Le dernier essai de Darran Anderson s’attache à sortir de l’oubli des projets architecturaux qui, trop fantaisistes, sont longtemps demeurés dans le Purgatoire de l'Histoire.

Une archéologie rêvée de l’urbain

« Dans la vie réelle, les villes peuvent avoir une origine sordide ou mercantile mais aussi follement rocambolesque »   . C’est autour de ce postulat que se construit le raisonnement de Darran Anderson : réinvestir des fantasmes, des envies changeantes et des projets fous dans un espace urbain qui semble aujourd’hui se résumer à des tours rectilignes et à une organisation apparemment implacable. Histoires d’amour et de hasard, illuminations mystiques, projets impossibles apparaissent ici comme les véritables sources de la création architecturale. L’essai fourmille donc de récits de fondations romanesques dont il tente de restituer l’importance et la poésie : on pensera par exemple au malheureux Edward Walkin, qui s’évertua toute sa vie à construire une Tour Eiffel anglaise et mourut alors que les fondations de son projet rêvé étaient en train de s’écrouler dans une rue de Londres ; ou à Jean-Baptiste Bernard de la Harpe, contraint de manger ses propres chevaux avant de parvenir à fonder sa ville au beau milieu du désert en Arkansas...

Autant d’épisodes où la fiction semble s’inviter dans le processus rationnel de la construction. Autant d’épisodes, aussi, dont l’Histoire et les livres d’urbanisme ne gardent aucune trace et que l’auteur se charge ici de restituer, dans un geste archéologique empreint d’une profonde nostalgie. Ces villes ont disparu, certaines même n’ont jamais pu advenir, mais il ne saurait être question de les vouer à l’oubli pour autant. En ceci, Darran Anderson prend l’exact contrepied des anthologies qui louent les mérites de monuments éternels et indestructibles, et s’attache au contraire à rendre justice à l’inventivité caractéristique des projets irréalisables ou condamnés à la ruine. Il semble appliquer à l’architecture le projet que Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou avaient déjà mené dans le champ historique : écrire une histoire des possibles et des futurs non advenus   .

 

Angoisses contemporaines

Cette plongée au coeur de ce qui n’existe plus ou pas encore dénonce en creux ce qui ronge les villes d’aujourd’hui. Miroir des doutes et des angoisses du siècle, la structure même de l’espace urbain est ici désignée comme révélatrice des grandes pathologies qui affectent nos sociétés : individualisme des gated communities, culte de la vitesse et de l'efficacité des villes « linéaires » où l’on ne se déplace plus qu’en voiture, disparités sociales grandissantes lisibles à même le corps boursouflé des banlieues… Citant Michaux, l’auteur rappelle la longue lignée des descriptions urbaines proprement cauchemardesques, où transparaissent surtout la solitude et le désespoir des citadins : « Villes, architectures, que je vous hais ! Grandes surfaces de coffres forts, coffres forts cimentés dans la terre, coffres forts à compartiments, avec les coffres forts pour manger, les coffres forts pour coucher, coffres forts pour les filles, coffres forts aux aguets et prêts à faire feu, et tristes, tristes… »   .

Le geste nostalgique de restitution se double alors d’un geste proprement politique de contestation du « déjà là ». Allant contre le fatalisme corrélatif de l’autorité avec laquelle le donné contemporain s’impose à nous, le texte de Darran Anderson tâche de rappeler qu’il y a d’autres voies possibles : villes-œuvres d’art, villes communautaires, cités d’or et de lumière… La dernière partie de l’ouvrage, conjuguée au futur, se teinte alors d’une dimension délibérément prospective et militante : « Le cynisme généralisé vis-à-vis de la politique s’est changé en paralysie. L’utopie, si elle est hors d’atteinte par définition, menace toutefois le statu quo car elle vise à réformer ou à remplacer. Malgré son optimisme candide, elle sert à exprimer un mécontentement »   . Darran Anderson ne se contente donc pas de faire un état des lieux architectural ou sociologique : il s’agit en réalité de faire de cette anthologie une arme pour repenser la ville autrement.

 

Un nouveau genre littéraire ?

La forme de ce texte est déroutante à plus d’un titre. Les chapitres suivent la structure heurtée, rhizomatique et analogique du rêve : ils se plaisent aux détours inattendus et aux parallèles surprenants. L’auteur multiplie ainsi les passerelles entre les champs et les références. Cinéma, musique, science-fiction et sciences humaines se mêlent un peu plus à chaque page jusqu’à aboutir à des rapprochements singuliers : « On peut voir King Kong comme le premier d’une lignée d’entrepreneurs grandioses et tragiques, tels Cody Jarett dans L’Enfer est à lui ou Tony Montana dans Scarface »   .

La structure de cet essai épouse ainsi les caractéristiques de son objet, et puise dans l’imaginaire de quoi renouveler la pratique universitaire et savante de l’anthologie. Et c’est ainsi que Darran Anderson rend justice à ce « secret » des villes qui accueille le lecteur aux deux seuils, initial et final, de l’ouvrage : il le dévoile juste assez pour rendre les villes intelligibles, pas assez néanmoins pour leur ôter ce mystère qui fait d’elles une source inépuisable de récits et de recherches.