Un ouvrage collectif pour faire le point sur la double « gestualité » du cinéma.

Dixième volume de la collection « Images, Médiums » publiée par les éditions Mimésis, cet ouvrage collectif rassemble les travaux de chercheurs, réunis par Christa Blümlinger et Mathias Lavin dans le cadre du projet « Le geste filmé : temporalité, mémoire », mené entre 2013 et 2016. Le projet du livre vise à repartir d'une distinction relativement classique dans le champ des études cinématographiques, et clairement énoncée dès le titre, faisant le départ entre les enjeux du geste enregistré – c'est-à-dire aussi bien mis en scène, capturé, façonné, scruté, modelé par le cinéma, balayant tous les registres de l'expressivité – et ceux de la fabrique du film comme geste en tant que tel. Pour autant, l'ouvrage ne se contente pas de renvoyer dos à dos ces deux dimensions du geste cinématographique, mais les interroge plutôt en miroir pour en diffracter les occurrences, dans un souci clairement dialectique, visant à exposer, de cette double gestualité, le caractère tout à la fois paradoxal et fécond.

C'est ce souci que s'attache à exposer le texte introductif. Rappelant à quel point le cinéma a pu constituer, très tôt, l'utopie d'un inventaire et d'une mémoire du geste humain, de la diversité de ses manifestations autant que de sa fragilité inhérente à l'époque de sa standardisation programmée, les coordinateurs de l'ouvrage s'emploient tout aussitôt à mettre en correspondance cette ambition mémorielle avec le réservoir inépuisable d'inventions dramaturgiques et plastiques que constituent autant les gestes filmés que ceux qui président à la création des films, qu'ils soient d'ordre performatif, technique ou plus frontalement conceptuel.

 

Historicité du geste

Navigant ainsi entre quatre grands types d'approche – « anthropologiques, esthétiques, épistémologiques et historiennes » [p. 19] –, qu'il s'agira moins d'épuiser que de faire entrer en circulation et en résonance, le livre se propose en un premier temps d'interroger l'« historicité du geste au cinéma ». Portant sur des périodes et des sujets différents, les quatre textes qui composent cette première partie s'attachent à revenir aux origines de la gestualité telle que le cinéma l'a saisie, figurée, imaginée, mais aussi telle qu'il a permis de la penser à nouveaux frais. Consacré à l'anthropologue Marcel Jousse et au cinéaste et théoricien Jean Epstein, le texte de Barbara Grespi met en évidence une communauté de vues entre ces deux hommes de la première moitié du xxe siècle qui, évoluant dans des domaines d'activité différents, ont pourtant partagé – visiblement sans le savoir – une commune préoccupation pour ce qui, dans l'enregistrement cinématographique du geste, traverse la dualité du mouvant et de l'inerte, du macrocosme et du microcosme, du corps et de la pensée.

De son côté, Laurent Guido met à profit ses recherches menées sur le rôle du cinéma dans l'avènement d'une culture du rythme et du corps, pour replacer la question du geste dans un vaste et dense réseau intermédial, évaluant les mutations du jeu d'acteur dans le premiers tiers du xxe siècle à l'aune des exigences nouvelles, artistiques mais aussi scientifiques, voire idéologiques, qui se faisaient jour en cette période mouvementée. Il montre ainsi comment l'ascendance scientifique du dispositif cinématographique le prédisposait peut-être à rencontrer une exigence plus grande de systématicité dans la mesure et la compréhension du geste humain, et développe notamment une réflexion très stimulante sur le rôle que le cinéma a pu jouer dans le regain d'intérêt pour des modèles de représentations bien plus anciens, en particulier celui de la statuaire antique.

C'est à une production beaucoup plus localisée que s'attache quant à elle Céline Gailleurd, celle des films de dive italiens des années 1910. La perspective y est radicalement différente, puisqu'il s'agit pour l'auteure de souligner a contrario la puissance du pathos qu'expriment ces corps intensément érotiques, extatiques, douloureux mais souverains aussi, jusque dans la folie et la dépossession de soi. Le texte n'est d'ailleurs pas privé d'une réflexion sur l'historicité du geste, bien au contraire, puisque l'une de ses hypothèses consiste à montrer comment « il semble que tout le xixe siècle vienne mourir dans les gestes des actrices prises de convulsions, de spasmes, […] comme si quelque chose en elles disait l'effondrement d'une époque. [p. 96] » Ce point de vue s'accompagne enfin d'une réflexion sur ce que les gestes outranciers des dive expriment aussi d'une époque et d'une société où quelque chose, dans le statut des femmes, semble pris de tremblements annonciateurs, qui figurent paradoxalement l'aspiration à la liberté en même temps que la brutalité de sa répression.

