Deux ouvrages de style très différent, destinés à un public universitaire pour le premier et à un large public pour le second, qui nous invitent à une relecture de Levinas.
Le temps long de la réception d’une œuvre philosophique dépasse la mesure de l’existence des lecteurs qui ont eu la chance d’être les contemporains de son auteur. Cette pensée a ceci de réjouissant que l’on en vient à se dire que, comme toute grande œuvre, celle-ci est « ouverte », au sens où l’entendait Umberto Eco, et qu’elle est à ce titre susceptible d’être comprise selon des perspectives multiples, où elle manifestera une grande variété d’aspects sans jamais cesser d’être elle-même. Mais cette pensée a aussi ceci de profondément attristant que l'on ne peut s’empêcher de se dire que notre propre lecture est peut-être passée à côté de l’essentiel et que, loin de devoir nous en féliciter, le fait d’avoir respiré pendant quelques années le même air que l’auteur, d’avoir vécu à seulement quelques dizaines de kilomètres de lui, aura été notre plus grande infortune. Il se pourrait que nous soyons nés trop tôt et que le meilleur reste encore à dire.
Il est difficile de réprimer ce sentiment à la lecture des récentes études sur la philosophie d’Emmanuel Levinas qui se sont succédé à un rythme soutenu ces quinze dernières années, notamment à la suite de la publication en trois tomes de ses Œuvres complètes aux éditions Grasset (2009-2013). Au sein d’une bibliographie devenue rapidement pléthorique, citons les études de Rodolphe Calin, Levinas et l’exception du soi , de Dider Franck, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification , de Raoul Moati, Événements nocturnes. Essai sur Totalité et infini , et de David Brezis, Levinas et le tournant sacrificiel . L’œuvre de Levinas est très loin d’avoir dit son dernier mot, et il se pourrait même que le premier mot de ce que son auteur ait voulu dire n’ait pas encore été tout à fait bien compris.
Le temps à l’œuvre
Le coup de force du livre qui paraît ces jours-ci aux éditions Hermann signé par Sophie Galabru – petite fille du comédien, avec lequel elle a cosigné un livre d’entretiens en 2011 , et à la mémoire duquel le présent ouvrage est du reste dédié – est de nous en convaincre en mettant au centre de son étude de la philosophie de Levinas une thématique qui n’avait certes pas échappé à l’attention de ses lecteurs, mais dont nul n’avait jusqu’alors examiné systématiquement le sens et la fonction, à savoir la méditation sur le temps.
Sophie Galabru s’emploie à démontrer que tout le discours philosophique de Levinas, depuis De l’existence à l’existant (1947) jusqu’à Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) et Altérité et transcendance (1995), se déploie dans le registre de la temporalité, comme son lexique en témoigne abondamment : l’instant (de 1934 à 1947), le temps et l’avenir (dès 1947), la diachronie (dès 1948), la fécondité (de 1948 à 1961), la passivité (dès 1948), la vieillesse (dès 1961), la patience et le passé immémorial (dès 1963), etc. Toute l’œuvre de Levinas témoigne d’une préoccupation incessante pour le temps, et ce aussi bien dans ses écrits que dans ses conversations, comme le confirme Jacques Rolland qui rapporte que « tous les familiers de Levinas témoigneront que la thématique du temps était devenue sa question dans les dernières années, au point que certains ont pu supposer qu’un livre organique était en préparation » . L’ambition du livre de Sophie Galabru est de se saisir de cette question – devenue sur le tard obsessionnelle, semble-t-il – comme d’un fil d’Ariane permettant de reconstituer l’intégralité du parcours de Levinas, en montrant jusqu’à quel point elle est engagée dans l’élaboration de ses notions majeures, au point de faire de sa philosophie l’une des grandes philosophies du temps du XXe siècle.
