Après les Œuvres autobiographiques en 1970-1971, La Pléiade propose une « première salve » de 15 romans de George Sand : « Le génie n’a pas de sexe ».

Depuis le second centenaire de sa naissance en 2004, George Sand jouit d’un intérêt nouveau, alors que la postérité l’a longtemps traitée avec condescendance. On admire aujourd’hui son œuvre, mais aussi « sa personnalité rayonnante sur la scène littéraire, politique et sociale de son temps », comme le rappelle José-Luis Diaz dans l’introduction très riche et passionnante de ces deux volumes, et comme en témoignent les chronologies précises et précieuses données au début de chacun d’eux, dans lesquelles figurent les très nombreuses publications (plus de 70 romans, mais aussi du théâtre, etc !) de George Sand, dont aucune pourtant n’a jamais encore figuré au programme de l’agrégation, où l’on voit régulièrement revenir ses pairs masculins (Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola). Jules Janin pourtant lui attribuait la première place : « M. de Balzac n’est pas le roi des romanciers modernes ; le roi des romanciers modernes, c’est une femme, un de ces grands esprits pleins d’inquiétudes qui cherchent leur voie. » Elle est « le plus grand écrivain de ce temps-ci » (1836) : « par son esprit et son imagination, elle a laissé bien loin tous les romanciers de notre époque. » Pour son retour en grâce, il aura fallu un détour par ses écrits intimes (correspondance et autobiographie), associés au féminin selon des préjugés que l’on commence à peine à remettre en cause. Il s’agit désormais de « redonner toute sa place à la romancière » et à son œuvre immense qui s’étale sur près d’un demi-siècle.

 

« Un grand fleuve d’Amérique. Énormité et Douceur »

C’est par cette comparaison que Flaubert exprime son admiration pour Sand après avoir relu Consuelo, dans une lettre qu’il lui adresse le 27 décembre 1866. Béatrice Didier en a fait le titre du livre qu’elle a consacré à « George Sand écrivain » (PUF, 1998). Selon elle « George Sand a élaboré non seulement une esthétique, mais une éthique et même une métaphysique de l'abondance ». Rien de tel pour s’en convaincre que de lire ces deux gros volumes qui n’ont pas de prétention à l’exhaustivité, contrairement à l’édition des Œuvres complètes dirigée par Béatrice Didier chez Honoré Champion, qui n’est pas spécifiquement consacrée aux romans et qui en propose la dernière version : certains comme Indiana, Lélia ou Mauprat ont été revus et parfois modifiés par Sand. José-Luis Diaz, pour sa part, fait le choix de reproduire le texte des éditions originales plutôt que celui des dernières éditions revues par l’auteur, « ce qui permet de suivre au plus près l’évolution générale de l’écriture au fil des livres ». Les passages récrits sont présentés en notes ou dans des Appendices. L’écriture romanesque semble couler facilement pour George Sand, contrairement à la torture qu’elle représente pour Flaubert : « Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. » C’est pour elle presque une routine : « Je fais mon petit roman de tous les ans, quand j’ai une ou deux heures par jour pour m’y remettre » (17 janvier 1869). Ce travail est autant un remède au spleen qu’un moyen de comprendre le monde, comme elle l’explique dans une lettre du 12 juillet 1862 : « la réalité est une chose vague et insaisissable pour moi ! Je vois plus clair dans mes romans. »

 

La Femme, le Peuple, l’Artiste : les trois principales lignes de force du roman sandien

L’anthologie propose d’entrer dans cette œuvre par Indiana, premier roman publié par George Sand sous son seul nom en 1832, qui lui valut un immense succès. Il s’agit d’un roman sentimental où l’héroïne est une femme mal mariée, ce qui renvoie à la vie de l’auteur. L’impact de l’histoire contemporaine y est fondamental, ce qui fait de Sand une « romancière novatrice », mais aussi une « militante romanesque au service de la cause des femmes. Prompte à dénoncer l’oppression sociale qui pèse sur elles, elle apparaît aussi capable de montrer à quel point les femmes se font les complices de la domination masculine : en particulier à travers la rivalité amoureuse qui se noue entre Indiana et Noun (sa servante mais aussi sa sœur de lait). »