La première partie de l'ouvrage se clôt enfin sur une contribution d'Emmanuel Dreux consacrée aux enjeux et aux usages du mouvement inversé (« en marche arrière ») dans le cinéma burlesque, de ses prémisses au mitan des années 1960. Traverser ainsi soixante années de cinéma à partir d'un geste technique et artistique tel que la réversion permet de mettre en relief la dimension transhistorique d'un geste qui renvoie certes à la corporalité des acteurs burlesques, mais demeure aussi, fondamentalement, un geste filmique. La résistance du corps aux mouvements aberrants que lui imprime la machine se mue ainsi, progressivement, en une conscience aiguë des possibles que recèle leur collaboration, et permet à l'auteur de souligner à quel point le burlesque n'a cessé de tanguer sur ce mince fil tendu entre la volonté de contrôler les corps par la mise en scène et le désir irrépressible de leur débordement.

 

Entre esthétique et anthropologie

La deuxième partie de l'ouvrage se consacre à arpenter le geste « entre esthétique et anthropologie ». Poursuivant ses travaux autour des rapports de l'œil et de la main, du voir et du toucher tels que le cinéma (se) les représente, Emmanuelle André convoque la figure de Galilée pour étudier quelques-unes des conséquences esthétiques et anthropologiques de l’agrandissement des figures à travers le télescope, qui constitue, selon une très belle formule, un « geste pour voir ». L'observation de la Lune, mais aussi des vagues, sont parmi les principaux motifs à travers lesquels chemine le texte, qui entreprend ainsi d'examiner par un biais original une question qui a connu ces dernières années un fort regain d'intérêt au sein des études cinématographiques ou, plus largement, des visual studies, celle de la sensibilité des machines.

Érudite et inventive, l'analyse menée par Olivier Cheval invite quant à elle à considérer une figure qui traverse l'histoire des images au long des deux derniers siècles, celle du peloton d'exécution. Croisant des références diverses (Borges, Goya, Schroeter, Dovjenko...), il s'agit moins d'y repérer des stratégies intertextuelles que de mesurer ce qui se joue ici dans l'ordre de la temporalité, et des stratégies figuratives permettant de voir et de comprendre son arrêt.

Dans une perspective plus frontalement théorique, Karl Sierek envisage dans son texte le cinéma comme un « dispositif anthropologique », qui donnerait accès à une compréhension spécifique de l'identité humaine et de son pendant, le rapport à l'altérité, à travers l'expérience rituelle et sociale du dédoublement corporel vécu face à l'écran. Il arpente pour ce faire un corpus de films célèbres issus du classicisme hollywoodien, à travers l'étude de trois personnages de domestiques (Max von Mayerling dans Sunset Boulevard de Billy Wilder, John dans Lettre d'une inconnue de Max Ophuls, Amah dans Shangaï Gesture de Joseph von Sternberg), qui deviennent, par le jeu et la mise en scène, les dépositaires (ou les sédiments) d'une triple mémoire : subjective, familiale, et cinématographique ; et, au-delà, les représentants allégoriques d'une « altérité radicale ».

Le texte de François Bovier qui vient clore cette deuxième partie de l'ouvrage se consacre à formuler des propositions pour une « typologie filmique des gestes du travail manuel ». À partir et à travers l'étude d'une série de films tournés par Phill Niblock entre 1973 et 2010, et réactualisés dans un contexte de présentation muséal qui vise à en réagencer la structure et à en déplacer l'expérience, l'auteur déplie une réflexion ambitieuse autour de la notion de « style documentaire », et met en évidence le caractère simultanément chorégraphique, performatif et politique des gestes du travail dans leur dimension itérative, marquée par la répétition et la fragmentation.

 

Théories du dispositif

Intitulée « Le geste filmique, théories », la troisième partie du livre se confronte à différents enjeux de la gestualité qui mobilisent une pensée du dispositif cinématographique. Convoquant la notion d’affordance, empruntée à Ernst Gombrich (qui lui-même l’emprunte à James J. Gibson), le texte de Gertrud Koch se penche sur la manière dont certains cinéastes – Hitchcock et Bresson notamment –, mais aussi des théoriciens du geste comme Aby Warburg ou Giorgio Agamben, ont pu mobiliser les ressources expressives et techniques de la mise en scène pour mettre en évidence un « langage des objets » dont l’horizon est éminemment politique.

