Hélène Lanscotte dresse les portraits des nouveaux affamés. Un peu à la façon de La Bruyère, mais revisité.

C'est d'emblée qu'on entre dans le monde d'Hélène Lanscotte. Dans Fringales, elle nous invite au banquet des mets et des mots, au rythme de l'impatience ou de l'attente, du débordement de nos envies ou à l'inverse leur contention, dans un monde régulé par le désir. La cuisine, le repas, l'art de manger, sont bien plus qu'un savoir-faire réglé sur une recette ou un art d'improvisation. « Une recette est un prétexte », dit le cuisinier du salé. « Il s'agit de la défigurer pour mieux lui ressembler »   . À côté de lui, l'humble exécutante semble manquer d'imagination. Du moins selon lui. « Elle aime respecter les injonctions, goûte les exigences d'exactitude »   . Elle a le goût du détail. À table, l'un et l'autre apprécient pourtant le plat de chacun. C'est cet accord final sur le plaisir des papilles qui les réunit. C'est le résultat qui importe, plus que la façon dont on s'y prend. L'art culinaire dispense du plaisir, pas seulement des contraintes formelles éloignées de cette intention initiale.

À ce banquet de la démesure, tout prend un air de fringales, cette faim qui nous saisit et que rien ne peut satisfaire. On y croise des affamés, telle cette femme - ogresse qui, convaincue de sa place de prédatrice dans la chaîne alimentaire, se plante ostensiblement devant le buffet, nullement inquiétée par les gourmands timides. Elle se goinfre littéralement. La nourriture est à la limite du dégoulinement. À l'inverse, certains se nourrissent d'air, comme d'autres brassent du vent, histoire de s'envoler léger pour ne plus être un poids. Autre femme, autre portrait : celle qui mange sans faim, inquiète de la connaître un jour et s'en prémunit. « L'homme omnivore veut du monde ses parts les plus comestibles ». C'est le superlatif qui plaît. Pas le contenu. L'acte de manger dépasse ici largement la satisfaction d'un besoin. Ce sont nos désirs qui se manifestent. Nos désirs de puissance par exemple. Comme Axelle qui sale ses mets dans son assiette avant de les avaler, histoire de dénier le goût du chef. Ou encore chez l'enfant qui mange avec ses mains, découvrant chez son père la survivance de cette tentation dans la grappe de raisins qu'il tend au-dessus de sa bouche avec un plaisir jouissif. Interdits et bonnes manières rejetés par Claire, « la cinquantaine passée », qui « dans un restaurant trois étoiles, ambiance chic et un rien compassée d'un pays lointain » testa du toucher « le rebondi d'un jaune d'oeuf miroitant dans son assiette »   . Plaisir du retour à l'enfance. Peut-être à ce bruit de l'oeuf dur sur le comptoir de Prévert qui devient « dans un bistrot de la rue Montorgueil », « les bruits mécaniques de moteur des camions de livraison »   .

Ces portraits font écho aux Caractères de La Bruyère, ce portraitiste qui surprend son modèle le temps d'un instant. Les mots ici se font excessifs non au service d'effets littéraires, mais parce que « dans ce comportement de goinfre vagabond » qui soupçonnerait « un absent au présent de son assiette, un mangeur d'ancêtres, de parents, de sœurs, de cousins, de tantes, et peut-être de lui-même ? »   . Au Chapitre XI, « De l’Homme » des Caractères de la Bruyère, on lit la présentation du goinfre « Gnathon ». Hélène Lanscotte en fait la reprise à divers moments de son livre, sans aucune intention morale.

« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier. »

Ces verbes et substantifs de la nourriture parlent un monde, celui de l'homme pressé ou patient. Ce « G » du glouton, certains s'en sont faits un corps. N'y voit-on pas défiler dans un gigantesque tableau toute une gamme de la gâche à la Goulue en passant par Grandgousier, rejoignant la lettre gargantuesque ? Ou une nouvelle version biblique. Eve ne croqua-t-elle pas la pomme sans avoir le temps d'inventer la compote ? Elle eût peut-être été fort avisée de discuter de la connaissance pendant la cuisson avec Adam. Le passage du cru au cuit n'est pas un passage à la civilisation, ironise Hélène Lanscotte. Plutôt un moment de précipitation, de fringale, de paresse.

Soif de connaissances, de plaisirs ou encore de souvenirs. Certains mangent la bouche pleine. Ils mélangent les mots et les mets face à leur envers, le taiseux qui ne sait que s'ennuyer. Les bonnes manières sont les fossoyeuses de la vie. La gloutonnerie dit l'excès. Comme l'art qui sort de la mesure pour y retourner. Si l'art est excès, débordement, tout excès n'est pas nécessairement artistique, souligne Hélène Lanscotte.

L'homme a du mal à prendre sa décision face à la multiplicité des menus et il finit par engloutir son non choix ou l'inverse. Histoire de fuir l'angoisse de cette infinie volonté. Cette infinité éprouve l'homme, aurait pu dire Descartes. Choisir pour faire œuvre de liberté, même la plus indifférente. Oui, mais l'homme n'est pas porté à la philosophie et encore moins à la sagesse. Plutôt à la poésie ? Pas sûr. Il ne suffit pas d'avaler, engloutir ou encore mâcher comme cet esthète.

Il y a aussi les mots qui ne passent pas, ces mets de la constipation qui lui donnent mal au ventre. Poète, la bouche a deux fonctions qui ne se confondent pas : manger ou parler. Le corps dit cependant la lettre : le « G », par sa calligraphie nous renvoie à la bedaine. « Nul doute, se dit-il, qu'un « o », un « ou » ou un « a » suivant cette consonne [le G] ouvre l'appétit puisque la bouche s'arrondit davantage en rotondité »   .

Le parti-pris des circonstances fait du repas l'occasion de rire ou de pleurer. Célébrer des fiançailles, porter un deuil, cela donne du sens au choix du repas. On sait pourquoi on mange. À chaque circonstance correspond un met. On stance les correspondances d'une poésie qui cherche à couper en quatre une cerise   . Correspondance de Mallarmé. La cuisine méthodique au contraire ne laisse pas place au doute, encore moins au hasard. Tout y est ordonné selon l'ordre more geometrico. Circonscrire un texte comme « une purée, qu'elle soit de carottes ou de pommes de terre, sera circonscrite, pour ne pas dire conscrite. C'est-à-dire enrôlée comme sentinelle, car la purée s'épanche. Poésie qui ne cesse d'enrôler des recrues obéissantes. Comme ces sardines « bien serrées, copines au chaud, avant d'être croquées »   .

 

La littérature, le cinéma défilent. Le festin de Babette, le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant   , Pagnol, Chabrol. Art du détournement, de la métamorphose, de la transfiguration où l'ironie est plat de résistance au tragique de la condition humaine.