Un volume réunissant tous les entretiens, conférences, textes rares et inédits de Georges Perec qui permet de comprendre l'esthétique qu'il s'est efforcé d'élaborer.

Pour tous les amoureux de Georges Perec, sa disparition en 1982, à l’âge de quarante-six ans seulement, des suites d’un cancer du poumon, est une tragédie. Celui que l’on peut bien tenir pour l’un des plus grands romanciers français de la seconde moitié du XXe siècle – l’auteur de l’inoubliable La Vie mode d’emploi (1978), lauréat du prix Médicis, mais aussi de W ou le souvenir d’enfance (1975), de Les Choses. Une histoire des années 1960 (1965), lauréat du prix Renaudot, pour ne citer que les plus connus – bouillonnait littéralement de projets, tous plus passionnants les uns que les autres, comprenant des projets de traductions, d’écriture de scénarios pour le cinéma, de pièces de théâtre, de romans, de nouvelles, de livres pour enfants, de livrets d’opéra, etc. La plupart de ces projets, dont Perec fera à plusieurs reprises état au début des années 1980, ne virent jamais le jour. Il n’est absolument pas douteux que ce forcené du travail qu’était Perec, lequel consacrait en moyenne une dizaine d’heures par jour à l’écriture, en aurait mené à bien au moins quelques-uns, en enrichissant par là la littérature mondiale de plusieurs autres chefs d’œuvre. Le signataire de ces lignes fait partie de ceux qui en demeurent inconsolables.

Fort heureusement, depuis la mort de Perec, les publications posthumes ont été nombreuses. Une vingtaine de textes, d’une longueur variable, ont paru, de sorte qu’il ne se passe presque pas une année sans qu’un nouveau livre de Perec ne vienne faire son apparition sur les tables des libraires. Ses admirateurs ont ainsi pu découvrir en 1989, grâce aux bons soins de Harry Mathews et de Jacques Roubaud, son roman inachevé intitulé « 53 jours », en 1993 l’extraordinaire et indispensable Cahiers des charges de La Vie mode d’emploi, en 2012 et 2016 ses deux remarquables romans de jeunesse Le Condottière et L’attentat de Sarajevo, édités par Claude Burgelin. 2017 sera l’année de la consécration : l’entrée en Pléiade de Georges Perec, en deux beaux volumes placés sous la direction de Christelle Reggiani.

Il manquait à ce formidable travail d’édition effectué dans les archives de Perec de réunir les entretiens et conférences, les notes de lecture, essais, billets d’humeur, préfaces, articles, lettres et textes inédits qu’il a pu rédiger au cours d’une vie trop courte mais toutefois bien remplie. C’est désormais chose faite grâce aux éditions Joseph K. qui viennent de publier un fort volume de plus de 1000 pages, accompagné d’un excellent appareil critique composé par Mireille Ribière avec la participation de Dominique Bertelli. Qu’on ne s’y trompe pas : un tel livre n’est pas réservé aux aficionados et autres inconditionnels de Perec qui, refusant de faire leur deuil de la disparition de leur auteur, exhumeraient la moindre note écrite de sa main, fusse-t-elle une simple liste de courses (ce qui, au demeurant, ne laisserait pas d’être significatif de la part d’un auteur qui aura toujours été fasciné par le geste de classification et de compilation). Non : ce recueil d’entretiens, de conférences, de textes rares et inédits est tout bonnement fondamental pour qui veut comprendre l’esthétique de Georges Perec, lequel – même si ce dernier, par modestie, s’en défend à maintes reprises – est bien plus conscient des objectifs qu’il cherche à atteindre et bien plus lucide sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir qu’il ne veut bien le dire.

Une tradition tenace en philosophie, remontant à Platon, présente le poète et les artistes de manière générale comme des individus dont le génie explique à la fois qu’ils soient capables de faire ce qu’ils font et incapables d’en rendre compte. L’artiste, peut-on lire dans l’Ion, n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu. Il faut qu’il soit habité par un dieu, donc hors de lui-même, absent de lui-même pour pouvoir se livrer à son art. « Le poète est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! (…) La Divinité, leur ayant ravi l’esprit, emploi ces hommes à son service pour vaticiner et être des devins inspirés de Dieu ; afin que nous comprenions bien, nous qui les écoutons, que ce n’est pas eux qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais que c’est la Divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix » (Ion, 534b-d). La « mania » que Platon prête aux artistes – qui deviendra « furor » sous la plume de Cicéron et « alienatio » dans la traduction latine de Marsile Ficin– est une sorte de délire ou de ravissement qui est telle que l’artiste ne sait pas ce qu’il dit et se montre en conséquence incapable d’en parler de manière intelligible.

Prenant à rebours l’histoire multiséculaire de cette curieuse représentation de l’artiste – qui consiste simultanément à tendre l’oreille la plus attentive à sa parole tout en le muselant   – Gilles Deleuze écrivait, dans sa somme consacrée au cinéma, que « les grands auteurs de cinéma sont comme les grands peintres ou les grands musiciens : c’est eux qui parlent le mieux de ce qu’ils font. Mais en parlant, ils deviennent autre chose, ils deviennent philosophes ou théoriciens, même Hawks qui ne voulait pas de théorie, ou Godard quand il feint de les mépriser  »   .

Telle est la surprise qui attend le lecteur qui lira les entretiens et conférences de Perec : il découvrira un Perec philosophe ou théoricien, d’une incroyable intelligence, défendant des options esthétiques parfaitement maîtrisées, développant les linéaments de toute une philosophie du langage, sachant très bien ce qu’il fait, ce qu’il veut faire, ce qu’il projette encore de faire et sachant encore bien mieux l’exprimer en termes précis. Le volume qui vient de paraître constitue par conséquent une très bonne nouvelle pour les études perecquiennes, puisqu’il annonce les jours fastes d’une interprétation de l’œuvre d’un auteur immense qui n’attend plus que d’être relue inlassablement.