Plus détachée du cinéma à première vue, ne serait-ce qu’à travers son titre, la contribution de Pietro Montani s’attache quant à elle à développer certaines des implications de « l’art comme expérience technique ». Empruntant aussi bien aux réflexions de John Dewey que de Walter Benjamin ou Jacques Derrida, l’auteur défend une vision « techno-esthétique » du travail de l’art, dans laquelle les instruments d’enregistrement et de fabrication des images et des sons sont conçus prioritairement à partir de leur caractère de prothèses ou d’innervation, reliant explicitement le geste créateur à une dimension phénoménologique essentielle, celle d’une « imagination incarnée ». Il prend notamment pour exemple le travail mené par Dziga Vertov dans la série des Kinopravda, et souligne l’importance accordée par le cinéaste soviétique au « caractère médial de la perception humaine ». Le choix de Vertov est logique, et particulièrement significatif sur ces questions, ce qui explique aussi que les deux textes suivants lui soient également consacrés.

Dans le premier, Antonio Somaini creuse ce sillon, celui du cinéma comme média optique, en s’inscrivant dans la perspective ouverte en Allemagne par les travaux de Fridrich Kittler. Pour l’auteur en effet, le cinéma de Vertov porte à un haut degré de complexité l’entrelacement des gestes humains et des appareils techniques, que ce soit dans les films eux-mêmes, bien sûr, mais aussi dans l’abondante production écrite léguée par le cinéaste. C’est là encore, comme dans d’autres textes du volume, le lien solide entre les dimensions épistémologique et politique du geste filmique qui se trouve ainsi mis en évidence.

Écrit par Frédéric Sabouraud, le second texte portant sur Dziga Vertov est sans nul doute l’un des plus originaux de cet ouvrage. Il prend en effet la forme d’un récit structuré comme un conte, qui entreprend de nous raconter « L’étrange rêve du square de la rue Pretchistenka ». On y retrouve Vertov au soir de sa vie, seul et oublié de tous, ivre mort et tâchant de se remémorer les étapes du parcours qui a fait de lui l’un des plus importants cinéastes de son siècle. Le texte mêle avec virtuosité, et un sens très sûr du récit, des éléments biographiques avec des considérations analytiques ou théoriques sur l’œuvre du cinéaste. Plus étonnamment encore, le récit déroule devant nos yeux la fiction d’un Vertov confronté en songe à l’époque qui est la nôtre, ses dispositifs, ses modes de relation, ses gadgets, ses fausses bonnes idées, son obsession de l’enregistrement, de la communication et du contrôle. Il en tire l’hypothèse que le cinéma fut un grand rêve dévoyé, formidablement dévoyé même, à la mesure des espoirs immenses que Vertov et ses films avaient pu faire naître à son égard.

 

Geste et langage

En ce sens, le texte de Frédéric Sabouraud vient clore à propos – tout en l’ouvrant à d’autres horizons interprétatifs – cette section de l’ouvrage, et préparer à la suivante, consacrée aux rapports entre geste et langage. Les trois contributions qui la composent s’emploient cette fois à dérouler la question à partir de cas d’étude précis, et fort différents. La première d’entre elles, écrite par Catherine Perret, se penche sur la figure de Fernand Deligny, théoricien et praticien de ce qu’il appelait « le geste nôtre ». Dans les films, les pratiques et les écrits de Deligny, la caméra est envisagée comme un outil pédagogique qui permet fondamentalement de relier les multiples participants au film qui font ainsi, et autour d’elle, « corps commun ». Pour Deligny, « camérer » (activement, collectivement) n’est pas filmer, et le geste comme l’outil filmique sont conçus comme des révélateurs de la dimension immédiatement et fondamentalement sociale du milieu humain, dont la caméra (comme outil) et le film (comme pratique et comme projet) assurent la fonction littéralement religieuse (étymologiquement, le latin religare renvoie à la notion du lien).

