Nicolas Offenstadt présente ici, à l'occasion des 30 ans de la chute du mur de Berlin, les grandes lignes de ses recherches actuelles sur l'Urbex en ex-RDA.

Maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Nicolas Offenstadt a publié en 2018 Le pays disparu, sur les traces de la RDA, aux éditions Stock, qui vient de paraître en poche chez Gallimard. Il a également écrit Urbex RDA : l'Allemagne de l'Est racontée par ses lieux abandonnés chez Albin-Michel. Dans le cadre du dossier d'Historiens et Géographes réalisé à l'occasion des 30 ans de la chute du Mur de Berlin, nous l'avons rencontré pour évoquer avec lui ce qu'il reste aujourd'hui de la RDA dans l'Allemagne d'Angela Merkel et surtout comment la mémoire de ce « pays disparu » est mise en valeur.

La version originale de cet article a été publiée dans la revue Historiens et Géographes n°448, novembre 2019, p. 140-144. Nonfiction.fr la publie dans le cadre de son partenariat avec l'APHG pour diffuser au plus grand nombre les avancées récentes de la recherche historique.

 

Nicolas Charles pour Historiens et Géographes : Nicolas Offenstadt, vous êtes avez travaillé sur le Moyen-Age et vous êtes aussi un des spécialistes reconnus de la Première Guerre mondiale. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a fait vous intéresser à la RDA ?

Nicolas Offenstadt : Il y a de multiples raisons, l’histoire de la RDA, la manière dont elle avait valorisé et construit un grand récit des luttes sociales et de la lutte contre la guerre m’ont intéressé depuis longtemps. D’ailleurs nous avons monté un programme de recherche sur les mémoires de 14-18 en RDA. Plus récemment, c’est le contraste entre les nombreux paysages d’abandons, les « non lieux » qui parcourent les territoires de l’ex-RDA et la puissance économique et culturelle de l’Allemagne dans son ensemble qui m’a interrogé.

Qu'est ce que l'Urbex ?

L’exploration urbaine désigne une errance, une visite sur des sites abandonnés ou délaissés, marginalisés, de manière illégale ou du moins non autorisée, sans but lucratif. Sous ce large manteau s’abritent en vérité des intentions et des méthodes fort variées. Toute définition trop stricte risquerait d’être peu opératoire. Les praticiens de l’urbex ont aussi des intérêts multiples, depuis la photographie de ruines jusqu’à la défense du patrimoine en passant par le goût de l’aventure.

En quoi l'Urbex est-elle une ressource nouvelle et innovante pour les historiens ?

Elle donne une autre appréhension de l’espace, en ce sens, elle sert le géographe aussi et par les découvertes que l’on y fait, notamment des archives oubliées, elle offre une matière documentaire et aussi à des analyses sur les lieux abandonnés, leur insertion dans le temps. D’ailleurs les sciences humaines en général commencent à s’en servir, comme l’anthropologue et politiste Judith Audin pour étudier la Chine contemporaine, et les archéologues aussi entament des fouilles « de surface » de lieux abandonnés. À vrai dire l’Urbex interroge au moins par trois voies : d’abord comme pratique qui parle de notre monde contemporain intrigué par la ruine et l’abandon, ensuite comme espace géographique à décrypter, enfin pour toutes les traces abandonnées, qui sont un matériau historique.

Quels sont ces lieux que vous avez explorés ? Quand et pourquoi ont-ils été abandonnés ?

Du point de vue de la recherche, j’ai travaillé avec systématisme sur l’Allemagne de l’Est, les territoires de l’ex-RDA. Aujourd’hui j’ai « urbexé » plus de 250 ensembles, de différents ordres, immeubles, entreprises, ateliers, maisons de la culture... Ces abandons sont avant tout liés au traitement politique et économique de la RDA dans les années 1990. Le passage à l’économie de marché, à travers notamment les liquidations, a conduit à la fermeture et à l’abandon de nombreuses entreprises, de nombreux sites. L’émigration de l’Est vers l’Ouest a aussi conduit à rendre inutile de nombreux ensemble de logements.

Comment pouvez vous définir votre démarche de recherche sur la RDA ? Avez vous exploré des lieux au hasard ou, au contraire, avez-vous défini un plan précis permettant d'étudier des lieux complémentaires ?

