François Dosse revient sur sa biographie de Pierre Vidal-Naquet, historien éclectique et intellectuel engagé dans la Cité.

François Dosse, historien, professeur des universités à l’Université Paris-Est Créteil et chercheur invité à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), signe une biographie de Pierre Vidal-Naquet aux éditions La Découverte. Il revient à cette occasion sur les traits majeurs de cet historien attentif aux événements du second XXe siècle. François Dosse en profite également pour évoquer le style biographique auquel il porte une affection particulière comme il nous l’avait déjà confié en 2011.

 

Nonfiction.fr : Quelle place occupe cette nouvelle biographie que vous consacrez à Pierre Vidal-Naquet par rapport à vos autres biographies, notamment celle de Pierre Nora ?

François Dosse : Au fil de mes recherches, j’ai réalisé avoir un goût réel pour le genre biographique qui était il n’y a pas si longtemps encore un genre honni pour « plumitifs de l’historiette ». En fait, s’attacher à restituer la singularité des parcours est tout au contraire une bonne école de la complexité, d’autant que ce que je vise avec ces biographies intellectuelles, que ce soit celle consacrée à Ricoeur, à Certeau, à Deleuze & Guattari, à Castoriadis, à Nora et à Vidal-Naquet, c’est une réflexion qui tente d’articuler, sans aucun réductionnisme, des éléments propres à la vie de chacun, leur œuvre, et leurs prises de positions dans la Cité. Ces parcours biographiques ont en commun le fait de choisir des personnalités aux multiples facettes qui transgressent les frontières disciplinaires pour répondre à des questions essentielles qui les taraudent.

Vous me demandez s’il y a un lien avec ma biographie de Pierre Nora, cela relève de l’évidence. Ils sont tous deux de grands historiens et de grands intellectuels. Ils ont préparé ensemble l’agrégation d’histoire et ont créé ensemble une revue de littérature et de poésie en 1948, adoubée par René Char, la revue Imprudence. Ils n’ont jamais cessé d’être en relation, certes parfois très tendues. Tous deux appartiennent à des familles juives bourgeoises très assimilées et le parallèle est passionnant car un des Pierre, Nora, appartient à une famille miraculée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’autre Pierre, Vidal-Naquet, a perdu en mai 1944 son père et sa mère, arrêtés par la Gestapo et terminant à Auschwitz.

 

Nonfiction.fr : Vous qualifiez Pierre Vidal-Naquet d’« intellectuel dreyfusard ». Est-ce cette dimension qui vous a encouragé à écrire ce livre ?

François Dosse : Ce n’est pas la raison première, mais c’est une dimension essentielle dans le cas de Vidal-Naquet qui a incarné cette posture de défenseur de la vérité et de la liberté dans toutes les causes qu’il a défendues. L’Affaire Dreyfus est en effet matricielle dans son cas. Il rappelle lui-même ce moment-clé en 1942 – il a alors 12 ans – lorsque son père Lucien lui a raconté l’injustice dont a été victime le capitaine Dreyfus, insistant surtout sur l’iniquité du jugement du Tribunal de Rennes qui l’a jugé coupable tout en ayant connaissance du dossier qui l’innocentait, pour des raisons d’État.

Sa famille a d’ailleurs été très engagée dans l’Affaire. Son père, avocat, est le fils d’un avocat, Edmond, qui a été signataire du troisième Appel des intellectuels paru dans L’Aurore. En tant qu’historien, Vidal-Naquet a œuvré à une meilleure connaissance et intelligibilité de l’Affaire et, surtout, à chaque fois que la découverte de la vérité était refoulée au nom de la raison d’État, il s’est indigné publiquement, soucieux de ne pas se laisser aller au « silence de l’abjection » comme l’y invitait un Chateaubriand.

 

Nonfiction.fr : L’engagement de Pierre Vidal-Naquet recouvre de nombreux domaines : la littérature, le journalisme, la politique ou encore la géopolitique. Vous montrez pourtant qu’à aucun moment il ne s’est éloigné des méthodes et de la rigueur et de l’historien. Est-ce pour cela que sa parole avait un tel impact ?

François Dosse : En effet, Vidal-Naquet a utilisé tous les supports possibles pour faire valoir les causes qu’il défendait. Dans le domaine de l’édition, il entretenait une relation privilégiée avec Jérôme Lindon chez Minuit, et avec François Maspero chez lequel il animait une collection savante sur l’histoire de l’Antiquité. Il a aussi beaucoup utilisé la presse, multipliant la publication de libres opinions, notamment dans le quotidien Le Monde, nouant des relations d’amitié avec le rédacteur en chef de l’époque Robert Gauthier.

Il y a chez lui un personnage toujours double, l’intellectuel engagé, passionné, qui est un combattant de la cause qu’il défend et en même temps il entretient une distance critique, un souci d’objectivation qui lui vient de sa posture scientifique d’historien qui doit rester maître de ses affects pour mieux servir la cause de la vérité. Le cas de l’Affaire Maurice Audin (ce mathématicien torturé et assassiné à Alger par l’armée française qui a fait croire à une évasion) est exemplaire sur ce plan. C’est son premier livre, publié en 1958, produit d’une très minutieuse enquête au cours de laquelle il invite l’épouse de Maurice Audin, Josette, militante communiste, à ne pas faire état de ses positions anticolonialistes, mais d’en rester à la restitution la plus authentique, factuelle de ce qu’elle sait de l’Affaire. C’est en tant que jeune agrégé d’histoire que Vidal‑Naquet entend apparaître comme auteur de cette publication, mettant ainsi ses compétences scientifiques au service du combat pour la vérité.

