Un grand professeur étudie ce qui a fait et continue de faire la « philosophie allemande ».

De même que Jacques Bouveresse voulait distinguer la philosophie autrichienne de la philosophie allemande pour en montrer la spécificité (à savoir son insistance sur l’empirisme et la logique), Jean-François Kervégan, immense spécialiste de Hegel et de la philosophie d’auteurs allemands, développe plusieurs perspectives d’analyse au sujet de la philosophie allemande.

 

Des caractéristiques de la philosophie allemande

Il tente d’abord d’envisager ce que pourrait être sinon bien sûr l’essence d’une philosophie allemande, du moins ce qui pourrait caractériser une telle tradition philosophique. Il estime que la philosophie allemande, depuis Kant, se caractérise par le fait d’avoir pour cœur la raison, comprise comme pouvoir d’autonomie, qui possède une force et une forme de normativité dans l’idéalisme allemand (Fichte et Hegel, notamment) et dans l’école de Francfort, qui apparaît alors comme son relai (particulièrement dans la philosophie d’Habermas).

Il récuse ensuite l’affirmation d’un lien causal, direct ou non, de la philosophie allemande à l’avènement du nazisme. Pour lui, on ne peut pas penser que le nazisme dérive en droite ligne de ce qui ferait la spécificité de la philosophie allemande (le Volk), pour la bonne raison que les idéalistes allemands ne manquent pas d’encenser la Révolution française et sa portée universelle. Il serait trop simple d’opposer la philosophie française universaliste héritée des Lumières à la philosophie allemande qui exalterait la particularité. Aussi J.-F. Kervégan se réfère-t-il à l’analyse de Louis Dumont constatant que maladie totalitaire a mieux pris dans la variante allemande de l’idéologie moderne que la française, bien qu’elles soient individualistes toutes les deux et tentées par une forme dénaturée de holisme.

 

Un itinéraire intellectuel au cœur de la philosophie allemande

Puis, dans un long entretien avec Thibaut Gress, J.-F. Kervégan retrace son itinéraire intellectuel et, ce qui est précieux et particulièrement intéressant, il fait retour sur les conditions dans lesquelles il a lu les auteurs qu’il a étudiés (importance d’Althusser notamment). Aussi J.-F. Kervégan se revendique-t-il, si on peut dire, pour un Hegel « sans métaphysique », autrement dit pour un Hegel qui garderait son geste et sa démarche, mais renoncerait, au fond, à une partie de son système. T. Gress fait remarquer que J.-F. Kervégan se réfère souvent à la Logique pour mieux comprendre l’Esprit objectif, comme si Logique était le sous-bassement ontologique, la théorie du discours sur l’être, qui éclaircirait les termes fondamentaux par lesquels on comprend l’être, termes qui sont trop souvent des emprunts à une mauvaise métaphysique. Ainsi, par exemple, quand Hegel parle du sujet dans la philosophie du droit, il faut se reporter à Logique où la subjectivité est la propriété d’un concept, et non pas d’un sujet concevant. C’est-à-dire que pour penser de façon rigoureusement hégélienne la subjectivité, il ne faut partir de considérations anthropologiques, mais se reporter à la propriété qu’a la pensée de s’engendrer elle-même. Ce qui fait que, d’une certaine manière, le sujet est spectateur plutôt que l’auteur de cette pensée qui se développe de façon immanente. Aussi Hegel parle-t-il à ce sujet de « subjectivité finie » quand il parle de l’homme sujet.

Questionnant le rapport de Hegel à la métaphysique, J.-F. Kervégan décèle chez ce dernier la présence dans ses textes de ce qu’il appelle une « mauvaise métaphysique » qu’il faut rejeter, mais sans débarrasser du même geste de toute l’histoire de la philosophie. Il ne faut pour Hegel, selon J.-F. Kervégan, rejeter que métaphysique de Wolff et des scolastiques. En effet, cette mauvaise métaphysique est dualiste et est une « science d’entendement ». A côté, il y a une bonne tradition métaphysique (Héraclite, Platon, Aristote, Plotin), dont il se réclame, mais plutôt sous le nom de spéculation ou pensée spéculative. Kervégan justifie également les principes qui ont guidé sa traduction et son édition des Principes de la philosophie du droit, et défend de façon convaincante l’inclusion des notes de Gans. Il montre comment il y lit la déconstruction du mythe d’un Hegel « philosophe officiel de l’Etat prussien » et rappelle que, pour lui, ce qui est centre du livre de Hegel, ce n’est pas le sujet, mais l’action. Le sujet ne serait que « le principe de cohérence émergent d’une série d’événements obéissant à des raisons », selon une heureuse formule proposée par T. Gress.

