance au profit d’un accroissement exponentiel de la masse orchestrale (Deuxième Partie), jusqu’aux œuvres de la modernité qui substituent au logos clairement audible la prédominance de la matière sonore et du cri (Troisième Partie).     

Le cri pur

La dernière étape d’un tel récit est celle qui présente, nous semble-t-il, le plus d’intérêt philosophique car elle soulève toutes sortes d’interrogations sur l’essence du langage, ainsi que Jean-Jacques Rousseau l’avait fort bien compris, lui qui dans son Essai sur l’origine des langues (première publication posthume en 1781) s’était efforcé de donner une justification philosophique de l’opéra. Rousseau y soutenait deux thèses, énonçant deux fois la même chose : d’une part, que le langage ne peut pas avoir pour origine l’articulation, et, d’autre part, qu’il n’y a pas de musique avant le langage. L’articulation ne peut être qu’une seconde étape du langage car, s’il est bien vrai que tout langage est par définition articulé, il importe de bien voir qu’avant le langage articulé il y a nécessairement eu la voix et la voix mélodique, c’est-à-dire la voix qui comporte des accents, celle qui chante. Les premiers hommes n’ont pas parlé : ils ont chanté. Autour des fontaines où se réunissaient les jeunes hommes et les jeunes femmes, les premiers discours furent les premières chansons. Les inflexions mélodieuses firent naître la poésie et la musique avec la langue. La musique est donc née de la voix et non pas du son (des instruments). La musique s’est éveillée dans le chant, elle fut d’abord proférée : littéralement vociférée.

Thèse remarquable reprise et confirmée de manière étonnante par Charles Darwin lui-même dans un passage capital de La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe   , et encore défendue par un linguiste aussi distingué qu’Otto Jespersen   , et à laquelle enfin Steven Brown a donné le nom de « musilangage », en désignant par là, tout ensemble, une double conjecture sur l’origine du langage et sur l’origine de la musique, censée rendre compte de l’évolution de certaines caractéristiques ancestrales qui ont débouché sur l’acquisition du langage et de certaines capacités musicales.  

La force manifeste de ce genre d’idées tient à ce qu’elle attire l’attention indissociablement sur l’épaisseur phonétique de toute langue et sur sa dimension proprement pathétique. Ce qui dans une langue est irréductible au signe – à savoir le son – est aussi bien ce qui en elle s’adresse prioritairement aux sens. Dans les pages brillantes de la conclusion de son livre, Jean-François Lattarico note que « derrière l’intrigue comique, chez Offenbach, ou tragique, chez Levinas ou Colasanti, il y a l’idée profonde que le langage verbal n’est pas le seul vecteur efficace de communication, et qu’il peut même, suprême paradoxe, être un obstacle à cette communication »   . L’opéra est précisément le lieu où la musique, redevenue langage, vise à agir sur les sens et où la voix de l’animal est celle qui se révèle la plus puissante pour nous ramener à notre nature profonde d’être sensible. Au terme de son enquête captivante, l’auteur confirme ainsi les intuitions de Michel Poizat, lequel notait, dans son essai sur la jouissance lyrique   , qu’il faudrait « envisager l’histoire de l’opéra comme un long cheminement qui partirait de la parole chantée au plus près de la prosodie de la langue et qui aboutirait, via le chant, de plus en plus détaché de la parole et de plus en plus tendu vers l’aigu – au cri pur ».