De manière schématique, on pourrait reconstituer le cheminement de Levinas en deux étapes principales. La première correspond aux années qui ont précédé Totalité et infini (1961), et qui ont été marquées par la publication de De l’évasion (1935), de De l’existence à l’existant (1947) et de Le temps et l’autre (1948). La partie que Sophie Galabru consacre à cette époque dans son ouvrage est des plus instructives. On découvrira ainsi la dette importante et assez méconnue que Levinas a contractée auprès d’un penseur qu’on ne lit plus guère aujourd’hui, à savoir Louis Lavelle, que Levinas semble avoir lu avec passion comme l'atteste sa recension précise de l’un des écrits de ce dernier intitulé Présence totale (1934). On y verra surtout Levinas élaborer les éléments d’une philosophie de l’instant, appelée à servir à la compréhension de la genèse temporelle de la subjectivité, dans un dialogue avec Être et Temps (1927) de Heidegger, dont il commence déjà à contester la phénoménologie de l’être-pour-la-mort, et avec La phénoménologie de la conscience intime du temps (1928) de Husserl.
La seconde étape mène de Totalité et infini (1961) au tournant dans l’œuvre de Levinas que constitue Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) – étape proprement décisive au terme de laquelle le temps devient l’opérateur principal du rapport à un autre transcendant. L’échec relatif de Totalité et infini a tenu, aux yeux de Levinas lui-même, à son incapacité à expliquer comment une ouverture réelle d’un sujet caractérisé par la présence jouissive à soi-même peut réellement s’effectuer. Comment un tel sujet peut-il s’ouvrir à un avenir radical qui ne dépende pas de ses pouvoirs d’anticipation et de projection ? Comme le montre très bien Sophie Galabru, Levinas va être progressivement conduit à dépasser la détermination de l’autre sous la forme de l’avenir au sein du désir au profit de l’assignation de cet autre à un passé immémorial « qui creuse pour ainsi dire le sujet en amont de lui-même » . Autrement dit, Levinas va commencer à envisager que la réponse à la question qu’il n’a pas su résoudre jusque-là pourrait consister à dire que l’intéressement du sujet à l’autre ne se situe pas dans la direction de l’avenir, mais à l’inverse dans la direction du passé : bref, que cet intéressement le précède et le constitue. C’est en ce point précis que le thème du « passé immémorial » s’est imposé à sa réflexion, permettant l’introduction des notions qui comptent parmi les mieux connues de toute sa philosophie, telles que celle d’une subjectivité-otage ou celle d’une interpellation. Cette temporalité inédite est celle que Sophie Galabru appelle la « temporalité de la transcendance », en entendant par là la temporalité qui est censée préserver la transcendance et l’altérité, et qui temporalise la transcendance, c’est-à-dire qui lui donne une signification diachronique.
Pour comprendre Levinas
Le lecteur qui nous aura suivi jusque-là aura deviné que l’ouvrage que nous nous efforçons de présenter en termes aussi accessibles que possible n’est pas de lecture commode et qu’il s’adresse incontestablement à des connaisseurs chevronnés de Levinas, capables d’apprécier les avancées que constitue l’interprétation ici proposée. De fait, le livre de Sophie Galabru est issu d’une thèse de doctorat soutenue en novembre 2018 en Sorbonne qui - si l’on en juge à sa grande technicité, à son style aride, au nombre relativement important de coquilles et de formulations maladroites - ne semble pas avoir fait l'objet du moindre travail éditorial à l'occasion de cette publication (problème récurrent avec les livres parus dans cette collection qui accueille de nombreux travaux universitaires, parfois inaboutis, faisant état d'une recherche en cours, comme c'est encore le cas du livre qui paraît simultanément de Hugues Choplin, Le collectif et ses énigmes, lequel donne l'impression d'être tout droit issu d'une habilitation à diriger des recherches). Alain de Libera notait plaisamment que « chacun sait qu’une thèse n’est pas un livre, mais l’accomplissement littéraire d’un rite de passage, les minutes d’un procès d’amphithéâtre dont la principale singularité est qu’elles sont rédigées par l’accusé lui-même durant les années qui précèdent son jugement ». « On sait aussi », poursuivait-il, « qu’un livre peut naître d’une thèse : il suffit que le coupable efface les traces, qu’il parvienne à maquiller la servitude de son travail, qu’il sache donner à l’intériorisation de la contrainte administrative la force stylistique de l’obligation intérieure » . S’il est vrai, comme le dit justement Renaud Barbaras dans la Préface qu’il signe, que Sophie Galabru a conduit une enquête aussi « historiquement scrupuleuse que philosophiquement puissante », force est aussi de reconnaître qu’elle n’a pas su tirer un livre de sa thèse et que le lectorat auquel ce dernier se destine est strictement limité aux spécialistes de Levinas et aux philosophes de métier.
