Le philosophe et journaliste Roger-Pol Droit choisit la forme romanesque pour traiter le duel entre Voltaire et Rousseau au cœur des Lumières.

Le XVIIIe siècle est à la mode ; on s’interroge notamment sur son actualité, et la façon dont il nous aide à lire notre présent, comme Antoine Lilti dans son essai récent sur L’Héritage des Lumières. Les relations entre Voltaire et Rousseau, deux icônes de cette époque très riche, en révèlent bien toutes les tensions et toutes les contradictions. Elles ont fait couler beaucoup d’encre, dans un débat où chacun choisit son camp, ou refuse au contraire de trancher, comme dans la fameuse chanson de Gavroche dans Les Misérables (1862) de Victor Hugo : « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau ». Ceci pourrait presque figurer en exergue du roman de Roger-Pol Droit, qui a préféré deux citations contradictoires des deux auteurs sur la question du bonheur, au cœur, elle aussi, du siècle des Lumières, à tel point que Robert Mauzi lui a consacré un livre essentiel paru en 1960, L’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIe siècle.

En choisissant la forme romanesque, l’auteur donne corps aux idées et aux débats et propose un parcours très vivant dans l’existence des deux philosophes, qui n’eurent jamais l’occasion de se rencontrer, et dans l’histoire de la littérature et des idées au siècle des Lumières.

 

Une construction alternée

Roger-Pol Droit construit son roman sur un mode alternatif, en commençant par l’automne 1729 et la relation entre le jeune Jean-Jacques Rousseau, né à Genève en 1712, et Madame de Warens (il l’appelait « Maman » et elle le nommait « Petit »). Elle lui fait découvrir La Henriade de Voltaire, né en 1694, qui fait naître en lui une admiration sans mesure pour son aîné, que l’on découvre au chapitre suivant, à la même époque, à Nancy, pour faire fortune en souscrivant aux actions du grand duché de Lorraine.

« C’était sa loi : jouer. Jouer à jouir, jouir de jouer, jouir de soi, des autres, des hasards, des méprises. Jouir des sentiments, des ruses, des candeurs, des bons mots. Jouir des femmes, de leurs cons si divers, de leur cul si serré, de leur bouche si tendre. Jouir des parfums, des vins, des étoffes, du théâtre du monde et des tragédies en particulier. Sans compter le plaisir d’être riche, la joie d’être célèbre, l’ultime délice d’être complimenté, courtisé, redouté. Le seul secret se tenait là, clé de tout le reste. Il avait tout fait pour parvenir à la gloire. Il ferait tout pour aller plus loin… et y rester. »

Le lecteur suit Rousseau et Voltaire dans leur vie quotidienne, mais aussi leurs humeurs, leurs amours, les anecdotes fondatrices d’une existence et d’une pensée.


 

Une histoire littéraire illustrée et vivante

Cette relation, qui va bientôt virer à la haine, est replacée dans son contexte intellectuel et social. Roger-Pol Droit livre une belle histoire du XVIIIe siècle « expliqué à ma fille », comme il l’a fait déjà pour les religions ou la philosophie, avec un sens très pédagogique de la vulgarisation. Il fait la part belle à certaines figures féminines importantes des Lumières : Émilie du Châtelet, Louise d’Épinay, Sophie d’Houdetot, mais aussi Thérèse Levasseur, la lingère qui fut la compagne de Rousseau. Rousseau fut d’abord l’ami de Diderot, et c’est en allant lui rendre visite dans sa prison, qu’il lut dans le Mercure de France le sujet mis au concours par l’Académie des sciences et des lettres de Dijon, pour son prix de morale de 1750 : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. ». C’est alors qu’il décide de « dénoncer vains savoirs, néfastes connaissances, œuvres inutiles, divertissements destructeurs, pouvoirs usurpés, servitudes atroces », ce qui provoque l’enthousiasme de Diderot : « Justement, voilà un délicieux paradoxe ! […] Pas question, mon Jean-Jacques d’être sérieux ! Il suffit d’être fameux ! Si tu cries contre le progrès, le scandale est prévisible, donc le succès ! On ne parlera plus que de toi ! » Voltaire ne prend pas la mesure de la notoriété croissante de Rousseau. Il tient son succès pour une mode passagère.

Pour résumer l’amitié impossible entre les deux philosophes, l’auteur imagine pour finir un dialogue entre Mme Necker et le mathématicien d’Alembert qui emploie « une figure simple […], celle des parallèles, qui par définition ne peuvent se rencontrer ». Il développe ainsi sa pensée, illustrée par tout le roman :

« Voltaire aime le luxe, Rousseau le refuse. […] L’un est chez lui dans les salons, l’autre dans les bois. L’un vit au théâtre, l’autre refuse qu’on y entre ! J’irais jusqu’à dire qu’ils n’ont pas du tout la même manière d’aimer, de désirer, d’être en relation avec les femmes et avec leurs semblables. Une immédiate sociabilité mais qui n’engage presque à rien, même si elle est chaleureuse et charmante, c’est le signe de Voltaire. De la défiance, de la timidité ne laissant place que lentement à une amitié toujours forte une fois nouée, voilà le monde de Rousseau. L’un commence par tout partager, sans jamais se départir de sa lucidité. L’autre se donne peu à peu, mais s’abandonne tout entier. »

Ce dernier chapitre est sans doute le meilleur du roman par son art de la synthèse et de la formule, avant l’épilogue qui nous apprend plaisamment que, dans la crypte du Panthéon où leurs cercueils furent transférés à quelques années d’intervalle à la fin du XVIIIe siècle, leurs tombes sont séparées par vingt-cinq mètres trente.

 

Le premier roman de Roger-Pol Droit est donc un régal pour ceux, nombreux, que le siècle des Lumières passionne et nourrit intellectuellement. Il donne envie de lire et relire ces deux auteurs phares mais aussi leurs contemporains moins connus comme La Mettrie par exemple, auteur de L’Homme-machine et de L’Art de jouir, que Voltaire a rencontré à la cour de Frédéric II de Prusse.