Trajectoire de l’aventurier, du conquérant, n’acceptant aucune limite, aucune frontière, et qui franchit l’ultime avant de sombrer dans le chaos psychique et physique.

Œuvre inédite en France, publiée initialement en Espagne en 1992 à l’occasion des commémorations des cinq cents ans de la découverte du Nouveau monde, L’amirale des mers du Sud de Carlos Nine et Jorge Zentner est une bande dessinée surprenante dans le monde du Neuvième art. Commande faite aux auteurs, cet album revient sur un épisode particulier de la conquête de nouveaux territoires à l’époque moderne. Les deux auteurs argentins s’intéressent à la découverte des Philippines, et plus précisément les îles Salomon – une aventure singulière, méconnue – par Álvaro de Mendaña y Neira (1542-1595), explorateur espagnol ; le premier européen à établir le contact avec les populations polynésiennes. Comme le précise dans sa préface Lucas Nine, fils de Carlos, cette commande s’inscrit dans la commémoration spécifique de 1992 qui ambitionne de se placer en contrepoint de la légende noire espagnole, quand découverte et conquête de l’Amérique ne rimeraient plus avec destruction, violation et colonisation. L’espagnol Pedro Tabernero, critique, directeur graphique, éditeur et scénariste de bande dessinée, se charge alors de constituer la collection « Récits du Nouveau Monde » en faisant appel à des auteurs connus et reconnus tels que Lorenzo Mattoti, Alberto Breccia, ou Sergio Toppi et José Muñoz. L’amirale des mers du Sud, à l’origine Expediciones al Pacífico – La adelantada de los mares del Sur est le numéro 23 de la collection. Originalité de la commande, les deux auteurs, dont il s’agissait de la première collaboration, ne se sont jamais rencontrés. Carlos Nine a dû travailler à partir du scénario reçu par courrier, sans autre échange, et dans des délais très courts du fait des impératifs d’agenda. Des conditions à prendre en considération pour sentir le souffle épique qui parcourt l’Histoire et la micro-histoire de cet album sauvé des limbes par les Éditions de la Cerise.

1567, port de Callao, Pérou, Don Álvaro de Mendaña emprunte les voies de son destin qui le mène toujours plus loin depuis que Colomb a foulé ces nouvelles terres en 1492. Il emmène à son bord « cent cinquante ambitions vers l’ouest infini » pour un premier long périple couronné de succès : rencontre, méfiance et défiance, affrontements avec l’autochtone. Puis vient l’heure du retour, afin d’organiser des tractations pour organiser une nouvelle expédition et la colonisation des îles découvertes. Nouveau départ en 1595, quatre navires, 378 hommes et, fait rare pour l’époque, 98 femmes dont la mission était de peupler les nouvelles villes fondées. Alors commence le récit romanesque que tout lecteur attend quand il se confronte à un récit d’aventures en mer et d’exploration : errance, désespoir, joie, affrontements, maladie et épuisement des vivres, mutineries et dissensions, espoir et folie.

Carlos Nine (1944-2016) est peintre, sculpteur, cinéaste, illustrateur, auteur de bandes dessinées et considéré comme l’un des plus grands artistes argentins des dernières décennies. Il a tout d’abord collaboré avec la revue Humor, en Argentine de 1983 à 1990, il participe à la première mouture de Fierro (1984-1992), et se fait connaître en France avec L’écho des savanes. Auteur polymorphe, il est principalement connu pour des œuvres telles que Saubon : le canard qui aimait les poules (2000, Albin Michel, L’écho des Savanes) récompensé à Angoulême en 2001, Meurtres et châtiments (1991, Albin Michel) et Fantagas (1995, Delcourt). Jorge Zentner (1953) est quant à lui scénariste de bande dessinée et romancier. En 1997, il reçoit l’Alph-Art du meilleur album étranger pour Le silence de Malka, dessiné par Ruben Pellejero, et en 2000, Tabou reçoit le prix du meilleur scénario au Salon de Barcelone. Il collabore à nouveau avec Carlos Nine sur la série Pampa publiée entre 2003 et 2005.