Brigitte Diaz, dans son excellente notice, explique très bien les limites du « virage utopiste » que prend le roman à la fin : « l’échappée à l’île Bourbon prolonge en réalité, notamment dans les accents mélancoliques de la confession de Sir Ralph, le procès de la civilisation entamée dans la première partie du roman. Les deux espaces, si étrangers soient-ils l’un à l’autre sont les deux faces d’un même problème : l’iniquité sociale, les passions comprimées "sous le joug [des] lois et [des] préjugés", et l’inégalité absolue entre les existences féminines et masculines. »

Lélia (1833) est d’une lecture plus difficile ; « roman-poème », selon l’expression de Sainte-Beuve, c’est une œuvre lyrique et philosophique qui fit scandale par la révolte métaphysique de son héroïne et par sa façon très libre, pour l’époque, d’aborder la sexualité féminine. On y trouve même une scène d’inceste entre Lélia et sa sœur Pulchérie, la courtisane.

Mauprat (1837) est un roman historique, où se manifeste l’idéal républicain, et qui interroge la notion rousseauiste de perfectibilité et d’éducabilité. Il se déroule dans le Berry des années 1770 et on y trouve des échos de la guerre de l’Indépendance américaine et de la philosophie à la mode dans les salons de Paris.

Pauline (1841) est un roman moins connu sur la condition de la femme artiste (la comédienne Laurence) opposée à une provinciale aigrie (Pauline).

Isidora (1846) traite le type de la courtisane, déjà présent chez Balzac et Sue notamment. Nonobstant le caractère scandaleux du personnage, Sand lui prête des éléments de sa propre intériorité, en particulier l’émotion maternelle qu’elle éprouve en adoptant Augustine Brault, sa jeune cousine, au moment où elle écrit ce roman. Le premier volume se clôt sur les romans champêtres que Proust enfant a tant aimés : La Mare au Diable (1846), François le Champi (1850) et La Petite Fadette (1849), réunis dans l’avant-propos du dernier sous le titre de Veillées du chanvreur. Sand voit « la cause de la femme et celle du peuple offrir une similitude frappante qui semble les rendre solidaires l’une et l’autre. Même dépendance, même ignorance, même impuissance les rapproche » (article du 6 décembre 1844, repris dans La Mare au Diable).

 

« Je fais des romans parce que c’est une manière de vivre hors de moi » (13 août 1843)

Le second volume fait la part belle aux artistes de la scène avec le diptyque Lucrezia Floriani (1847) et Le Château des Désertes (1851). La veine artistique irrigue aussi Les Maîtres sonneurs (1853), où la romancière renoue avec la thématique champêtre, pour traiter, en ethnomusicologue amateur, les rivalités des « cornemuseux » du Bourbonnais et du Berry d’avant la Révolution.

Elle et lui (1859), un de ses romans les plus célèbres, est une transposition de sa relation avec Musset et signe l’échec de l’amour romantique.

La Ville noire (1861) sort de l’oubli grâce à cette édition : il s’agit d’un roman réaliste et utopiste qui met en scène la fondation d’une association par des ouvriers couteliers dans une petite cité industrielle d’Auvergne, et s’inscrit dans la suite de la phase humanitaire et socialiste.

Avec Laura. Voyage dans le cristal (1865), Sand invente ce qui s’appellera plus tard la « science-fiction » que Jules Verne mettra bientôt à la mode avec tous ses romans bien connus de fiction scientifique.

Nanon (1872) revient comme Mauprat sur l’histoire de la Révolution, en donnant la parole à une paysanne de la Creuse, orpheline et analphabète. Grâce à cette autobiographie fictive de son héroïne, et sans renoncer au romanesque, George Sand reste fidèle à son idéal républicain et révolutionnaire.

 

Il faut saluer l’excellent travail des éditeurs de ces deux volumes qui s’appuient sur les recherches les plus récentes dans les notices et les notes, font de nombreuses références à la correspondance et à Histoire de ma vie, mais aussi à l’accueil critique reçu par ces romans, et proposent des indications bibliographiques très riches pour chacun d’eux. Jamais l’érudition ne l’emporte sur le plaisir de la lecture, de la relecture ou de la découverte, qu’elle sert bien au contraire, ce qui était sans doute le plus bel hommage à rendre à la romancière qui aimait se glisser « dans la peau de [s]es bonshommes ».