Je travaille comme un historien. C’est-à-dire que j’opère toute une préparation documentaire avant de me rendre sur un site. J’essaye d’en comprendre son histoire, du moins les grandes lignes, de voir dans quel environnement et espace il s’insère. Et puis il y a toute une préparation concrète. Il faut repérer dans un territoire donné les lieux abandonnés, essayer de s’informer sur l’évolution récente du bâti, hiérarchiser les sites selon les intérêts et le questionnaire. J’utilise autant les documents d’époque de la RDA que les outils contemporains de repérage comme Google Earth. Ce qui est par ailleurs passionnant dans l’Urbex, c'est que la visite sur place s’enrichit en se déroulant car l’on trouve parfois des documents qui permettent de restituer l’occupation ou l’histoire des lieux.

Quels sont les types de documents ou de sources que vous avez le plus trouvés dans ces lieux abandonnés ?

On trouve vraiment de tout. Il y a dans les entreprises de très nombreux documents de gestion, et notamment tout ce qui touche à la planification dans un économie socialiste, aux échanges commerciaux, à l’échelle locale ou internationale. D’autres témoignent de la présence du Politique dans l’entreprise, à travers les cellules du Parti (SED) ou des organisations de jeunesse. Il arrive même que l’on retrouve les dossiers personnels des employés d'un site.

Quel a été le lieu qui vous a le plus marqué ? Pourquoi ?

Comme historien, ce sont toujours les salles d’archives remplies de documents à l’abandon qui me marquent le plus. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises : dans une fonderie à Chemnitz, dans une usine de meubles à Wittstock ou encore dans une fabrique de boissons à Francfort sur l’Oder. Les masses de documents dans la boue, détrempés, parfois gerbant des étagères sont très saisissantes.

Comment, à travers les lieux que vous avez explorés ou les documents que vous avez retrouvés, avez-vous donné du « corps » à l'histoire de la RDA ?

J’essaye toujours d’éclairer les lieux et les découvertes par une double mise en contexte, en particulier dans le livre Urbex RDA. Il faut comprendre ce qu’ont signifié les lieux et ce que l’on peut y trouver : c’est le travail classique de contextualisation historique. Mais il faut aussi éclairer, dans la mesure du possible, les mécanismes de la fermeture, de l’abandon et de la déréliction. Pour cela, il m’arrive à recourir à des documents ou des archives plus classiques.

Aujourd'hui, Berlin est une ville en plein renouveau où les traces de l'est sont encore visibles mais tendent à disparaître. Quels sont les monuments emblématiques de la RDA que l'on retrouve dans cette ville ?

À vrai dire il reste encore beaucoup de choses, de tout ordre, au-delà de la célèbre tour de la Télévision. Quelques usines ou maisons abandonnées, certes, j’en ai « urbexé » pas mal. D’autres ont été reprises, incluses dans le nouveau Berlin, mais évoquent encore par leur architecture le passé industriel. Tout un ensemble de quartiers issus des projets urbains de la RDA, comme la Karl-Marx Allee ou Marzahn, témoignant de deux époques différentes, les années 50 et puis 70-80, racontent aussi un bout de RDA. Qui cherche les traces politiques, trouve encore bon nombre de statues et de plaques. Mais vous avez raison, beaucoup de choses s’effacent, non pas seulement de manière intentionnelle, mais aussi par les rénovations et les travaux.

La RDA avait un idéal artistique, basé sur le réalisme socialiste : y a-t-il des œuvres qui vous viennent à l'esprit pour illustrer cet art pratiqué en RDA ?

La dimension importante était aussi que cet art soit public, lié à la construction, « pour le peuple ». Quand on se promène dans les villes « socialistes », érigées par le régime, comme Eisenhüttenstadt ou Halle-Neustadt, on voit en de nombreux endroits des sculptures, de l’art lié à la construction, des fresques sur le mur qui en témoignent. Le thème du travail est souvent central, celui de la construction du socialisme aussi. Cet art valorise encore les héros du socialisme, comme l’illustre encore le grand Thälmann (chef du parti communiste assassiné par les Nazis en 1944) de Berlin.