 

Une philosophie du droit

Rappelant son parcours, J.F. Kervégan rappelle l’intérêt de son travail sur Carl Schmitt, mais également sur un certain nombre d’auteurs qui ont pour centre d’intérêt le droit. Par exemple, pour lui, la philosophie de Kant change avec la Révolution française, à partir de laquelle le droit devient partie intégrante de la philosophie morale pure, alors qu’il ne trouvait pas sa place dans la deuxième critique. Ainsi écrit-il : « dans le vocabulaire kantien, la morale est le genre dont le droit et l’éthique sont les espèces. Il paraît clair, dès lors, que le souci de Kant dans la Paix perpétuelle, n’est pas de moraliser la politique, au sens où celle-ci pourrait et devrait conjoindre la moralité des dispositions à la légalité des actions, mais bien (…) de la juridifier ». Il rapporte également la citation de Kant illustrant son argumentation : « le droit doit être tenu pour sacré à l’homme, quelques grands sacrifices que cela puisse coûter à la puissance qui gouverne ». Aussi évoque-t-il la figure d’Kant « en mouvement », sa pensée évoluant, quoi qu’en dise un poncif habituel.

De même, J.-F. Kervégan montre que Kelsen décrit le droit comme un système normatif clos sur lui-même (contre ceux qui pensent une immersion du politique ou du droit naturel dans l’édifice juridique). Il y aurait donc chez lui une forme de désincarnation procédurale, d’élision du moment politique, repoussé à l’extérieur du système normatif. Kelsen affirme une séparation stricte entre normativité juridique et normativité morale (justifiée par le fait que le droit concerne les actions et pas les dispositions subjectives ou convictions morales). Il mentionne également la grande variabilité de la réception de l’idéalisme allemand en fonction des pays. Ainsi évoque-t-il le rôle important du « Krausisme » dans philosophie espagnole, alors que l’auteur, Krause, est peu connu et peu influent ailleurs.

 

Réception et actualité de la philosophie allemande

La suite de l’ouvrage est composé d’articles, repris ou inédits, consacrés à des questions précises, touchant aussi bien la philosophie d’auteurs allemands ou leur réception qu’aux échos contemporains de cette philosophie allemande. Dans « Kant : la république, après et sans la révolution », J.-F. Kervégan montre que l’appréciation de Kant sur la Révolution semble différer – et même s’opposer – en fonction des textes. La solution de l’apparente aporie tient à ce que la révolution est juridiquement impensable en ce qu’elle rompt l’ordre normatif, véritable « irruption de la factualité au sein de la validité ». Mais ce qui est juridiquement impensable ne l’est pas politiquement. Aussi Kant semble-t-il condamner les révolutions en tant que telles, mais affirmer qu’il faut accepter les révolutions qui réussissent. De la même manière, J.-F. Kervégan apporte une solution à l’apparente contradiction de la philosophie de Fichte, dans laquelle ce dernier oppose l’état de nécessité qui est le nôtre dans lequel l’Etat contraint les hommes pour garantir la liberté personnelle, à l’Etat qui doit survenir, conformément aux exigences de la raison. On considère Fichte comme un précurseur du socialisme autoritaire, mais il défend un droit absolu à la propriété.

Il analyse également des thèmes importants chez Hegel, liés au droit, à la société ou, plus généralement à l’Esprit objectif, et qui ouvrent à une grande prospérité philosophique chez Marx et ses successeurs de l’Ecole de Francfort. Il montre ainsi que dans la philosophie de ce dernier, « les droits de l’homme dans leur acception proprement libérale (les droits de la liberté) ont donc partie liée avec l’existence d’une société civile-bourgeoise que le processus d’autodifférenciation constitutif de la modernité a détaché de la sphère proprement politique, de l’Etat. De ce fait, le titulaire véritable de ces droits, leur "sujet" n’est ni le citoyen, ni le sujet moral : c’est l’homo oeconomicus ou l’homo socialis, le "Bürger au sens de bourgeois", avec toute nullité politique ». Il décèle, chez Hegel, sinon l’apparition   , du moins la prise en compte sérieuse de problèmes liés à l’existence de la société, dans laquelle règne l’économie de marché. Et c’est en référence au désordre engendré par cette nouvelle forme de société qu’il faut, comme il l’écrit, « interpréter la place faite aux corporations (encore un terme vieilli), c’est-à-dire aux configurations institutionnelles qui structurent la société civile et évitent sa réduction à une pure et simple société de marché ; elles assurent conjointement avec l’administration (la "police"), la liaison constante d’une société de marché où l’universel est le produit aléatoire de la concurrence des intérêts particuliers et d’un Etat qui vise l’intérêt général, au risque de maintenir séparés ces deux types d’intérêts. C’est donc grâce à ces institutions sociales et aux droit dont elles garantissent la jouissance à leurs membres que la société civile n’est pas seulement « le champ de bataille de l’intérêt privé individuel de tous contre tous ».

