L’aménagement du territoire est une pratique multiforme, dont les réalisations nombreuses permettent déjà de penser de manière contemporaine les villes à venir.

Le lecteur est en droit de se demander qui est visé par le titre de l’ouvrage. Qui est « Monsieur Urbain » ? Certainement pas uniquement Jean-Pierre Charbonneau, urbaniste, acteur impliqué de l’urbain durant des années, notamment comme chef de projet des Minguettes, à Vénissieux, puis dans d’autres ville (dont la Plaine Commune, c’est-à-dire Saint-Denis), y compris à l’étranger (Copenhague, Pondichéry…)   .

Nous aussi, chacun(e) d’entre nous, sommes « Monsieur urbain » dès lors que nous n’habitons pas seulement la ville, mais tentons d’y vivre et d’y organiser une existence parfois si courte, et si exposée à des dangers liés à l’urbain tel que conçu jusqu’à présent (pour la voiture ou pour la défense). Chacun(e) est donc ce « monsieur » urbain anonyme (qui pourrait évidemment être aussi « madame » urbain) qui se heurte à de nombreux obstacles dans ses parcours urbains et se trouve sollicité par des expériences parfois douloureuses. Surtout ces derniers temps. Disons depuis que le monde marchand étend encore plus son influence sur les moindres recoins de la ville. Que reste-t-il à « Monsieur urbain » pour jouir des espaces urbains dans lesquels il a choisi (ou non) de vivre ?

 

Une ville en mutation constante

Avant de répondre à cette question, il faut encore accorder à Baudelaire cette idée d’une ville en permanent changement. Ce que corrobore un entretien de Jean-Pierre Charbonneau, placé au centre de l’ouvrage, réalisé avec le paysagiste Michel Corajoud au Pavillon de l’Arsenal (Paris, en 2006). Quoi qu’il en soit de ces mouvements et mobilités de la ville, le sujet de l’urbain est devenu central dans l’action publique et le débat politique contemporains. Des savoirs se sont construits récemment. Ce que manifeste à l’évidence le terme générique d’urbaniste. Par lui, il faut entendre la mise en œuvre du rôle du concepteur travaillant sur l’évolution des territoires. Ce rôle s’inscrit dans un cadre politique, l’action urbaine restant toujours au centre de contradictions locales. Surtout, de nos jours, alors qu’on ne peut plus parler d’aménagement du territoire comme si celui-ci était unique, uniforme.

Trop de « projets » urbains se contentent de choisir du mobilier urbain à la mode, des matériaux inédits pour les sols ou de répandre des visions spectaculaires de la ville, incapables par ailleurs d’assurer l’évolution des usages. Il est plus facile, on le sait et le voit à chaque visite d’une ville, de placer du mobilier à certains endroits visibles dans une ville que de faire des projets, d’avoir une approche complexe d’un site urbain globalement conçu. De ce fait, les centres des villes se ressemblent partout. Or, le fonctionnement d’une rue est complexe, contradictoire, à l’image de la société urbaine. Les villes ne peuvent se réduire uniquement à des bâtiments, des rues, des paysages, des morphologies. Elles sont construites sur des histoires qui en orientent l’esprit autant que la forme. La vie sociale engendre des modes de vie, des comportements particuliers, notamment dans les espaces publics. Ce sont des histoires collectives qui produisent des principes, des capacités éducatives, des savoirs, etc. La réalité d’une ville, d’un lieu, est tissée de tout cela entremêlé, dans l’harmonie ou le conflit.

 

Le spectaculaire

Ne convient-il pas d’en finir avec l’urbanisme de spectacle ou spectaculaire, celui des faux bacs à fleurs et des matériaux à la mode, des luminaires qui éclairent la chaussée sans souci de la poésie des rues, des plantations qui doivent se voir tout de suite, des éléments préfabriqués trouvés chez Point P et imposés par les employés du Conseil général ou régional ? Foin des dalles, des pavés de granit ou de calcaire identiques partout, placés y compris sur les places de stationnement où ils recueillent les fuites d’huile, sur les voies où ils se déchaussent sous la pression des camions, etc.

Sous le coup des doctrines classiques, des sommes énormes ont été investies sans résultats concluants, afin de mettre le bâti au faux goût du jour. À la fin des années 1970, on a apposé des fresques sur les immeubles des années 1960, pensant que l’art allait égayer les pignons des barres d’habitation. En 1980, les revêtements de façades ont été remplacés par des isolations peu solides. En 1990, on a adjoint des balcons aux appartements, sans vérifier leur solidité. Puis on a résidentialisé ces mêmes barres d’immeubles… et les résultats sont toujours aussi désastreux. Ne faut-il pas d’abord renoncer aux solutions toutes faites et automatiquement appliquées à toutes les habitations, en élaborant des stratégies partant de l’existant, et tirant les leçons de ce qui est afin de l’améliorer.