Vous connaissez bien l'Allemagne pour avoir enseigné à Francfort-sur-l'Oder, dans l'ex-RDA. Pouvez-vous nous dire si la fracture très vive entre Est et Ouest dans les années 1990 est encore visible aujourd'hui ?

Il y a, c’est indéniable, encore de nombreuses différences. L’économie est plus florissante à l’Ouest, les salaires y sont plus élevés, il y a moins de chômage. Dans l’ensemble les élites dirigeantes du pays proviennent encore de l’Ouest. Les mémoires des années 1990, et notamment celles de la « thérapie de choc » du libéralisme sont vivaces, et parfois douloureuses à l’Est. Enfin le grand récit national allemand est souvent vu comme dévalorisant pour les biographies des Allemands de l’Est, ce qui produit aussi du ressentiment. Donc le clivage, perçu avec des différences selon les acteurs et les lieux, n’en est pas moins réel, comme on l’entend souvent à travers l’expression « Le mur est encore dans les têtes ».

Votre démarche d'étude sur les lieux abandonnés est avant tout marquée par l'histoire sociale de la RDA. Pouvez-vous nous dire comment vous avez réussi à reconstituer des parcours de vie de personnes qui ont vécu en RDA lors de vos explorations ?

D’abord certains documents que j’ai ramassés à l’abandon étaient en eux-mêmes très riches et informatifs, comme des dossiers du personnel dans les entreprises. Il m’est arrivé de les compléter par des entretiens, formels ou informels. Et plus classiquement, je confrontais les histoires que je voulais reconstituer à ce que la bibliographie avait déjà établi, sur le travail des femmes ou l’alcoolisme par exemple, et donc face à des archives touchant à ces sujets je les éclairais de ce que l’historiographie proposait.

La RDA avait ses propres héros mis en avant par la propagande et aujourd'hui oubliés. Pouvez-vous nous en présenter quelques uns et nous expliquer pourquoi ils ont, en leur temps, marqué l'histoire de l'Allemagne de l'Est ?

Sans rentrer dans trop de détails, il y avait, avant tout les héros du parti communiste, notamment ceux qui ont été persécutés par les nazis, ou les combattants de la Guerre d’Espagne. Il y avait aussi, avec Marx et Engels, tous les grands dirigeants du mouvement communiste international, en particulier soviétique, Lénine au premier chef, mais aussi Dimitrov, un grand dirigeant bulgare de l’Internationale, en plus jugé pour l’incendie du Reichstag en 1933. Les « précurseurs » du mouvement communiste, comme Karl Liebknecht ou Rosa Luxemburg, assassiné en 1919, furent aussi très valorisés.

La RDA, c'était des objets symboliques comme la Trabant, ou les Ampelmann (les personnages symboliques des passages piétons). Quels sont pour vous ceux qui caractérisaient le mieux la façon dont on vivait de l'autre côté du mur ?

Ce qui me semble intéressant c’est qu’aujourd’hui, ces objets, quels qu’ils soient, jouent une grande place dans la mémoire de la RDA. Pour les Allemands de l’Est, c’est un moyen d’avoir un souvenir plus personnel, moins directement politique de l’époque. Dans les années 2000, partout sur tout le territoire se sont créés de petits musées de la RDA, fondés par des particuliers, avant tout comme une forme de mémoire locale. Ils accumulent les souvenirs et les objets, professionnels, politiques comme personnels.

Y a t-il toujours une certaine « ostalgie » qui règne dans la partie orientale de l'Allemagne aujourd'hui ?

Je n’utilise pas ce terme, que je trouve à la fois trop globalisant et simplificateur. Les difficultés économiques et sociales de bon nombre d’Allemands de l’Est dans la tourmente des années 1990 ont conduit à évaluer le passé différemment que dans l’euphorie de l’unification. Regretter des aspects protecteurs du régime comme le droit au travail, la santé ou la culture à faible coûts, différentes formes de solidarité ne signifie pas forcément vouloir revenir à ce temps là, ni non plus ne pas apprécier la liberté de l’après 1990. Les gens bricolent leurs souvenirs avec des nuances et des gradations très variables. Certains par exemple se définissent comme très heureux de leur vie après 1990 mais reconnaissent aussi devoir leur formation à la RDA et n’entendent, du coup, pas faire de cette histoire seulement un repoussoir.