J.-F. Kervégan analyse l’opposition dressée par Hegel entre cette nouvelle forme de vie, la société civile-bourgeoise et la « belle totalité » éthico-politique grecque, dont, pour Hegel, « l’individualité véritable réside (…) dans le sacrifice de l’individualité an sens moderne, "bourgeois", du terme, dans le renoncement à la quête du bonheur ou du bien-être personnel, dans l’adhésion sans reste aux valeurs de la communauté, telles qu’elles sont déposées dans les lois et dans les mœurs ». Et l’auteur montre comment Hegel analyse le geste d’abstraction par lequel la société civile-bourgeoise construite par l’économie réduit l’individu aux propriétés abstraites de l’homo oeconomicus. Le « système des besoins » hégélien est considéré par l’auteur comme la première représentation abstraite de l’homme comme réalité sociale concrète. L’individu socialisé y devient l’homme en général, qui fournit un travail et acquiert ainsi une existence sociale séparée. Comme l’écrit J.-F. Kervégan : « En dépouillant l’individu humain de toutes les propriétés statutaires dont l’avait revêtu la société d’ordres, la société civile-bourgeoise a littéralement créé l’homme ; elle a ainsi fourni une assise matérielle au discours abstrait des droits de l’homme. Ce n’est donc pas un hasard, comme Marx l’a remarqué de façon polémique mais exacte, si la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est contemporaine de l’essor de la société de marché : ce sont, comme Hegel l’avait aussi aperçu, des expressions corrélatives de la naissance de l’homme, dont Foucault établira le constat de décès un siècle et demi plus tard. »

Cela lui permet de rendre clair et compréhensible le mouvement de la Phénoménologie de l’Esprit, comprise comme description, sur un mode non psychologique, et selon sa structure universelle, du devenir de la science en général, c’est-à-dire du « long chemin du travail sur soi-même » qui conduit de la conscience sensible au savoir absolu. Ce chemin est fait d’expériences qu’il faut toujours rectifier car elles sont grevées d’une discordance persistante entre la « certitude » que le sujet a de lui-même et la vérité objective de ses représentations, comme le dit l’auteur. Le point de vue à partir duquel est évaluée cette discordance est alors le savoir absolu. Autrement dit, Hegel semble vouloir dans ce texte exposer la série nécessaire des « figures » de la conscience jusqu’à la réconciliation du « phénomène », ce qui apparaît à la conscience et de l’« essence », ce qui est en et pour soi, donnant ainsi accès au royaume total de la vérité, qui chez Hegel a pour nom le savoir absolu. A partir de cette présentation du mouvement de la Phénoménologie de l’Esprit, J.-F. Kervégan remarque que l’accomplissement de cette réconciliation (entre essence et phénomène) exige qu’on change le concept d’esprit : passage d’un sens purement subjectif d’esprit à un sens objectif : l’esprit n’est plus seulement une émanation de ma subjectivité, mais rend compte d’un état de chose intersubjectif, accepté par l’époque.

Aussi J.-F. Kervégan lie-t-il la naissance de la philosophie sociale avec la conception de la société civile-bourgeoise hégélienne et sa reprise critique par Marx. « L’affirmation du jeune Marx : « la société civile bourgeoise est la société politique effective », note-t-il, est l’acte de naissance de la philosophie sociale, qu’il faut comprendre de ce fait non pas comme une alternative à la philosophie politique, mais comme son décentrement ou son arrachement aux illusions du normativisme abstrait. » Et un certain nombre d’articles écrits sur des philosophes plus contemporains traitent de sujets proches de la philosophie du droit (comme « Reinach, Kant (et quelques autres) sur le principe de la normativité ») ou de travaux menés par des membres de l’école de Francfort, au premier rang desquels Habermas (« Parviendrons-nous à penser de manière post-métaphysique ? ») et Honneth (« Sittlichkeit, reconnaissance, droit. Réflexions à partir de Le droit et la liberté d’Axel Honneth »).

Aussi ne peut-on considérer cet ouvrage que comme une somme capitale sur les questions qu’il traite, toujours avec un souci de clarté et de rigueur dans ses justifications.