C’est à la langue des signes et à ses formes filmiques que se consacre le texte de Mathias Lavin, à partir du film de Jean Negulesco Johnny Belinda (1948). Partant de l’apparent paradoxe de la langue des signes comme « parole gestuelle », qui renoue dans le contexte du cinéma sonore avec l’idée d’une « solidarité du geste et de la parole », et même du geste comme parole, dont on pensait qu’elle avait peu ou prou disparu avec la fin du « muet », l’auteur montre bien comment le registre de gestualité silencieuse mobilisé par le film devient, dans le même mouvement, un registre d’expressivité, forçant les spectateurs à déplacer leurs attentes et, ce faisant, l’idée que l’on peut se faire de ce que le cinéma nous adresse, et de comment il le fait.

Enfin, la contribution d’Emmanuel Siety se consacre au film de Claude Lanzmann Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), et plus précisément aux résonances vertigineuses qu’y prend un geste, unique et très précisément situé, celui d’une main qui fend l’air, et, à partir de cet instant, réouvre par « cercles concentriques » sur un passé millénaire, celui de la persécution des juifs d’Europe, jusqu’au moment de son refus qui en constitue tout à la fois le geste inaugural, la clé de voûte mémorielle, et l’horizon inquiet.

 

Corps, médium, technique

La dernière section de l’ouvrage est dévolue aux rapports entre corps, médium et objet technique, et comment ces rapports sont diversement mais irrémédiablement traversés par la pensée et la sensibilité du geste. Richard Bégin y aborde tout d’abord ce dispositif technique et perceptif particulier que constituent les caméras GoPro, dont il retrace en premier lieu l’archéologie – ou en tout cas, une archéologie, qui pourrait prêter matière à discussion –, avant de développer plus en détails ce qui constitue pour lui l’une des grandes spécificités de ces caméras, produisant des images « somatiques » en prise directe et instantanée avec le corps qui les supporte. On assiste ainsi, pour l’auteur, à une superposition du geste filmé et du geste filmique, dont il s’emploie à démontrer le caractère novateur et, surtout, radical.

Christa Blümlinger évoque ensuite dans son texte les formes documentaires comme lieu d’un véritable travail du geste. Mobilisant les travaux de Marcel Mauss, et notamment ses Techniques du corps, pour mettre en évidence le double régime gestuel du cinéma (qui traverse le volume de part en part), elle montre à son tour combien le cinéma a été à la fois dépositaire et producteur de gestes – notamment ceux du travail –, et comment cette situation paradoxale lui a permis de problématiser doublement et dialectiquement ce dont il traite, et qui est le monde lui-même, dans toute sa diversité, son incohérence, sa fugacité, sa brutalité, son caractère transitoire et fuyant. À partir d’un corpus d’œuvres diverses, relevant tour à tour ou simultanément du champ documentaire, de l’avant-garde ou de l’installation muséale, l’auteure met en évidence autant de stratégies filmiques qui sont aussi des stratégies critiques, constituant l’envers des techniques de modelage du corps par l’extrême rationalisation du geste dans le champ de l'économie marchande.

En conclusion de l’ouvrage, enfin, Martine Beugnet s’interroge longuement sur les enjeux d’un geste contemporain, aussi anodin à première vue que chargé de significations lorsqu’on y prête une attention un peu soutenue : celui du balayage des écrans tactiles, dont son texte entreprend d’établir la phénoménologie à travers l’analyse du travail de deux artistes, Julien Prévieux (déjà abordé dans le texte précédent) et Thomas Hirschhorn. Au-delà de ces études de cas, ce texte ambitieux et très documenté entreprend de questionner, au prisme de la gestualité, les implications profondes et nombreuses d’un geste devenu désormais si banal qu’il est facile d’oublier la complexité des relations au monde qu’il instaure, implique, met en scène ou dissimule, en les ancrant jusque dans nos mémoires corporelles.

 

Ce résumé des contributions qui composent l'ouvrage permet de prendre la mesure de la variété et de la complémentarité des regards possibles sur une question comme celle du geste, qui parcourt diversement le champ des études cinématographiques, et sur laquelle l'horizon de l'exhaustivité est proprement inatteignable, la gestualité étant un enjeu perpétuellement recommencé. Il souligne, si besoin était, que le geste n'est plus seulement, en cinéma, une question strictement esthétique ou stylistique, quand bien même l'esthétique demeure d'une grande fertilité pour le penser. L'anthropologie, l'histoire, la théorie, mais aussi – et surtout, peut-être – le politique, sont des champs du savoir tout aussi concernés par les formes et les conceptions du geste, dont le cinéma a forgé dialectiquement la mémoire, les savoirs et les imaginaires.