Traiter de l’urbain demande d’aborder le réel, de s’intéresser au matériel et à l’immatériel, au mesurable et à l’allusif. Il convient d’apprendre à travailler sur une matière mouvante, dont la complexité et les contradictions mêmes font la valeur.

 

Le médecin de la ville ?

Ce qui ne va pas sans que l’urbaniste se prenne pour le « médecin » de la ville. Pour revenir sur les problèmes de la ville, cette expression n’est pas la meilleure possible, même en qualifiant cette médecine de « modeste ». Heureusement, l’auteur n’insiste pas sur ce type de métaphore. Il reconnaît plutôt que l’exercice de la compétence d’urbaniste s’accomplit par des dialogues, la compréhension des enjeux, techniques et sociétaux, la maîtrise des temps et de l’emboîtement des échelles, la capacité à créer des projets intégrateurs de la complexité, mobilisateurs et pertinents.

Alors ? S’attaquer à quoi ? À l’automobile ? À condition de se battre d’abord contre cette croyance qu’il est impopulaire de toucher à l’automobile. Car cela change. Les habitantes et habitants racontent de manière plus juste la réalité des modes de vie urbains. Ils sont prêts à juguler certains modes de transport. Le modèle hollandais ? Personne ne peut rouler à plus de quinze à l’heure ! Pourquoi pas. Mais sans que cela devienne un modèle obligatoire (comme le sont les ronds-points). De toute manière, la réponse est plurielle et mobilise des décisions concernant les transports, le stationnement, l’aménagement, l’habitat, l’urbanisme, le foncier, les qualités, la vie quotidienne dans sa diversité, etc. Penser la rue, c’est penser aussi les usages publics, les pompiers, le nettoiement, la plantation d’arbres, les bancs, les réseaux, etc.

Autre hypothèse : devons-nous nous attacher aux mutualisations ? On comprend les soucis fréquents de développement à l'échelle locale, mais ils se soldent trop souvent par des ajouts : un musée en plus, un site nouveau, un bâtiment indépendant, etc. Et si on mutualisait plutôt les réalisations et les moyens ? Si les projets étaient reliés. En un mot, au lieu de croire en la vertu du nouveau, ne faudrait-il pas mieux éviter les intentions irréfléchies, les volontés politiques guidées par un souci électoral, les énergies mobilisées puis déçues, tout ce qui conduit à des résultats insatisfaisants (Alésia, Athènes…).

Doit-on s’attaquer à la gentrification ? Pourquoi pas aussi, mais cela ne peut s’accomplir par interdits et par règlements. À la complexité ? Mais elle est rarement comprise. Elle induit des moyens humains, financiers et de gouvernance spécifiques. Pour réussir en cet aspect des choses urbaines, il faut de la cohérence entre la volonté politique et l’approche urbaine et opérationnelle conduite par les services de la collectivité. Et sans doute quelque participation et concertation.

Si l’on entend bien Charbonneau, au lieu de tout casser, puis de tout refaire, mieux vaut prêter attention à ce qui existe déjà et qui peut être conservé. Et concevoir des projets qui intègrent ces éléments et les renouvèlent. Les solutions sont aussi multiples que les situations. On peut aussi faire des économies par ce biais.

L’objectif de l’auteur, dans ces quelques 47 chroniques publiées dans Urbanisme, Tous Urbains, et ailleurs, est de recentrer l’urbain sur des approches globales. L’urbanité ne se décrète pas. Il se méfie en permanence des recettes, ne croit pas en des absolus, ni en des terres vierges : « Je crois à un travail profond, continu, tous azimuts ». Et Michel Corajoud d’ajouter au propos de Charbonneau : « Je pense qu’aujourd’hui les réponses sont à trouver au cas par cas ». Avancer ensemble n’est possible qu’à partir d’éléments concrets. C’est la seule méthode efficace, permettant de chercher des solutions sur le socle de ce qui nous est commun, et qui est toujours plus important qu’on ne le croit.

Chaque fois, des solutions adaptées à la personnalité de la cité doivent être trouvées. Non seulement le contexte urbain n’est jamais le même, mais tel projet pertinent ici sera un contresens ailleurs. D’autre part, les capacités financières ou de maintenance, les techniques utilisées, les ressources humaines sont différentes. En ce sens, l’aménagement du territoire vu comme une politique généralisable serait non seulement une illusion, mais ne favoriserait pas les pratiques de l’urbain. Chaque aménagement exige d’être contextualisé. L’aménagement demande de fixer des objectifs pertinents par rapport à la situation et aux moyens afin que l’on ait des chances d’améliorer ce qui doit l’être dans des temporalités adéquates. Il convient de savoir enfin que l’on ne peut agir en croyant que nous allons finir la ville. L’on peut aussi laisser les changements advenir, ne pas décider maintenant de choses dont on n’a pas les clés, permettre le mûrissement, donc le temps. Le temps qui est bien un des matériaux de la transformation urbaine. Il requiert de la patience, des coordinations, des passations, des visées à long terme.