L’ouvrage que vient de publier Corine Pelluchon se situe, de ce point de vue, aux antipodes de celui de Sophie Galabru, en ce sens où un effort constant est fait de la part de l’auteure pour présenter en termes simples et intelligibles de tous la pensée de Levinas. Certes, son livre n’est pas le fuit d’un travail doctoral poursuivi pendant plusieurs années, mais correspond au texte d’un séminaire tenu de novembre 2018 à janvier 2019, s’adressant à des étudiants et à des soignants ayant suivi pendant deux ans le Master en philosophie de l’université de Paris-Est-Marne-la-Vallée. Ouvrage, donc, de « vulgarisation », si l’on veut, qui ne prétend pas être une interprétation définitive et exhaustive de Levinas, et encore moins un ouvrage de recherche comme l’est celui de Sophie Galabru – mais ouvrage de vulgarisation sous sa forme à la fois la plus exigeante et la plus réussie, car Corine Pelluchon a signé ce qui constitue probablement à ce jour la meilleure introduction à la pensée de ce philosophe difficile. Regrettons d’ailleurs que le livre n’ait pas été publié directement en collection de poche, où il aurait pu rencontrer plus facilement le public d’étudiants et d'honnêtes hommes, comme l'on disait au XVIIe siècle, auquel il est destiné majoritairement.
Mais l’intérêt du livre de Corine Pelluchon ne réside pas seulement ni fondamentalement dans l’accès privilégié qu’il donne à la philosophie de Levinas, car l’auteure est elle-même une philosophe confirmée, spécialiste de philosophie politique, animale et environnementale, bien connue pour ses travaux en éthique médicale, qui développe une œuvre qui est l’une des plus intéressantes et des plus stimulantes en France depuis la fin des années 2000. Nul parmi ses lecteurs n’ignore que la référence à Levinas a joué dans sa réflexion un rôle central, de sorte que – imitant le procédé de l’enquête de Sophie Galabru – l’on pourrait tenter de comprendre le cheminement de Corine Pelluchon depuis L’autonomie brisée (2009) jusqu’à sa récente Éthique de la considération (2018) au fil de sa lecture ininterrompue de Levinas et de ses rebondissements. Plus qu’une reconnaissance de dette, le livre de Corine Pelluchon sur Levinas est ce que les Allemands appellent une « Auseinandersetzung » avec Levinas – un débat avec cette figure majeure de la philosophie du XXe siècle, à l’occasion duquel elle indique précisément ses points de désaccord, en montrant comment, en se logeant au cœur de son système de pensée, elle a cherché à en déstabiliser l’assise.
C’est ce qu’elle s’efforce d’expliquer, notamment au détour d’une page où elle tente de rendre compte de la genèse de ce qui demeure selon nous pour l’instant son meilleur livre, à savoir Les nourritures (2015) : « Je conteste que l’éthique commence par la rencontre d’autrui, car, dès qu’on mange, même quand on est tout seul à table, on a un impact sur les autres, humains et non humains, et on dit la place qu’on leur confère au sein de son existence. Ainsi, le rapport aux nourritures, à tout ce dont on vit, aux aliments, aux milieux, à l’eau, au travail, est le lieu originaire de l’éthique ; je suis déjà en rapport avec les autres dans mes choix alimentaires et mon usage des ressources ou plutôt des nourritures » . Déclaration remarquable mais des plus problématiques d’un point de vue lévinassien car en quel sens peut-on dire de celui qui mange et qui fait l’expérience du monde sur le mode de la jouissance qu’il est en rapport avec les autres, alors qu'il peut seulement en avoir une idée extrêmement vague à travers l’impact que ses pratiques de consommation peuvent avoir sur eux ? Si la tentative visant à mettre au jour une préoccupation « écologique » au sein même du monde de la jouissance est assurément intéressante, ne conduit-elle pas toutefois à annuler la rupture qu’implique, selon Levinas, le passage du plan de la jouissance à celui de l’éthique – et donc à « décapiter » Levinas, si l’on ose dire ?
Le grand intérêt du livre de Corine Pelluchon, en ouvrant un tel « débat », est de nous inviter à y participer à notre tour, en reconnaissant que la démarche qu’elle poursuit est l’une des plus créatives qui ait été adoptée parmi celles et ceux qui se sont réclamés de Levinas.