Une explosion de couleurs : imaginaire et hybris de l’homme

Dans sa préface, Lucas Nine revient sur la genèse de cette œuvre détestée par son créateur tant elle fut source de problèmes et d’angoisses. En une métaphore savoureuse, il nous peint un Carlos Nine proche d’un autre grand conquistador : « l’image de mon père ne laissait pas de rappeler celle d’un Lope de Aguirre ayant sombré dans la folie […], à la dérive sur un radeau, porté par le torrent tumultueux de ses propres couleurs ». Mais cette métaphore osée en dit plus sur l’œuvre que sur le récit et enveloppe cet ouvrage d’une part de légende qui vient alimenter celle du récit historique. Du fait des contraintes de temps, Nine doit abandonner sa technique de prédilection faite de complexité et de rigueur (croquis au crayon, reproduction au calque, dessins au fusain remis au propre pour les dessins en couleurs, aquarelle) pour céder au désespoir et à l’inconscience, simplement guidé par les flots de l’aquarelle. Tel l’explorateur qui ne peut qu’errer sur les mers en espérant arriver à terre, Nine renonce à sa technique pour découvrir de nouvelles formes et des procédés distincts. Le lecteur se retrouve alors immergé et submergé par des vagues de couleurs, des cases presque luxuriantes qui rappellent l’imaginaire des îles, leur attirance et attractivité, comme pouvaient se les représenter flibustiers et conquérants du XVIe siècle. Bande dessinée peu bavarde, L’amirale des mers du Sud est paradoxalement une invite à la contemplation et à l’action, balancée entre les phases de tension et de suspension, suivant les flots et les rencontres.

L’irruption des tons rouges et ocres, parfois très soutenus, souligne les moments d’affrontement et de querelle, alors que ceux de jaunes et de bleus sont nettement plus contemplatifs, apaisants et nous invitent à la rêverie et à l’onirisme. L’usage de l’aquarelle et des traits quelque peu difformes ou imprécis peuvent surprendre le lecteur et, peut-être même le repousser, mais une fois ce recul dépassé, il se laisse emporter sur les flots de l’aventure et se retrouve face à une histoire qui fait partie de la grande, celle de l’humanité et de cette époque ardente et endiablée.

Narrateur omniscient intradiégétique : une « voix » étrange et l’importance de la figure féminine

Une des originalités est sans conteste le point de vue du narrateur. Cette voix omnisciente intradiégétique apparaît sans identité jusqu’à quelques pages de la fin du récit. Pourtant, elle nous conduit et nous emmène sur les pas de ces explorateurs-conquérants comme si nous étions un énième membre de l’équipage. À travers son regard, nous vivons les aventures, les incertitudes et les peurs comme s’il s’agissait de nos propres péripéties et sentiments. D’autre part, le récit, bien que linéaire, offre un revirement inespéré, pour l’époque, lorsque Isabel Barreto assume un rôle bien plus central. Peu développé tout au long du livre, ce personnage, qui semble n’être qu’un faire-valoir de Don Álvaro de Mendaña, s’épaissit au fil du récit et revêt finalement son habit qui le propulse sur le devant de la scène dans les dernières pages de la bande dessinée, au détriment du troisième personnage principal, le grand-pilote Fernández de Quirós. La clé de résolution se trouve présente dans le titre de l’album et se révèle immédiatement aux yeux du lecteur attentif, mais, bien qu’intrigante, il n’est pas aisé d’en saisir la teneur au commencement de la lecture. Ce glissement narratif, mais aussi visuel, avec ces traits qui deviennent plus fous et ces explosions de couleurs qui viennent saturer les pages, matérialisent l’hybris de l’homme, mais aussi de la femme, qui a, tout d’abord, guidé ces aventuriers vers la gloire et un destin fantastique, pour devenir finalement une fuite en avant de Mendaña et Barreto.

En somme, un album exigeant tant l’esthétique est singulière, voire déconcertante, mais si l’on parvient à se laisser embarquer, nul doute que les couleurs de Nine et la narration de Zentner sauront emporter le lecteur sur les flots de l’aventure et de l’Histoire.