 

Nonfiction.fr : Qu’a-t-il apporté à l’histoire de la Grèce ancienne ? Est-ce son éclairage sur les représentations ou davantage sa volonté d’aborder la société grecque comme un « fait social total » ?

François Dosse : Son apport est essentiel sur ce plan. Il a renouvelé le regard sur la Grèce antique. Il n’est pas seul car ce renouvellement est le fait de l’école de Paris qui avait son Centre, le Centre Gernet créé par Jean-Pierre Vernant. Les spécialistes de l’Antiquité de ce Centre ont promu une anthropologie historique de la Grèce ancienne qui se donnait pour objectif de retrouver la singularité de l’homme grec sur lequel on avait tendance à projeter nos catégories modernes pour voir en lui le berceau de notre société contemporaine. Ce qui a conduit Vidal-Naquet à l’histoire a été cette ambition d’une histoire totale, et il accomplira dans le domaine grec le postulat de Marcel Mauss selon lequel il faut envisager la prospection historique comme « fait social total ». Il aura ainsi mené des études particulièrement érudites aussi bien sur l’économie, le politique, bien sûr, avec la réforme clisthénienne, que sur les représentations, sur l’imaginaire grec, avec son analyse du mythe platonicien de l’Atlantide, en passant par ses analyses sur les tragédies grecques.

Sa singularité aura aussi été de donner une visibilité aux muets de cette histoire, aux parias du miracle grec, les esclaves, les artisans et les femmes. Son apport est sur ce plan essentiel. On ne peut plus lire la société grecque après Vidal-Naquet comme avant, mais ce qu’il a surtout apporté, et sur ce plan il aura été un grand innovateur, c’est la promotion de la dimension historiographique en un moment où ce domaine était très peu représenté dans l’université. Il a surtout montré qu’avec cette dimension historiographique, on prend en considération la mémoire collective, ouvrant un vaste champ d’investigation qui est celui des usages du passé dans le présent des sociétés, ce que l’on appelle le futur du passé, le futur antérieur. Il ouvrait ainsi les voies à ce qui est admis aujourd’hui, l’histoire du temps présent conçue non pas comme simple histoire immédiate, mais comme le travail du passé à l’intérieur même de notre présent.   

 

Nonfiction.fr : Au-delà de sa période, il a aidé de nombreux chercheurs dans leurs travaux comme Benjamin Stora, Raphaëlle Branche ou encore Valérie Igounet.

François Dosse : Vidal-Naquet a en effet aidé toute une génération à prendre place dans l’université. Son avis était très entendu dans les institutions dans lesquelles il œuvrait avec détermination et passion pour ses disciples, l’EHESS et le CNRS. Il a beaucoup consacré de son énergie et de son temps à la carrière de ses doctorants. De plus, comme il a été autant un historien de l’Antiquité que du temps présent, il a pu aider aussi bien des antiquisants comme François Hartog que des contemporanéistes comme Gilbert Meynier, spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie. Ma plongée dans ses archives, très abondantes et déposées à l’EHESS, comme mon enquête orale auprès des témoins, m’ont montré la force passionnelle de cet engagement auprès de ses proches. Quant aux recherches menées par ses doctorants, les archives révèlent aussi un encadrement extrêmement exigeant et méticuleux.

 

Nonfiction.fr : Dans Le Pari biographique, vous insistiez sur la nécessité pour le biographe de se tenir à distance de son sujet. Pensez-vous y être parvenu ici et quelles sont les précautions à mettre en œuvre pour y parvenir quand l’on traite pendant plus de 500 pages de la vie d’un homme ou d’une femme ?

François Dosse : Tenir à distance le sujet biographié n’est pas la condition suffisante d’une biographie réussie. Il faut se tenir à juste distance entre l’extériorité par rapport au sujet que l’on choisit et le transport nécessaire, la forte empathie qui importe tout autant. Facile à dire, moins facile à réaliser, car on penche inévitablement ici et là dans le sens d’une identification trop forte du biographe par rapport à son sujet biographié ou l’inverse, une trop faible empathie. Il est tout aussi important que le biographie soit porté par la passion, l’affect et mobilise cette dimension pour mieux comprendre la pensée de celui dont il retrace le parcours. Il y a là une relation biographique qui fait tout l’intérêt de cette expérience qui n’est pas seulement intellectuelle mais sensible.

Évidemment, le danger est de tomber dans l’écueil de l’hagiographie. Pour l’éviter, il faut rester intègre, honnête, et ne pas occulter des vérités factuelles qui pourraient venir gêner une forme de dévotion idéale, une héroïsation du sujet biographié.

Dans le cas de ma biographie de Vidal-Naquet, je crois m’être tenu à cette juste distance, même si je suis le plus mal placé pour en juger, car, comme je l’explique dans mon avant-propos, je n’avais pas a priori une particulière sympathie pour l’homme que je n’avais que peu croisé. Cette distance principielle m’a sans doute été utile dans la réalisation de cette nouvelle biographie, mais c’est au lecteur d'en juger.